Notre commission d'enquête poursuit ses travaux avec l'audition de M. Mohamed Sifaoui.
M. Sifaoui est journaliste, mais aussi écrivain et réalisateur. Ses reportages concernent notamment des infiltrations dans des milieux dangereux, y compris islamistes. Il a également écrit plusieurs ouvrages, dont Combattre le terrorisme islamiste, dès 2007.
Vous avez donc une double approche, à la fois théorique et de terrain. C'est pour cette raison que notre commission d'enquête a souhaité vous entendre puisqu'elle s'intéresse à l'état de la menace terroriste aujourd'hui et à son évolution, ainsi qu'à la façon dont les services de l'État s'y sont adaptés.
Comment percevez-vous cette menace terroriste aujourd'hui, en particulier sur le plan intérieur ? Quelle est votre analyse du phénomène djihadiste et de sa propagande, alors que l'organisation État islamique a subi d'importants revers militaires sur le terrain ? Quel reste, selon vous, son pouvoir de « séduction » auprès de personnes radicalisées ? Quel est votre point de vue sur la question du retour de djihadistes français et sur la menace qu'ils pourraient représenter ? Quelle est votre appréciation du plan de lutte contre la radicalisation présenté récemment par le Gouvernement ?
Nous vous avons adressé un questionnaire qui peut constituer le « fil conducteur » de votre intervention. Je vous propose de vous donner la parole pour un propos liminaire d'une dizaine de minutes, puis j'inviterai mes collègues, en commençant par notre rapporteure, Sylvie Goy-Chavent, à vous poser des questions.
Cette audition fera l'objet d'un compte rendu publié.
Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : « Je le jure. ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Mohamed Sifaoui prête serment.
Mon analyse se fonde sur une approche initialement académique qui s'est ensuite appuyée sur un travail de terrain, à vocation journalistique. Je tiens à vous exposer la méthodologie que je n'ai eu de cesse de suivre depuis une trentaine d'années afin d'essayer de comprendre la réalité de la menace terroriste islamiste. Mon étude n'est pas liée à un contexte exclusivement franco-français, ni à une actualité plus ou moins récente. À ce jour, je continue de suivre l'évolution du terrorisme islamiste dans son contexte international et de me pencher sur l'histoire de ce phénomène en essayant de revenir le plus en amont possible afin d'en saisir les véritables contours. J'ai commencé à m'investir sur le sujet à la fin des années 1980, en m'intéressant d'abord aux islamistes algériens, puis à ceux des autres pays maghrébins - notamment tunisiens et marocains. Naturellement, le terrorisme qui a frappé l'Algérie à partir de novembre 1991 allait représenter pour moi un cas d'école. D'ailleurs, je crois que nous n'avons pas suffisamment étudié les modes opératoires et les logiques de ces groupes algériens. Ils avaient très tôt - dès 1993 - ciblé la France. Il faut garder à l'esprit qu'il y a un continuum idéologique entre le terrorisme qui a ciblé la France au cours des années 1990, celui qui a ciblé ensuite l'Occident et le monde entier, y compris musulman, de manière générale, durant les années 1990 et 2000, et enfin celui que l'on connaît sous la forme actuelle.
Le terrorisme auquel nous faisons face aujourd'hui n'est pas le fruit d'une génération spontanée, ni le résultat d'un fait ponctuel lié par exemple à la naissance de Daech. Cette organisation n'a fait en réalité que révéler et amplifier un phénomène existant en France depuis plusieurs années. Pour comprendre le terrorisme islamiste, il faut l'appréhender de manière globale. Il faut ainsi se méfier des analyses ne prenant en compte que le contexte franco-français.
L'islam, au niveau mondial, est largement phagocyté, et j'assume ce mot, par deux pensées extrémistes, et souvent violentes, au caractère incontestablement politique. Ces deux pensées ont politisé et idéologisé l'islam. Elles ont fait de l'islamisme une norme, et de ses préceptes des référentiels. Ainsi, au nom de l'islam, les différents courants islamistes ont livré à leurs adeptes la position à adopter - par exemple face à des valeurs comme la démocratie, la laïcité, les droits de l'Homme ou face aux autres religions. La pensée wahhabite - celle inspirée et propagée durant de longues années par l'Arabie saoudite - et la pensée des Frères musulmans, confrérie née en 1928 - sont les deux logiques qui ont pris en otage la religion musulmane et les musulmans eux-mêmes. Cette réislamisation d'une grande partie du monde musulman et des populations musulmanes vivant en Occident, selon des logiques extrémistes, est le résultat d'une campagne de prosélytisme de ces deux écoles. Même si, parfois, elles ont eu des positions antagonistes, elles ont systématiquement recherché les mêmes objectifs. Ce sont ces deux pensées qui constituent le coeur de la doctrine salafiste qui comporte, il est vrai, plusieurs courants. Toutefois, ils se rejoignent tous en un élément essentiel : l'islam est considéré par les adeptes du salafisme comme un absolu englobant et ses textes doivent en toute circonstance et en tout lieu supplanter les législations et les lois. Le terrorisme - c'est-à-dire le djihad - vise en définitive soit à assoir cette vision binaire du monde, soit à l'imposer sinon à punir ceux qui ne se soumettent pas à cette même logique ou ceux qui la combattent.
En France, le salafisme est représenté par les deux tendances précédemment citées. S'agissant de la dangerosité du salafisme, il y a de grandes divergences dans les milieux universitaires et journalistiques. Certains disent qu'il ne faut pas confondre le salafisme dit quiétiste et le salafisme dit djihadiste. En ce qui me concerne, je pense que la différence entre les deux est insignifiante. Il est même faux d'affirmer qu'il existerait un salafisme quiétiste ou pacifiste. D'ailleurs, ces qualificatifs ne sont pas utilisés par les salafistes eux-mêmes. Ce sont souvent des observateurs occidentaux qui les affublent complaisamment de ces adjectifs.
Les idéologues des salafistes dit quiétistes n'ont jamais expurgé la doctrine de sa dimension violente. Pour eux, le djihad est consubstantiel à leur doctrine, même si un salafiste quiétiste va subordonner son action violente à des conditions sur lesquelles nous pourrons revenir. Aussi, à mes yeux le salafisme représente-t-il une menace car il est désormais une menace stratégique. Il y a en France, selon les estimations, quelque 35 000 à 55 000 islamistes se reconnaissant dans les différentes doctrines salafistes - les uns, Frères musulmans, les autres, wahhabites, voire pour les Pakistanais, l'école dite Déobandi qui est la version salafiste appliquée dans le sous-continent indien. Il y a également les courants du Tabligh qui jouent historiquement un rôle prosélyte important, constituant souvent l'antichambre du djihadisme.
La première menace du salafisme est évidemment la violence qu'il peut engendrer ou légitimer. Mais d'autres menaces existent, y compris celles produites par les groupes dits quiétistes. Ceux-ci participent notamment à rompre le lien social : en empêchant une cohabitation saine et pacifique entre enfants d'une même nation, par leur prosélytisme, et en refusant parfois de condamner clairement et vigoureusement le terrorisme, ils alimentent directement ou indirectement les groupes violents. De plus, le salafisme, quand il ne fait pas l'apologie du terrorisme, promeut des idées antidémocratiques, anti-laïques, homophobes, misogynes et antisémites, qui participent à fissurer, voire à fracturer la société. Par un jeu de réaction, il alimente les populismes et sert à justifier chez certains le rejet général du musulman, qui à son tour risque d'adopter face à ce rejet une attitude de repli et de communautarisme. Si nous voulons régler à long terme la question du terrorisme, il nous faut aussi casser cette spirale qui déstabilise notre société. Je parle souvent de la matrice idéologique de ce terrorisme, en l'occurrence l'islam politique. Un exemple : le terroriste islamiste n'agit jamais si une référence théologique ou supposée telle, si des figures charismatiques ou morales, toutes affublées abusivement de titres de « savants », ne légitiment pas la notion de guerre d'un point de vue religieux. L'action terroriste est perpétrée au nom d'un dieu selon les recommandations d'un pseudo-sachant qui jouit d'une certaine aura. Je parle également de matrice idéologique car tous les courants islamistes légitiment à un moment ou un autre le djihad qui, selon les écoles, doit obéir à certaines conditions. De manière schématique, s'il n'y a pas d'islam politique, il n'y a pas de djihad. En revanche, là où il y a un islam politique, il y a toujours un risque élevé de voir des actions terroristes surgir à terme, à un moment ou un autre, au nom de ce même djihad.
Comment combattre cette matrice idéologique ? Il est nécessaire d'identifier clairement les groupes et courants qui incitent directement à la violence ou préparent l'individu à l'accepter comme mode de contestation. On connaît la manière directe de faire de l'apologie du terrorisme. Elle passe par sa justification claire et explicite. La façon indirecte repose sur la notion d'auto-victimisation et sur l'exacerbation de la posture victimaire. Par ce biais, on légitime une action violente, presque comme s'il s'agissait d'une situation de légitime défense. À force de laisser s'installer un discours du type « tous les Juifs de France soutiennent Israël qui mènerait une guerre aux Musulmans », on finit par avoir une attaque contre une épicerie casher. Le terroriste est ainsi convaincu, même en assassinant des civils en France qui sont par ailleurs ses propres compatriotes, d'agir en légitime défense pour soutenir ses frères de foi en Palestine.
Or, il y a des mouvements islamistes français qui, tout en condamnant dans leurs communications officielles le terrorisme, distillent ce genre de prêt-à-penser. Ils participent ainsi aux attaques contre la République française, souvent dépeinte, par ces mêmes milieux, comme « raciste » et « intolérante » à l'égard des musulmans.
Parmi les solutions, il faut assumer le combat idéologique. Il est nécessaire de s'emparer de cette thématique lorsque l'on se réclame de la République et de la démocratie pour ne pas laisser cette question entre les mains des populistes de droite comme de gauche. La position politique consiste à opposer clairement et fermement aux groupes salafistes une réaffirmation des valeurs de la démocratie, de la laïcité, de l'antiracisme et de l'État de droit, qui ne doivent pas être négociées.
Il est nécessaire aussi d'interdire, sans trembler et en assumant les polémiques, certaines organisations. L'une des erreurs majeures faites par les gouvernements précédents depuis une trentaine d'années consiste à considérer l'UOIF - cette branche française des Frères musulmans - comme un interlocuteur crédible et sérieux des pouvoirs publics. Or, sur le terrain, s'ils n'appellent pas explicitement au terrorisme, ils préparent les esprits à l'accepter et à s'en accommoder, en encourageant cette même posture victimaire. La meilleure preuve que je puisse donner c'est de vous inviter à voir leurs références idéologiques. Ainsi Youssef al-Qaradawi, prédicateur égyptien, abrité et financé par le Qatar, a-t-il, au cours de ces dernières années, multiplié les déclarations antisémites. Il a ouvertement légitimé dans certains cas l'utilisation des opérations kamikazes comme mode opératoire. Cet individu, par ailleurs président du conseil européen de la Fatwa, est une référence essentielle pour cette organisation. Plusieurs de ses partenaires étrangers sont du même tenant idéologique. Il me semble que la littérature islamiste largement disponible dans les librairies dites musulmanes et, par ailleurs, largement diffusée sur internet et les réseaux sociaux, doit être combattue par des politiques de contre-narration qui doivent être mises en place. L'islamisme dispose depuis plusieurs années de ressources. Le contre-discours est quasiment inexistant en langue française. Nous n'arrivons pas à sensibiliser les pouvoirs publics sur la nécessité de le développer à travers des acteurs associatifs crédibles et sérieux. Il doit également être procédé à l'expulsion d'imams étrangers, le plus souvent autoproclamés et n'ayant aucune formation académique ou théologique reconnue, propageant des idées susceptibles de rendre des esprits fragiles ou déstructurées, voire des personnes en quête d'aventures héroïsantes, perméables à la violence et au terrorisme.
Je crois également que la fermeture de lieux dits de culte doit se poursuivre à un rythme plus conséquent. Nous avons une centaine de lieux de culte référencés comme salles dirigées par des salafistes. Ces fermetures doivent intervenir d'autant que la législation le permet. En outre, des réunions de prosélytisme, d'embrigadement sont souvent organisées dans des appartements. Les services de renseignement en sont conscients et je pense qu'il y a des choses à faire à ce niveau, y compris sur le plan législatif. On peut débattre de la question sensible de la criminalisation du corpus salafiste.
Sans aller dans le détail du plan national de prévention de la radicalisation, présenté par le Gouvernement en février 2018, il semble relever d'une politique ambitieuse et volontariste. Il faut l'encourager et veiller à sa mise en pratique effective. En revanche, ce que j'observe depuis plusieurs années sur le terrain - et les élus locaux en savent quelque chose -, me pousse à dire qu'il est nécessaire de lancer autre chose : un vaste plan national sur plusieurs décennies en vue de démanteler tous les ghettos ethno-religieux qui pullulent sur le territoire. Je pense à tous ces « Molenbeek » français, toutes ces zones de non-droit où la République est absente et qui sont autant de lieux où sont formés les terroristes par l'existence du communautarisme, de l'islam politique, de l'embrigadement, du malaise social, économique, de la délinquance, du trafic de drogue, de la circulation d'armes, etc.
Si l'islamisme est le fil qui relie tous les terroristes qui ont frappé en France ou ailleurs, les ghettos ethno-religieux représentent l'autre dénominateur commun, souvent oublié ou minimisé. Presque systématiquement, on observe dans ces ghettos, où il n'y a plus de diversité sociale ou ethnique, où il y a une démission quasi-totale parfois des pouvoirs publics, une pénétration du salafisme qui côtoie la petite ou moyenne délinquance pour recruter des jeunes souvent en échec scolaire et en totale perdition. On trouvera toujours des contre-exemples pour affirmer que le terrorisme islamiste vient également des petites agglomérations ou des campagnes - ce qui est vrai. Mais ces particularités sont loin de représenter quelque chose de significatif sur le plan statistique.
La puissance publique, de manière directe ou en passant par des associations, des psychologues, peut-elle, par des opérations de sensibilisation et de pédagogie, pousser un individu à se désengager de l'action terroriste ? Pour moi, la réponse est non. Il est impossible de pousser une personne contre sa volonté à renoncer au terrorisme par le seul dialogue. Les soi-disant résultats obtenus par des associations qui ont construit des bilans d'autocongratulation ont visé des jeunes qui avaient montré des signes ou des attitudes de radicalisation, mais qui n'avaient aucune assise idéologique, aucune conviction réelle dans l'islam idéologique. Ils étaient davantage dans le mimétisme et l'euphorie entraînante d'un groupe ou d'une amitié ou sous l'emprise de sentiments amoureux. Pourquoi les actions de déradicalisation sont-elles vouées à l'échec ? Si la radicalisation est le résultat d'une adhésion à un supposé appel divin, par l'intermédiaire de mentors religieux souvent charismatiques, comment peut-on espérer qu'un psychologue - aussi brillant soit-il - qu'un éducateur ou qu'un acteur associatif - a fortiori méconnaissant totalement le dogme islamique - puisse disposer d'arguments pour faire face à un discours qui se revendique du divin - et ainsi le déconstruire ? Cet appel propose en outre ce qu'aucun État ne peut offrir : l'aventure héroïsante et, au bout, la promesse d'un paradis éternel avec son lot de récompenses à même d'atténuer ou de combler toutes les frustrations des personnes endoctrinées. Il faut faire preuve d'humilité et se dire qu'il y a des personnes qui seront irrécupérables et qui ne pourront se désengager que dans le cadre d'un cheminement personnel similaire, mais inverse à celui qui les a amenées à s'engager dans le djihadisme. Ces logiques de déradicalisation sont en outre nées en Arabie saoudite où l'on ne demandait pas aux terroristes de renoncer au djihad et de le bannir, mais de ne pas le pratiquer contre son propre pays ou contre les musulmans.
Pour conclure, je pense qu'il faut investir le champ de la prévention primaire. Il faut prémunir cette jeunesse ciblée par le discours islamiste et qui n'a pas encore répondu à l'appel. Il faut la rendre imperméable aux tentations obscurantistes. S'agissant des services de renseignement, je pense qu'il faut faire évoluer les logiques de fichage et former les fonctionnaires et gendarmes afin qu'ils soient capables de détecter les signaux faibles et de dresser une nomenclature plus réaliste. Cette dernière permettrait de ne ficher que les individus réellement dangereux selon une autre approche et de classer par ailleurs les personnes endoctrinées selon une nomenclature susceptible de prendre en charge tous les paramètres. Cette nomenclature, même si elle ne pourra pas garantir une identification totale et une efficacité absolue, permettra probablement d'avoir une approche plus efficace.
Je vous remercie pour vos propos on ne peut plus clairs. Lors de précédentes auditions, on nous a expliqué que nos jeunes « n'ont plus besoin de se rendre en zone irako-syrienne, car dans certaines villes, dans certains quartiers, tout le monde est radicalisé : le boucher, l'animateur d'association... Les services de l'État sont fermés le vendredi après-midi ». Pensez-vous que la République ait démissionné ? Comment doit-elle réagir pour protéger ses valeurs fondatrices de liberté, fraternité et égalité ? Tous les musulmans sont pris en otage par certaines idéologies, notamment salafistes. Que doit-on et peut-on faire contre le salafisme ? Peut-on et doit-on l'interdire ? Comment l'interdire ?
Existe-t-il un salafisme tolérable, acceptable par la République ? On nous parle de différents salafismes et on les met presque sur une échelle de dangerosité. Combien sont les musulmans radicalisés en France ? À un discours dur et religieux de certains endoctrinant notre jeunesse, doit-on répondre par un contre-discours religieux ou philosophique ? Vous avez expliqué qu'un contre-discours psychologique ne fonctionne pas. Vous avez également indiqué que certains étaient irrécupérables. C'est un mot très dur. Comment faire avec ces personnes ?
La menace a aujourd'hui deux visages. Elle est à la fois endogène et exogène. Il y a effectivement un risque réel de voir des personnes qui ont commencé à commettre des attentats à l'étranger chercher à revenir en France pour perpétuer leurs actions. Il y a aussi des gens qui n'ont jamais manipulé une arme, qui pourraient utiliser les moyens de la vie quotidienne, comme on l'a déjà vu, pour passer à l'acte. Toute la difficulté des services de renseignement est de pouvoir travailler sur ces deux aspects. Je suis de ces observateurs qui regrettent l'ancienne organisation des services de renseignement, qui était beaucoup plus adaptée à la réalité de la menace qui s'installait dès 2007-2008. Il s'agit d'abord d'une menace islamiste importante qui peut venir de l'extérieur mais qui pourrait parfois à l'avenir se décliner en terrorisme d'État. Je pense à des pays comme la Syrie ou l'Iran qui pourraient être, en raison des politiques menées, amenés à encourager de manière directe ou indirecte via leurs services des actions sur le territoire européen.
L'autre menace est endogène, souvent dite low-cost. Elle ne peut être détectée que par des acteurs de la proximité et du quotidien. Il faut revenir vers un maillage territorial plus fin, qui serait à même de rentrer dans les quartiers pour savoir ce qui se dit, ce qui se pense et se prépare. Il faut comprendre le cheminement d'un terroriste passant à l'acte. L'opinion publique ne voit que l'acte final. Mais avant cet acte, il y a une déconstruction mentale qui s'opère chez lui. Il doit faire tomber toutes ses digues morales. L'acte est le résultat d'un cheminement. Aujourd'hui, on ne sait pas encore le voir suffisamment à l'avance.
Lorsque je parle de la matrice victimaire, qui vise les jeunes et les enfants parfois ou toutes ces attitudes qui installent une division au sein même d'une société entre le « nous » et le « vous », ou le « nous » et le « eux », ce sont des signaux à prendre en considération.
La menace endogène doit être traitée par une plus grande présence sur le territoire. Il ne faudrait pas qu'il y ait un seul territoire qui soit interdit à la République et aux forces de sécurité.
D'autre part, l'indication sur le nombre de personnes radicalisées est donnée tous les jours par un certain nombre de faits. Je vais prendre un exemple personnel. Je vis depuis plusieurs années sous protection policière : elle a été décidée par le ministère de l'intérieur. J'ai vécu 5 ans sous cette protection de 2003 à 2008 et j'ai été remis sous protection depuis 2015. Pensez-vous qu'il soit normal dans la République française, qu'un journaliste ou une personnalité publique doive vivre sous protection policière permanente ? C'est un fait qui est entré dans une banalité. Le fait qu'un journaliste vive sous protection policière n'est pas perçu comme si grave. En vérité, je pense que c'est grave pour toute la société. Est-il normal aujourd'hui que la police, les pompiers ne puissent plus pénétrer dans certains territoires ? Il en est de même pour les médecins. Est-il normal que des personnes qui exposent des idées ne puissent plus circuler librement sans être agressées ou menacées ? Tout cela nous donne une idée de la pénétration de cette idéologie extrémiste.
Notre erreur est de ne voir que le terrorisme. Il y a l'action criminelle en tant que telle. Mais le terrorisme doit être vu comme des cercles concentriques, avec au centre l'action terroriste, puis tous les cercles l'entourant sont des cercles qui, tout en s'éloignant de l'acte, entretiennent un climat où on laisse penser, par exemple, qu'il est légitime de mener des actions violentes contre la République, ses symboles, les personnes. Il faut essayer de casser cette ambiance. Aussi est-il impératif de lancer un plan national pour casser les ghettos ethno-religieux. On voit que chaque problème sort de ces ghettos où on laisse se concentrer un certain nombre de maux sociaux.
L'une des figures du salafisme dit quiétiste était un saoudien, le Cheikh Uthaymin. Dans une réponse qu'il a adressée à un de ses adeptes l'interrogeant sur les raisons pour lesquelles il faudrait renoncer au djihadisme et au terrorisme, il indiquait : « Nous devons renoncer au djihad car la Oumma musulmane n'est pas capable moralement et matériellement d'assumer ce combat ». Il ne dit pas parce que cela serait contraire aux valeurs humanistes. Les quiétistes mettent sous le tapis la question du terrorisme, tout simplement parce qu'ils ne sentent pas encore capables de le mener ou parce que leurs conditions ne sont pas réunies. Ils considèrent que la conquête doit passer par la réislamisation des sociétés, y compris musulmanes. La divergence qui existe entre les mouvements violents et les mouvements supposés non violents passe par ce point. Les uns croient qu'il faut aller au combat immédiatement ; les autres pensent qu'il faut y aller par le prosélytisme et l'endoctrinement. Lorsque l'on regarde les écrits en arabe, les divergences existant entre les prétendus modérés ou représentants d'un prétendu salafisme « tolérable » et ceux qui portent un « salafisme intolérable » résident sur ce point précis. Dans les deux cas, l'objectif au final est le même : assoir l'islam comme seule et unique référence religieuse.
Je partage la plupart de vos propos. Lors de cette commission d'enquête, on a entendu des propos sur le salafisme quiétiste qui m'ont interpellée. Je suis rassurée de vous entendre nous dire qu'il faut aussi se méfier de cette branche du salafisme.
Concernant votre plan national pour lutter contre les « Molenbeek » français, je suis convaincue que l'on n'y arrivera pas en deux ans. Ce sera un long travail car il y a des zones de non droit liées à cette religion qui s'est installée et qui veut tout gérer, à l'inverse des règles de la République.
Y-a-t-il une responsabilité des élus locaux dans ce domaine ? Pour mettre en place ce plan national, peut-être faut-il mettre face à leurs responsabilités un certain nombre d'élus qui continuent à paupériser leur ville en construisant de nouveaux logements sociaux, alors que ces derniers constituent déjà 70 % du parc immobilier. Je pense notamment à la ville de Trappes qui a 70 % de logements sociaux, dont beaucoup d'enfants sont partis au Levant et qui continue à paupériser cette ville et va à amener le même type de population. On sait comment les attributions de logement sont faites. Il n'y a aucun regard sur la diversité sociologique. On n'a pas le droit de dire ce qu'est cette diversité sociologique. Peut-être faut-il décrire de manière très claire ce que nous voulons pour ces quartiers.
Il faut également contraindre un certain nombre d'élus à faire face à une réalité qui est déjà compliquée aujourd'hui et qui va empirer demain. Ce n'est pas facile à poser, mais on n'y arrivera pas autrement. Il faut que les élus se responsabilisent aussi sur l'avenir d'un certain nombre de quartiers dans ce pays.
J'ai toujours été très sévère à l'égard de certaines politiques menées. Les constatations sur le terrain montrent que certains sont allés vers des logiques de clientélisation des populations. D'ailleurs, les mêmes qui vous diront « pas d'amalgame » vont croire en définitif que chaque musulman doit être approché à travers le prisme du religieux. C'est une erreur fondamentale. On a laissé prospérer, comme si les Français ou les résidents étrangers de culture ou de confession musulmane étaient tous décidés à centrer leur vie autour du fait religieux. Or, beaucoup veulent vivre en tant que citoyen, trouver un travail et faire en sorte que leurs enfants réussissent leurs études. Ce qui pouvait être pardonné - certains par exotisme pouvaient penser qu'il s'agissait d'empathie -, aujourd'hui est inexcusable. On sait ce que le communautarisme peut engendrer. Je prends souvent le cas de Philippe Moureaux en Belgique, qui a été bourgmestre de Molenbeek. Il a eu une grande responsabilité dans ce qui s'est passé. J'ai découvert la ville de Molenbeek la première fois dans les années 1990, lorsque j'enquêtais sur les réseaux du GIA en Europe. Déjà, les islamistes algériens étaient à Molenbeek, vers 1995-1997. On ne peut plus dire aujourd'hui que l'on ne savait pas. Même si cela peut sembler utopique - je suis conscient que l'on ne pourra pas régler le problème sur un quinquennat - il est évident qu'il faut lancer un plan pour faire face à ces ghettos ethno-religieux et physiquement les démanteler. Il faut construire autre chose à même d'encourager la diversité socio-économique et la diversité ethnique.
Si on laissait les choses en l'état - et ce sont des situations que l'on retrouve sur l'ensemble des pays européens -, on va vers une montée de la radicalisation.
Tous les responsables politiques français se revendiquent de la République. Il faudrait que tous aient un esprit républicain à même de le mettre en pratique. Sur le plan partisan, il faut sortir des calculs électoralistes et rentrer dans une forme de responsabilité. On voit ce que peut engendrer ce laisser-aller. Dans les formations politiques, les uns et les autres devez être extrêmement sévères à l'égard de vos propres collègues. Nous n'avons plus le droit d'être connivent ou indulgent par rapport à ce genre d'errance.
Y-a-t-il encore dans des mosquées des prêches qui sont très tendancieux ?
Le nombre de ces prêches a beaucoup diminué entre le moment où je réalisais ces enquêtes au milieu des années 1990 et aujourd'hui. Il y a très peu de discours explicitement violents et antirépublicains. En revanche, il reste entre 100 et 150 lieux référencés par les services de renseignement où il y a à tout le moins un discours plus qu'ambigu. Les islamistes sont conscients que la loi est très sévère sur l'apologie du terrorisme, l'appel au meurtre. Aussi passent-ils par un discours plus subtil. Je vous invite à vous pencher sur les postures victimaires. Elles sont une préparation mentale visant à faire accepter l'acte violent. Si je vous décris perpétuellement comme victime et si je vous encourage à vous ressentir comme victime, je vous invite à accepter l'idée qu'un jour vous pouvez aller dans une logique de légitime-défense. Le fait d'entretenir cette logique est une façon insidieuse de préparer les esprits, voire de les encourager à participer à des attentats à l'étranger - certains courants salafistes disent qu'il est interdit de combattre dans le pays où l'on vit. Aussi bien l'appel au meurtre contre des citoyens français que contre des ressortissants étrangers doit-il être traité de la même manière.
Le traitement médiatique est judiciaire des « revenants » est surprenant. On se pose toujours la question, quasi-systématiquement et parfois avec indécence, de savoir si ces gens ont participé à l'organisation d'attentats en France. On oublie une chose fondamentale. Lorsque la plupart sont partis, il était clairement dit qu'il y avait un processus d'extermination des Yézidis, des Kurdes, des chrétiens d'Orient, et qu'il y avait chez Daech une volonté de combattre jusqu'au bout pour assoir une doctrine antidémocratique, anti-valeurs humanistes. Ceux qui reviennent ont tous rejoint une organisation terroriste qui était un proto-État cherchant à commettre des génocides.
La question est celle de la qualification de ces gens qui sont partis. La démarche de partir en dit déjà long.
Ce ne sont pas des gens qui sont partis de France, mais ce sont des gens qui sont partis rejoindre une organisation terroriste et identifiée comme telle. Daech et Al-Qaida sont tous les deux identifiées comme organisation terroriste.
Vous tenez des propos courageux et qui doivent susciter une vraie hostilité. Vous dressez un tableau noir, mais vous suggérez un certain nombre de solutions. Ces dernières ne suffiront pas. Il ne suffira pas d'interdire des lieux de culte ou d'éradiquer des zones à ghettos.
Ma question porte sur la mission confiée par le Président de la République à M. Borloo. Cette mission concerne tous les quartiers difficiles. Cela recoupe le problème islamique. Des informations commencent à filtrer. On parle de 48 milliards d'euros supplémentaires nécessaires pour sortir ces quartiers de leur situation. Ne risque-t-on pas de refaire la même chose qu'avant ? Tous les ministres de la ville ont proposé de distribuer de l'argent aux différentes associations. Est-ce que cela n'a pas été de l'argent jeté par la fenêtre ?
Je ne commenterai pas le plan qui sera proposé car je ne l'ai pas encore lu. Mais ce n'est pas un sujet qui se règlerait par une dilapidation de l'argent public ou une répartition dont seraient destinatrices les différentes associations. S'il y a de l'argent à dépenser, il doit permettre à construire de nouveaux quartiers qu'il faudra inventer et qu'il faudra peupler de manière beaucoup plus similaire à ce qu'est la société française. Il n'est plus acceptable qu'en France, on puisse avoir des quartiers essentiellement de Maghrébins ou d'Africains subsahariens. On ne peut pas, d'un côté, se prévaloir d'une République une et indivisible et, de l'autre, mener ce genre de politique. Soit on est une République une et indivisible avec des valeurs et des idées auxquelles nous tenons, soit on change de modèle de société et on rentre dans le modèle communautariste anglo-saxon, avec des quartiers ethniques.
Il y a beaucoup d'argent à mobiliser, mais à la condition que cet argent ne serve pas à repeindre des cages d'escalier ou réparer de manière sommaire un certain nombre de choses. Mais il doit servir à démanteler ces ghettos. Il faut une logique urbanistique de quartiers à taille humaine. Nous ne sommes plus dans les années 1970. En outre, nous ne sommes plus en présence d'immigrés, mais de Français de la troisième ou quatrième génération. Ils doivent être mélangés à une société qui est la leur. On gardera des quartiers populaires, mais il ne faut pas assimiler quartiers populaires et ghettos ethnico-religieux.
Je vous remercie pour ces propos à la fois très directs et singuliers par rapport aux autres auditions. J'ai conscience du caractère provocant de mes questions.
Lors des rassemblements qui ont eu lieu dans toute la France après les différents attentats, plusieurs de nos concitoyens ont été étonnés, et pour certains choqués, de ne pas voir dans la rue de musulmans ou de personnes en apparence d'origine étrangère. Cela a été un rendez-vous manqué. Cela a été considéré très négativement par nos concitoyens, estimant qu'il y avait une véritable fracture. Pensez-vous qu'aujourd'hui la religion musulmane soit compatible avec la République ?
Vous avez indiqué qu'il faudrait davantage encadrer les lieux de prières dans les appartements. Pourriez-vous nous en dire plus car ce serait une loi très complexe du point de vue des libertés publiques et de l'application de la loi ?
Depuis la grande manifestation du 11 janvier 2015, la question est posée. Je souhaite rappeler que les musulmans représentent entre 3 à 5 % de la population. Dès lors, dans les rassemblements, on devrait trouver 3 à 5 % de cette population. Je ne sais pas si on les trouve ou pas, car je ne sonde pas les coeurs. En l'occurrence, est-ce que je serai vu demain dans une manifestation comme un citoyen engagé qui vient dénoncer le terrorisme ou comme un musulman ? D'ailleurs comment savoir si je suis ou pas musulman ? On peut penser que je suis probablement d'origine étrangère.
Cela étant dit, la société a raison de se poser la question. Le rôle du citoyen est incontestablement important et il doit être interrogé. Dans le cadre de la citoyenneté, il faut s'engager.
Mais ceux qui ont un rôle qui doit engager leurs responsabilités, ce sont d'abord les associations érigées comme représentantes des musulmans. En effet, comme l'islam sunnite ne dispose pas de clergé, il y a une responsabilité de ceux qui ont voulu représenter ce dogme à clarifier leur position. Or, les pouvoirs publics ont choisi deux types de représentants. Il s'agit d'organisations liées à des pays étrangers et d'une organisation intégriste - en l'occurrence l'UOIF - qui est le représentant des Frères musulmans. Quand les ambassades n'ont pas envie que les associations représentant leurs ressortissants, prennent part à ces manifestations, elles n'y prendront pas part. Il en est de même quand une organisation comme l'UOIF n'a pas envie d'y prendre part, soit parce qu'elle est d'accord, soit parce qu'elle estime que le crime n'est pas important ou pour d'autres raisons. Le problème des musulmans de France est qu'ils sont très mal représentés. Les pouvoirs publics ont une part de responsabilité.
Dans les rassemblements, il faut évidemment appeler les ressortissants de culture ou de confession musulmane à s'engager. Il y a une autre raison, culturelle celle-là. Historiquement, les gens qui sont venus en premier en France n'entretiennent pas de culture de société civile car ils viennent de pays antidémocratiques où la société civile n'est pas reconnue. Aussi participent-ils à une manifestation que si on leur demande de manifester.
Les ghettos produisent aussi ce phénomène. En effet, pour peu qu'une personne aille à une manifestation, cela est considéré comme un acte politique qu'il faut ensuite assumer. Il faut d'abord que cette personne se sente libre et non pas liée à une quelconque communauté dans une logique quasi tribale. Aussi, je le répète la question du ghetto est-elle essentielle.
La religion musulmane est-elle compatible avec la République ? Ce sont des choses qu'il faut mettre sur la table pour en discuter sereinement. L'islam au niveau mondial est phagocyté par deux pensées extrémistes et, dans ce cadre, n'est pas compatible avec les valeurs de la République. L'islam culturel, pratiqué par ceux venus dans les années 1950, qui se vit dans l'intimité est compatible avec la République. L'islam apaisé est de fait invisible car il se pratique dans la sphère privée. Nous avons des millions de personnes qui vivent leur foi dans l'intimité et qui ne font jamais parler d'elles. En revanche, nous avons une forte minorité agissante et active qui est porteuse de ces deux pensées qui sont incompatibles avec la République.
Il est difficile de légiférer sur des réunions privées. Mais avant de s'interroger sur la rédaction d'un tel texte, on ne peut pas faire l'économie d'une réflexion sur la criminalisation du salafisme. Soit on considère le salafisme comme une opinion comme une autre, à ce moment-là il n'y a pas de raison de légiférer. Mais si on considère que le salafisme n'est pas une opinion comme une autre, alors il faut la qualifier afin d'agir en conséquence : est-ce une secte, un groupe totalitaire, un groupe extrémiste et violent ?
Certains pays musulmans mènent une réflexion sur une interdiction du salafisme. En ce qui concerne ces appartements, M. le procureur Molins parle « d'appartements conspiratifs ». C'est un terme adéquat : on n'y discute pas de religion, mais d'embrigadement et de terrorisme capable de mettre à mal la République et ses valeurs.
Cette audition s'est déroulée à huis clos. Le compte rendu ne sera pas publié.
La réunion est close à 16h25.