Intervention de Mohamed Sifaoui

Commission d'enquête menace terroriste après chute de l'Etat islamique — Réunion du 10 avril 2018 à 14h20
Audition de M. Mohamed Sifaoui journaliste-écrivain-réalisateur dirigeant de la société terromag

Mohamed Sifaoui, journaliste-écrivain-réalisateur, dirigeant de la société Terromag :

Mon analyse se fonde sur une approche initialement académique qui s'est ensuite appuyée sur un travail de terrain, à vocation journalistique. Je tiens à vous exposer la méthodologie que je n'ai eu de cesse de suivre depuis une trentaine d'années afin d'essayer de comprendre la réalité de la menace terroriste islamiste. Mon étude n'est pas liée à un contexte exclusivement franco-français, ni à une actualité plus ou moins récente. À ce jour, je continue de suivre l'évolution du terrorisme islamiste dans son contexte international et de me pencher sur l'histoire de ce phénomène en essayant de revenir le plus en amont possible afin d'en saisir les véritables contours. J'ai commencé à m'investir sur le sujet à la fin des années 1980, en m'intéressant d'abord aux islamistes algériens, puis à ceux des autres pays maghrébins - notamment tunisiens et marocains. Naturellement, le terrorisme qui a frappé l'Algérie à partir de novembre 1991 allait représenter pour moi un cas d'école. D'ailleurs, je crois que nous n'avons pas suffisamment étudié les modes opératoires et les logiques de ces groupes algériens. Ils avaient très tôt - dès 1993 - ciblé la France. Il faut garder à l'esprit qu'il y a un continuum idéologique entre le terrorisme qui a ciblé la France au cours des années 1990, celui qui a ciblé ensuite l'Occident et le monde entier, y compris musulman, de manière générale, durant les années 1990 et 2000, et enfin celui que l'on connaît sous la forme actuelle.

Le terrorisme auquel nous faisons face aujourd'hui n'est pas le fruit d'une génération spontanée, ni le résultat d'un fait ponctuel lié par exemple à la naissance de Daech. Cette organisation n'a fait en réalité que révéler et amplifier un phénomène existant en France depuis plusieurs années. Pour comprendre le terrorisme islamiste, il faut l'appréhender de manière globale. Il faut ainsi se méfier des analyses ne prenant en compte que le contexte franco-français.

L'islam, au niveau mondial, est largement phagocyté, et j'assume ce mot, par deux pensées extrémistes, et souvent violentes, au caractère incontestablement politique. Ces deux pensées ont politisé et idéologisé l'islam. Elles ont fait de l'islamisme une norme, et de ses préceptes des référentiels. Ainsi, au nom de l'islam, les différents courants islamistes ont livré à leurs adeptes la position à adopter - par exemple face à des valeurs comme la démocratie, la laïcité, les droits de l'Homme ou face aux autres religions. La pensée wahhabite - celle inspirée et propagée durant de longues années par l'Arabie saoudite - et la pensée des Frères musulmans, confrérie née en 1928 - sont les deux logiques qui ont pris en otage la religion musulmane et les musulmans eux-mêmes. Cette réislamisation d'une grande partie du monde musulman et des populations musulmanes vivant en Occident, selon des logiques extrémistes, est le résultat d'une campagne de prosélytisme de ces deux écoles. Même si, parfois, elles ont eu des positions antagonistes, elles ont systématiquement recherché les mêmes objectifs. Ce sont ces deux pensées qui constituent le coeur de la doctrine salafiste qui comporte, il est vrai, plusieurs courants. Toutefois, ils se rejoignent tous en un élément essentiel : l'islam est considéré par les adeptes du salafisme comme un absolu englobant et ses textes doivent en toute circonstance et en tout lieu supplanter les législations et les lois. Le terrorisme - c'est-à-dire le djihad - vise en définitive soit à assoir cette vision binaire du monde, soit à l'imposer sinon à punir ceux qui ne se soumettent pas à cette même logique ou ceux qui la combattent.

En France, le salafisme est représenté par les deux tendances précédemment citées. S'agissant de la dangerosité du salafisme, il y a de grandes divergences dans les milieux universitaires et journalistiques. Certains disent qu'il ne faut pas confondre le salafisme dit quiétiste et le salafisme dit djihadiste. En ce qui me concerne, je pense que la différence entre les deux est insignifiante. Il est même faux d'affirmer qu'il existerait un salafisme quiétiste ou pacifiste. D'ailleurs, ces qualificatifs ne sont pas utilisés par les salafistes eux-mêmes. Ce sont souvent des observateurs occidentaux qui les affublent complaisamment de ces adjectifs.

Les idéologues des salafistes dit quiétistes n'ont jamais expurgé la doctrine de sa dimension violente. Pour eux, le djihad est consubstantiel à leur doctrine, même si un salafiste quiétiste va subordonner son action violente à des conditions sur lesquelles nous pourrons revenir. Aussi, à mes yeux le salafisme représente-t-il une menace car il est désormais une menace stratégique. Il y a en France, selon les estimations, quelque 35 000 à 55 000 islamistes se reconnaissant dans les différentes doctrines salafistes - les uns, Frères musulmans, les autres, wahhabites, voire pour les Pakistanais, l'école dite Déobandi qui est la version salafiste appliquée dans le sous-continent indien. Il y a également les courants du Tabligh qui jouent historiquement un rôle prosélyte important, constituant souvent l'antichambre du djihadisme.

La première menace du salafisme est évidemment la violence qu'il peut engendrer ou légitimer. Mais d'autres menaces existent, y compris celles produites par les groupes dits quiétistes. Ceux-ci participent notamment à rompre le lien social : en empêchant une cohabitation saine et pacifique entre enfants d'une même nation, par leur prosélytisme, et en refusant parfois de condamner clairement et vigoureusement le terrorisme, ils alimentent directement ou indirectement les groupes violents. De plus, le salafisme, quand il ne fait pas l'apologie du terrorisme, promeut des idées antidémocratiques, anti-laïques, homophobes, misogynes et antisémites, qui participent à fissurer, voire à fracturer la société. Par un jeu de réaction, il alimente les populismes et sert à justifier chez certains le rejet général du musulman, qui à son tour risque d'adopter face à ce rejet une attitude de repli et de communautarisme. Si nous voulons régler à long terme la question du terrorisme, il nous faut aussi casser cette spirale qui déstabilise notre société. Je parle souvent de la matrice idéologique de ce terrorisme, en l'occurrence l'islam politique. Un exemple : le terroriste islamiste n'agit jamais si une référence théologique ou supposée telle, si des figures charismatiques ou morales, toutes affublées abusivement de titres de « savants », ne légitiment pas la notion de guerre d'un point de vue religieux. L'action terroriste est perpétrée au nom d'un dieu selon les recommandations d'un pseudo-sachant qui jouit d'une certaine aura. Je parle également de matrice idéologique car tous les courants islamistes légitiment à un moment ou un autre le djihad qui, selon les écoles, doit obéir à certaines conditions. De manière schématique, s'il n'y a pas d'islam politique, il n'y a pas de djihad. En revanche, là où il y a un islam politique, il y a toujours un risque élevé de voir des actions terroristes surgir à terme, à un moment ou un autre, au nom de ce même djihad.

Comment combattre cette matrice idéologique ? Il est nécessaire d'identifier clairement les groupes et courants qui incitent directement à la violence ou préparent l'individu à l'accepter comme mode de contestation. On connaît la manière directe de faire de l'apologie du terrorisme. Elle passe par sa justification claire et explicite. La façon indirecte repose sur la notion d'auto-victimisation et sur l'exacerbation de la posture victimaire. Par ce biais, on légitime une action violente, presque comme s'il s'agissait d'une situation de légitime défense. À force de laisser s'installer un discours du type « tous les Juifs de France soutiennent Israël qui mènerait une guerre aux Musulmans », on finit par avoir une attaque contre une épicerie casher. Le terroriste est ainsi convaincu, même en assassinant des civils en France qui sont par ailleurs ses propres compatriotes, d'agir en légitime défense pour soutenir ses frères de foi en Palestine.

Or, il y a des mouvements islamistes français qui, tout en condamnant dans leurs communications officielles le terrorisme, distillent ce genre de prêt-à-penser. Ils participent ainsi aux attaques contre la République française, souvent dépeinte, par ces mêmes milieux, comme « raciste » et « intolérante » à l'égard des musulmans.

Parmi les solutions, il faut assumer le combat idéologique. Il est nécessaire de s'emparer de cette thématique lorsque l'on se réclame de la République et de la démocratie pour ne pas laisser cette question entre les mains des populistes de droite comme de gauche. La position politique consiste à opposer clairement et fermement aux groupes salafistes une réaffirmation des valeurs de la démocratie, de la laïcité, de l'antiracisme et de l'État de droit, qui ne doivent pas être négociées.

Il est nécessaire aussi d'interdire, sans trembler et en assumant les polémiques, certaines organisations. L'une des erreurs majeures faites par les gouvernements précédents depuis une trentaine d'années consiste à considérer l'UOIF - cette branche française des Frères musulmans - comme un interlocuteur crédible et sérieux des pouvoirs publics. Or, sur le terrain, s'ils n'appellent pas explicitement au terrorisme, ils préparent les esprits à l'accepter et à s'en accommoder, en encourageant cette même posture victimaire. La meilleure preuve que je puisse donner c'est de vous inviter à voir leurs références idéologiques. Ainsi Youssef al-Qaradawi, prédicateur égyptien, abrité et financé par le Qatar, a-t-il, au cours de ces dernières années, multiplié les déclarations antisémites. Il a ouvertement légitimé dans certains cas l'utilisation des opérations kamikazes comme mode opératoire. Cet individu, par ailleurs président du conseil européen de la Fatwa, est une référence essentielle pour cette organisation. Plusieurs de ses partenaires étrangers sont du même tenant idéologique. Il me semble que la littérature islamiste largement disponible dans les librairies dites musulmanes et, par ailleurs, largement diffusée sur internet et les réseaux sociaux, doit être combattue par des politiques de contre-narration qui doivent être mises en place. L'islamisme dispose depuis plusieurs années de ressources. Le contre-discours est quasiment inexistant en langue française. Nous n'arrivons pas à sensibiliser les pouvoirs publics sur la nécessité de le développer à travers des acteurs associatifs crédibles et sérieux. Il doit également être procédé à l'expulsion d'imams étrangers, le plus souvent autoproclamés et n'ayant aucune formation académique ou théologique reconnue, propageant des idées susceptibles de rendre des esprits fragiles ou déstructurées, voire des personnes en quête d'aventures héroïsantes, perméables à la violence et au terrorisme.

Je crois également que la fermeture de lieux dits de culte doit se poursuivre à un rythme plus conséquent. Nous avons une centaine de lieux de culte référencés comme salles dirigées par des salafistes. Ces fermetures doivent intervenir d'autant que la législation le permet. En outre, des réunions de prosélytisme, d'embrigadement sont souvent organisées dans des appartements. Les services de renseignement en sont conscients et je pense qu'il y a des choses à faire à ce niveau, y compris sur le plan législatif. On peut débattre de la question sensible de la criminalisation du corpus salafiste.

Sans aller dans le détail du plan national de prévention de la radicalisation, présenté par le Gouvernement en février 2018, il semble relever d'une politique ambitieuse et volontariste. Il faut l'encourager et veiller à sa mise en pratique effective. En revanche, ce que j'observe depuis plusieurs années sur le terrain - et les élus locaux en savent quelque chose -, me pousse à dire qu'il est nécessaire de lancer autre chose : un vaste plan national sur plusieurs décennies en vue de démanteler tous les ghettos ethno-religieux qui pullulent sur le territoire. Je pense à tous ces « Molenbeek » français, toutes ces zones de non-droit où la République est absente et qui sont autant de lieux où sont formés les terroristes par l'existence du communautarisme, de l'islam politique, de l'embrigadement, du malaise social, économique, de la délinquance, du trafic de drogue, de la circulation d'armes, etc.

Si l'islamisme est le fil qui relie tous les terroristes qui ont frappé en France ou ailleurs, les ghettos ethno-religieux représentent l'autre dénominateur commun, souvent oublié ou minimisé. Presque systématiquement, on observe dans ces ghettos, où il n'y a plus de diversité sociale ou ethnique, où il y a une démission quasi-totale parfois des pouvoirs publics, une pénétration du salafisme qui côtoie la petite ou moyenne délinquance pour recruter des jeunes souvent en échec scolaire et en totale perdition. On trouvera toujours des contre-exemples pour affirmer que le terrorisme islamiste vient également des petites agglomérations ou des campagnes - ce qui est vrai. Mais ces particularités sont loin de représenter quelque chose de significatif sur le plan statistique.

La puissance publique, de manière directe ou en passant par des associations, des psychologues, peut-elle, par des opérations de sensibilisation et de pédagogie, pousser un individu à se désengager de l'action terroriste ? Pour moi, la réponse est non. Il est impossible de pousser une personne contre sa volonté à renoncer au terrorisme par le seul dialogue. Les soi-disant résultats obtenus par des associations qui ont construit des bilans d'autocongratulation ont visé des jeunes qui avaient montré des signes ou des attitudes de radicalisation, mais qui n'avaient aucune assise idéologique, aucune conviction réelle dans l'islam idéologique. Ils étaient davantage dans le mimétisme et l'euphorie entraînante d'un groupe ou d'une amitié ou sous l'emprise de sentiments amoureux. Pourquoi les actions de déradicalisation sont-elles vouées à l'échec ? Si la radicalisation est le résultat d'une adhésion à un supposé appel divin, par l'intermédiaire de mentors religieux souvent charismatiques, comment peut-on espérer qu'un psychologue - aussi brillant soit-il - qu'un éducateur ou qu'un acteur associatif - a fortiori méconnaissant totalement le dogme islamique - puisse disposer d'arguments pour faire face à un discours qui se revendique du divin - et ainsi le déconstruire ? Cet appel propose en outre ce qu'aucun État ne peut offrir : l'aventure héroïsante et, au bout, la promesse d'un paradis éternel avec son lot de récompenses à même d'atténuer ou de combler toutes les frustrations des personnes endoctrinées. Il faut faire preuve d'humilité et se dire qu'il y a des personnes qui seront irrécupérables et qui ne pourront se désengager que dans le cadre d'un cheminement personnel similaire, mais inverse à celui qui les a amenées à s'engager dans le djihadisme. Ces logiques de déradicalisation sont en outre nées en Arabie saoudite où l'on ne demandait pas aux terroristes de renoncer au djihad et de le bannir, mais de ne pas le pratiquer contre son propre pays ou contre les musulmans.

Pour conclure, je pense qu'il faut investir le champ de la prévention primaire. Il faut prémunir cette jeunesse ciblée par le discours islamiste et qui n'a pas encore répondu à l'appel. Il faut la rendre imperméable aux tentations obscurantistes. S'agissant des services de renseignement, je pense qu'il faut faire évoluer les logiques de fichage et former les fonctionnaires et gendarmes afin qu'ils soient capables de détecter les signaux faibles et de dresser une nomenclature plus réaliste. Cette dernière permettrait de ne ficher que les individus réellement dangereux selon une autre approche et de classer par ailleurs les personnes endoctrinées selon une nomenclature susceptible de prendre en charge tous les paramètres. Cette nomenclature, même si elle ne pourra pas garantir une identification totale et une efficacité absolue, permettra probablement d'avoir une approche plus efficace.

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