Je vous ai présenté, le 18 avril dernier, mon analyse sur ces deux textes, ainsi qu'une proposition de résolution européenne, comme le permet l'article 88-4 de la Constitution. À l'expiration du délai de dépôt, le 2 mai, aucun amendement n'avait été déposé. Je vous proposerai donc d'adopter définitivement la proposition de résolution telle qu'adoptée le 18 avril.
L'initiative de la Commission européenne, très fortement poussée par quatre États membres - la France, l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne -, mérite d'être saluée car il s'agit de la première véritable réponse concrète à un problème sur lequel notre commission travaille depuis de nombreuses années : le faible niveau d'imposition des bénéfices des multinationales du numérique, communément appelées « GAFA », alors même que celles-ci réalisent au sein de l'Union européenne une part significative de leur chiffre d'affaires.
D'après une étude de la Commission européenne, le taux effectif moyen d'imposition des entreprises du numérique est de 9,5 %, contre 23,2 % pour les entreprises traditionnelles. Cette divergence s'explique par l'inadaptation des règles actuelles de la fiscalité internationale, fondées sur la présence physique dans l'État d'imposition, aux spécificités de l'économie numérique.
Les propositions de la Commission européenne permettent notamment d'éviter l'adoption de mesures unilatérales et hétérogènes par les États membres, dont l'efficacité serait in fine plus que limitée.
Dans un esprit de pragmatisme, la Commission européenne propose, comme pour le projet d'assiette commune consolidée de l'impôt sur les sociétés (Accis), de procéder en deux temps.
D'abord, une réforme de fond des règles d'imposition des bénéfices des sociétés : c'est la directive COM 147 consistant à compléter la notion d'établissement stable, qui permet d'imposer une entreprise sur un territoire donné, par un critère de « présence numérique significative ». Cette présence serait caractérisée dès lors que l'un de ces trois seuils serait dépassé : 7 millions d'euros de chiffre d'affaires issu des activités numériques dans l'État concerné ; 100 000 utilisateurs ; 3 000 contrats commerciaux. Le dépassement de l'un de ces seuils suffirait ainsi à caractériser un « établissement stable virtuel ».
Ensuite, et dans l'attente de cette réforme de fond, une solution de court terme, celle de la directive COM 148, consiste en la création d'une taxe sur les services numériques (TSN), assise sur le chiffre d'affaires tiré de certaines activités numériques échappant jusqu'à présent très largement à l'impôt. Cela vise des activités dont une grande partie de la valeur est liée à la contribution des utilisateurs, c'est-à-dire la publicité en ligne - 100 milliards d'euros de chiffre d'affaires pour Google -, l'intermédiation telle que la pratique, par exemple, Amazon Marketplace, et enfin la vente des données bien souvent générées à titre gratuit par les utilisateurs. Seules seraient concernées par cette nouvelle taxe les sociétés réalisant un chiffre d'affaires supérieur à 750 millions d'euros au niveau mondial, toutes activités confondues, et supérieur à 50 millions d'euros au sein de l'Union européenne, s'agissant des trois activités numériques imposables susmentionnées. Le taux de cette taxe serait fixé à 3 % du chiffre d'affaires.
Il faut saluer le caractère audacieux et novateur des propositions de la Commission européenne. Toutefois, leur adoption semble loin d'être acquise à ce stade.
Ainsi la solution de long terme de la directive COM 147 aura des difficultés à aboutir dans un futur proche, compte tenu de la règle de l'unanimité qui prévaut au sein de l'Union européenne en matière fiscale. De plus, elle n'a de sens que si elle est mise en oeuvre au niveau international ; or les négociations à l'OCDE sont aujourd'hui bloquées, compte tenu des implications majeures sur la répartition des droits d'imposer entre les États.
Dans l'attente de cette solution de long terme, et même si la taxation du chiffre d'affaires est « aveugle » - puisqu'elle frappe à la fois les entreprises profitables et les autres -, la création d'une taxe sur les services numériques semble être la moins mauvaise des solutions possibles à ce stade.
Il convient donc de soutenir la position du Gouvernement français, qui est déterminé à faire voter la création de cette taxe alors que la dernière réunion Ecofin, les 27 et 28 avril derniers, a été marquée par des dissensions sur ce sujet.
Si cette taxe apparaît pleinement justifiée dans son principe, je souhaite interpeller le Gouvernement sur un certain nombre de points qui me semblent problématiques.
Tout d'abord, cette taxe ne concerne ni la vente en ligne de biens matériels - il faudrait, par ailleurs, réfléchir à la possibilité de taxer les entrepôts d'Amazon - ni la fourniture de services numériques, notamment par abonnement : ce qui est présenté comme une taxe « GAFA » est surtout une taxe « GF », pour Google et Facebook. Des sociétés comme Netflix, Spotify ou encore Deezer, avec leurs millions d'abonnés, échapperaient à la taxe.
Plus préoccupant, cette nouvelle taxe toucherait des entreprises qui paient d'ores et déjà leur juste part de l'impôt sur les sociétés en France ou en Europe, là où la valeur est créée. Parmi les entreprises potentiellement concernées par cette taxe figureraient Criteo, pépite française spécialisée dans le ciblage publicitaire, AccorHotels, dont une partie de l'activité relève maintenant de l'intermédiation, le groupe Orange ou encore Solocal, nouveau nom du groupe Pages Jaunes. Des plateformes françaises comme Leboncoin ou Dailymotion atteindraient presque les seuils.
Ces entreprises, dont nous avons entendu certains des représentants, paient leur impôt sur les sociétés en France et dans les pays où elles ont une activité. Leur imposer une taxe de 3 % sur le chiffre d'affaires en plus de l'impôt sur les sociétés reviendrait à leur infliger une double peine.
Certes, la proposition de directive permet aux États membres de rendre la taxe sur les services numériques déductible de l'assiette de l'impôt sur les sociétés, au même titre que toute autre charge déductible. C'est la moindre des choses ! Mais une déductibilité en charge ne neutralise pas la double imposition.
La solution idéale consisterait à rendre cette taxe déductible du montant de l'impôt sur les sociétés lui-même, sous la forme d'une réduction d'impôt. Ainsi, cette taxe temporaire ne pèserait que sur les grandes entreprises numériques qui échappent aujourd'hui à l'impôt sur les bénéfices, mais serait neutre pour celles qui le paient déjà.
Cette possibilité n'est pas prévue dans la proposition de directive, au motif qu'une déductibilité de l'impôt sur les sociétés se heurterait aux conventions fiscales internationales. Néanmoins, les analyses que nous avons conduites, qui figurent dans le rapport, montrent que le fait que les conventions fiscales priment sur les directives dans les relations avec les États tiers n'interdit en rien de prévoir une déductibilité pleine et entière de l'impôt sur les sociétés au sein de l'Union européenne. Or une application à cette échelle suffirait à couvrir la grande majorité des cas, puisque les entreprises en question sont presque toutes établies dans l'Union européenne - fût-ce en Irlande ou au Luxembourg.
Par conséquent, la proposition de résolution que nous avons adoptée demande que la taxe sur les services numériques soit rendue déductible de l'impôt sur les sociétés, sous la forme d'une réduction d'impôt. Elle serait alors conforme à son esprit : taxer les bénéfices là où la valeur est créée, mais ne pas s'ajouter à l'impôt existant lorsqu'il est déjà payé, conformément à l'engagement du Président de la République de ne pas créer d'impôt nouveau.
Alternativement, la proposition de résolution suggère d'explorer d'autres pistes permettant d'aboutir au même résultat, par exemple une forme de « super-déduction » en tant que charge.
En conclusion, le sens de cette proposition de résolution européenne est de soutenir l'initiative de la Commission européenne et la position de la France au sein du Conseil, tout en maintenant notre détermination à aboutir à un mécanisme évitant toute double imposition d'un même revenu, à la fois au titre de l'impôt sur les sociétés et de la taxe sur le chiffre d'affaires.
Je vous propose donc de confirmer l'adoption de la proposition de résolution européenne présentée le 18 avril dernier.