Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le vice-président de la commission des finances, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, le 2 avril 2013, celui-là même qui était parfois assis, dans cet hémicycle, au banc du Gouvernement, chargé quelques mois plus tôt par le Premier ministre de redresser les comptes publics et de lutter contre l’évasion fiscale, celui-là même qui, devant la représentation nationale, avait menti en niant catégoriquement avoir jamais détenu de compte bancaire à l’étranger, ce jour-là, le 2 avril 2013, Jérôme Cahuzac reconnaissait détenir des fonds non déclarés sur un compte bancaire, en Suisse, puis à Singapour.
Nous le savons, l’histoire de la lutte contre la fraude et la corruption progresse souvent par crises. Crises de confiance, d’abord.
Ce coup porté à la démocratie, ébranlant l’opinion, a agi comme un électrochoc et ouvert la voie à des avancées majeures dans cette lutte et dans la transparence de la vie publique.
À ce moment-là ont été créés la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique – la HATVP –, le Parquet national financier, l’Office central de lutte contre la fraude et les infractions financières et fiscales. Des législations spécifiques, dont nous nous souvenons, ont en outre été adoptées.
Si le bilan du quinquennat de François Hollande en matière de lutte contre la fraude fiscale est jugé positivement par des ONG – organisations non gouvernementales – comme Transparency International, c’est en partie grâce à l’instauration de ces nouvelles institutions, désormais incontournables.
Mais nous devons aujourd’hui aller plus loin.
Nous l’avons vu lors de la campagne présidentielle de 2017, elle aussi marquée par une profonde crise. Les scandales qui l’ont rythmée sont à l’origine des lois sur la transparence de la vie politique de septembre 2017. Ils nous rappellent à tous qu’on ne parvient jamais au bout du chemin et que celui-ci est semé d’obstacles, qu’il nous revient de dépasser.
C’est bien d’obstacle dont il est question aujourd’hui. Cet obstacle a un nom – et un surnom, « verrou de Bercy » – : il s’agit de l’article L. 228 du livre des procédures fiscales, en vertu duquel l’auteur d’une infraction fiscale ne peut être poursuivi que sur plainte de l’administration et, au surplus, sous réserve d’un avis conforme de la commission des infractions fiscales, la CIF.
Nous le connaissons dans cet hémicycle, puisque, à plusieurs reprises au cours des dernières années, le Sénat a voté en totalité la suppression ou l’assouplissement de ce verrou de Bercy. Ce fut notamment le cas en mars 2016, avec l’adoption d’un amendement déposé par notre collègue Éric Bocquet, ou encore plus récemment, en 2017, avec l’adoption d’un amendement proposé par notre collègue Éliane Assassi.
Par deux fois, l’Assemblée nationale s’est engagée dans la même démarche. Pourtant, en 2017, décision a été prise de se donner un temps de réflexion supplémentaire. Nos collègues députés ont créé une mission d’information commune sur les procédures de poursuite des infractions fiscales, commission qui rendra son rapport dans les jours à venir.
Suppression prématurée, nécessité d’une réflexion plus approfondie, c’est généralement le dernier argument utilisé quand il n’en reste pas, quand tous les autres ont été épuisés. Gageons donc que le moment est opportun !
Ce verrou, en effet, est une anomalie dans notre droit. Comment continuer à accepter qu’un tel système, sans équivalent en Europe, perdure, dans lequel la justice ne peut se saisir d’office des infractions fiscales, y compris lorsqu’il s’agit de fraudes majeures ? Comment accepter ce nihil obstat sur la répression de la fraude fiscale ?
Cette situation heurte le principe de transparence, réclamé chaque jour davantage par nos concitoyens, et l’indépendance de la justice à laquelle nous sommes tant attachés.
Cette anomalie est largement dénoncée, au-delà des travées du Sénat.
Ainsi Éliane Houlette, procureur de la République financier, devant l’Assemblée nationale voilà quelques jours, a dénoncé la situation en ces termes : « le verrou bloque toute la chaîne pénale. Il empêche la variété des poursuites et constitue un obstacle théorique, juridique, constitutionnel et républicain, en plus d’être un handicap sur le plan pratique. »
François Molins, procureur de la République de Paris, considère que « la situation telle qu’elle résulte de l’actuelle rédaction de l’article L. 228 du livre des procédures fiscales n’est plus tenable », rappelant que ce monopole est « contraire à certains principes, freine dans leur action les procureurs de la République sans aucune raison objective ».
Déjà, en août 2013, la Cour des comptes s’exprimait en des termes sans équivoque dans un référé. Selon elle, le « verrou de Bercy » est « préjudiciable à l’efficacité de la lutte contre la fraude fiscale ».
De nombreuses ONG – j’ai cité Transparency International, mais on peut ajouter Oxfam, Sherpa ou Anticor – rappellent depuis plusieurs années la désuétude de ce dispositif.
Il est donc plus que temps d’y mettre fin, car il est indispensable que la justice puisse se saisir en toute transparence des infractions fiscales, en particulier des plus graves.
Nous regrettons que le Gouvernement ait fait le choix de l’immobilisme, en n’intégrant pas cette disposition dans le projet de loi présenté le 28 mars dernier et dont nous aurons à débattre dans quelques semaines.
Effectivement, le Gouvernement continue aujourd’hui – avec des déclarations assez évolutives, mais c’est le cas depuis plusieurs années – de soutenir le dispositif. Il l’a encore fait devant la mission de l’Assemblée nationale que je mentionnais il y a quelques instants.
Il invoque des motifs d’efficacité et de compétence fiscale d’une haute technicité. Ce point de vue, pourtant, ne tient compte ni du gain d’efficacité indéniable rendu possible par la Cour de cassation, qui a étendu les moyens de l’autorité judiciaire et a permis l’ouverture d’une enquête à l’encontre de Jérôme Cahuzac au titre de blanchiment de fraude fiscale, ni de la procédure d’enquête judiciaire créée par la loi du 30 décembre 2009 de finances rectificative.
Pour peu qu’on lui en donne les moyens, la justice française ne fait pas défaut !
La situation doit aujourd’hui être assumée face à l’opinion, qui a évolué et qui est devenue plus favorable à la suppression de ce verrou après les révélations des affaires WikiLeaks, « Panama papers » et « Paradise papers ».
Ces arguments ne peuvent plus tenir devant les citoyens français, soucieux du respect des principes démocratiques. Ils ne tiennent plus devant les contribuables, qui voient le principe du consentement à l’impôt bafoué sous leurs yeux. Ils ne peuvent tenir davantage devant les justiciables français, qui ignorent sur quels critères se fonde l’administration fiscale pour désigner les 1 000 dossiers qu’elle transmet chaque année au Parquet national financier, sur les 4 000 dossiers considérés comme représentant des fraudes graves.
Selon le président de la commission des infractions fiscales, mes chers collègues, il conviendrait de ne pas divulguer les critères présidant à ces choix, qui font pourtant l’objet de poursuites, afin de ne pas permettre aux contribuables, paraît-il, de monter des stratégies d’évitement et pour laisser la justice extérieure à ces dossiers.
Face aux citoyens, contribuables et justiciables, pouvons-nous prétendre à l’efficacité d’un dispositif permettant à l’administration fiscale de traiter certains dossiers, sans contradictoire, sans motivation des décisions prises et, comme l’avait déjà souligné Éliane Houlette, précédemment citée, sans information du Parquet national financier ?
Ce dispositif, manquant de transparence, n’engendre qu’une faible coordination entre la justice et l’administration fiscale, ce à quoi nous ne pouvons nous résoudre.
À ce propos, nous pensions que M. Gérald Darmanin serait présent parmi nous aujourd’hui, mais je suis heureuse de compter sur la présence de M. Olivier Dussopt. J’ai effectivement bien noté que ce dernier avait exprimé voilà quelques mois une position allant dans notre sens, en tout cas critique à l’encontre de l’instauration du « verrou de Bercy ». J’imagine donc qu’il fera preuve d’ouverture d’esprit par rapport à notre démarche de ce jour.
On parle aujourd’hui d’une question d’efficacité. Alors que le coût actuel de la fraude fiscale pour la Nation s’établit entre 60 et 80 milliards d’euros, nous devrions donc maintenir un dispositif si efficace, prétend-on, qu’il permet de recouvrer seulement 11 milliards d’euros pour l’année 2016. Ainsi, 75 % des dossiers échappent à la justice, dans des conditions que nous ignorons, pour des motifs qui nous sont inconnus et selon des règles obscures pour tous.
S’agissant de rentabilité financière, rappelons que nul ne peut prétendre que l’intervention de l’administration permettrait de récupérer plus de fonds qu’un passage par la justice. L’exemple de Jérôme Cahuzac le montre : taxé pour comportements délictueux au regard de l’impôt, celui-ci a aussi été sanctionné, nous l’avons vu hier, la règle non bis in idem ayant été écartée.
Le risque d’engorgement est aussi évoqué par certains, notamment par la garde des sceaux, dont je regrette l’absence dans cet hémicycle – la question concerne tout de même le code pénal et le code de procédure pénale.
Cet argument est réfuté par François Molins, que j’ai déjà cité. Selon lui, l’autorité judiciaire a vocation non pas, évidemment, à se saisir des 16 000 dossiers d’irrégularité fiscale, mais à exercer le principe bien connu de l’opportunité des poursuites.
Sur la nécessaire technicité, là aussi, c’est assez étrange… En effet, la Direction générale des finances publiques ou DGFiP – le monument de compétences sur ces questions – a elle-même indiqué, dans une circulaire du 22 mai 2014, que l’instauration du parquet financier, sujet du moment, rendait possible « une spécialisation du ministère public permettant d’accroître son action contre la très grande délinquance économique et financière, dont relève la fraude fiscale complexe ».
De même, dans son rapport, notre collègue de la commission des finances, que je salue, soulignait l’apport des techniques spéciales d’enquête dont bénéficient les services judiciaires dans les cas des fraudes les plus complexes.
C’est bien dans ce cadre de collaborations que nous devons nous situer.
Mes chers collègues, il est temps ! La mission de l’Assemblée nationale va rendre son rapport. Les affaires et les révélations se succèdent. La démocratie est mise à mal. Nous devons prendre nos responsabilités !
Portant devant vous cette proposition de loi, avec l’ensemble de mes collègues du groupe socialiste et républicain, je m’exprime ici alors que des semaines d’auditions ont eu lieu à l’Assemblée nationale.
En ce moment même, les affaires dévoilées par la presse et les lanceurs d’alerte se succèdent ou sont en cours d’investigation. Chacune d’entre elles constitue un acte de résistance de la démocratie, …