Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le vice-président de la commission, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, chaque année, la fraude fiscale représente une perte de 60 à 80 milliards d’euros pour le budget de la France. Ces sommes donnent le vertige, parce qu’elles représentent environ 15 % du budget de l’État.
Au plan international comme au plan national, grâce aux lanceurs d’alerte, aux médias, aux ONG, qui ont alerté les citoyens et poussé les gouvernements à légiférer, des avancées incontestables ont été opérées ces dernières années.
À notre échelle, nous devons maintenant poursuivre l’action entamée ces cinq dernières années, que Marie-Pierre de la Gontrie a largement rappelée.
La présente proposition de loi se situe dans ce fil, et je remercie d’ailleurs notre collègue Marie-Pierre de la Gontrie d’en avoir pris l’initiative.
Ce texte est une fin en soi, parce qu’il abroge un système inacceptable sur les principes, mais il n’est pas un aboutissement, car d’autres mesures sont indispensables pour mettre sur pied un système alternatif pleinement efficace.
Qu’appelle-t-on « le verrou de Bercy » ? Aujourd’hui, même si c’est toute la société qui est spoliée par les fraudeurs, la seule entité en droit de porter plainte pour fraude fiscale est le ministère des comptes publics. Nous sommes les seuls dans le monde à appliquer une telle règle, au mépris du principe le plus fondamental de la démocratie : la séparation des pouvoirs.
On nous dit que c’est plus efficace ainsi. L’argument est à la mode chez ceux qui aspirent à réduire les contre-pouvoirs…
Un dispositif de ce type est grave sur le plan des principes. Il est de surcroît totalement injuste, si l’on considère ce délit parmi l’ensemble des autres délits. Supprimer le « verrou de Bercy » est la seule manière de lutter contre cette impression de collusion des élites qui s’assemblent pour reporter la charge fiscale sur les citoyens. En effet, aller devant le juge, écoper d’une sanction pénale a une connotation morale essentielle et dissuasive.
Face aux divers scandales, qui se répètent, les citoyens, qui, eux, ne peuvent pas « s’évader », nous interpellent et nous regardent. Le doute devant le manque de justice fiscale est présent chez tous les contribuables qui s’acquittent de leurs impôts et qui ne comprennent pas que certains puissent réaliser des « montages exotiques » pour optimiser leur fiscalité ou cacher une partie de leurs revenus ou patrimoines.
C’est aussi au nom de la concurrence déloyale que cette fraude doit être pénalement punie. Actuellement, la droiture est une faiblesse qui dessert la compétitivité des entreprises vertueuses, face à celles qui ne jouent pas le jeu.
D’ailleurs, c’est sous cet angle de la concurrence déloyale que la commissaire européenne à la concurrence, Mme Vestager, a jugé que le régime fiscal dont bénéficie, par exemple, Apple en Irlande est assimilable à des aides publiques indues qui faussent la concurrence.
Outre ces raisons de principe, de multiples raisons pratiques appellent à supprimer le « verrou de Bercy », sorte de pierre angulaire d’un système qui ne fonctionne pas.
On nous parle souvent de mutualisation, de rationalisation. Pour le coup, dans le système actuel, on a empilé les dispositifs sans les articuler : la commission des infractions fiscales, qui, comme cela a été dit, sert de filtre totalement opaque entre le ministère des finances et le parquet, analyse un quart des dossiers dits « répressifs », autrement dit les plus graves ; 10 % des mêmes dossiers sont suivis par la Brigade nationale de répression de la délinquance fiscale, la BNRDF. Il est question d’ajouter une nouvelle police fiscale, dont l’articulation avec la BNRDF est floue. Si l’on ajoute à cela que la police des douanes traite principalement de fraudes à la TVA, on réalise que le système est particulièrement complexe…
Si ce système ne fonctionne pas, c’est aussi parce qu’il n’a aucun effet dissuasif. J’en veux pour preuve que le nombre de fraudes graves est constant. Ce sont les mêmes chiffres, à quelques unités près, qui sortent chaque année : 50 000 contrôles, 16 000 manquements délibérés, 4 000 fraudes d’une gravité particulière… Il est quand même paradoxal de qualifier d’efficace un système qui ne fait pas baisser le nombre de fraudes.
Il est tout aussi paradoxal, et même intolérable, de considérer comme efficace un système qui ne permet de recouvrer que 5 à 10 % du montant total estimé de la fraude.
Pour ma part, je n’appelle pas cela un système efficace, d’autant que ce système est porteur d’effets pervers, l’administration intégrant en amont les règles de filtrage.
Le dimensionnement de la CIF ne lui permet de traiter que 1 000 dossiers par an, ce qui, de surcroît, rallonge les procédures de six mois.
Les services de Bercy s’adaptent, en transmettant 1 000 dossiers. D’où vient l’écart entre les 4 000 dossiers les plus graves et les 1 000 dossiers transmis ? C’est là un bien grand mystère.
Au-delà du problème du nombre de dossiers transmis – 1 000, qu’il vente, qu’il pleuve ou qu’il neige –, on constate que les dossiers transmis sont toujours de même nature, concernant un, deux, voire trois types de fraudes. Tous les autres échappent totalement à la justice.
Dans le même temps, les différentes enquêtes – « Papers » ou « Leaks » – montrent que les dossiers où apparaissent les noms de grandes personnalités ou de grandes entreprises ne font pas l’objet de procédures aboutissant à des peines pénales. Il faut lever le doute sur une possible sélection qui tiendrait compte du CV du contribuable plus que de l’infraction.
On nous oppose aussi souvent que les juges n’ont pas le temps, ne sont pas formés, ne s’intéressent pas à ces affaires. Il est exact que les enquêtes sont souvent limitées et ne vont pas plus loin que les dossiers transmis par les contrôleurs des impôts. Il est exact que de nombreux juges, dans les petits tribunaux notamment, sont peu formés à cette matière, voire ne le sont pas du tout, et que les audiences sont souvent rapides.
En réalité, on nous oppose comme argument ce qui est précisément une conséquence d’un système qui déresponsabilise la sphère judiciaire, qui amène à un sentiment de mise à l’écart des juges, lesquels ont l’impression que, de toute façon, les affaires les plus sensibles leur échappent…
L’ouverture au juge de la possibilité de se saisir pour blanchiment de fraude fiscale, en 2008, et la création du Parquet national financier, en 2013, ont marqué un tournant. Nous sommes aujourd’hui au bout de ces avancées. Il faut donc reprendre le chemin, franchir une nouvelle étape, d’autant que le Parquet national financier est doté de moyens insuffisants et que, dans le même temps, les effectifs des pôles économiques et financiers des parquets des tribunaux de grande instance diminuent.
Le système qui s’est construit autour du « verrou de Bercy » est à bout de souffle. Les lois précédentes ont permis de tracer les contours d’un système alternatif, fondé sur une coopération renforcée entre juges et administration fiscale, dont les pivots sont le PNF et la BNRDF. Il faut les renforcer et les placer au cœur du dispositif.
En effet, si la suppression du « verrou de Bercy » est une fin en soi, elle ouvre une nouvelle voie, dans laquelle il faut nous engager.
Cette suppression devra s’accompagner de nouvelles mesures, d’une augmentation significative des moyens mis à la disposition de la DGFiP et de la justice et d’une meilleure communication entre ces deux institutions.
Le Conseil constitutionnel a jugé qu’une double sanction pouvait s’appliquer pour les cas présentant un caractère exemplaire ou grave de par l’importance des montants en cause ou la complexité du dispositif de fraude mis en œuvre.
Ces définitions devront nous permettre d’automatiser la transmission de ces cas graves ou complexes à la justice pénale.
Il faut également renforcer les moyens, en premier lieu ceux de la DGFiP. La base de l’information, c’est le contrôle. Si l’on peut comprendre que le nombre de contrôles effectués soit calibré en fonction du nombre d’agents, il nous semble impossible de déclarer vouloir lutter véritablement contre la fraude fiscale et faire de ce combat un fer de lance de sa politique et diminuer les moyens alloués à cette lutte au lieu de les augmenter.
Comment être crédible quand on prétend se montrer moins indulgent et qu’on laisse perdurer une situation dans laquelle une société n’est contrôlée qu’une fois tous les 120 ans en moyenne ?
Le rapport d’information sur l’évaluation de la loi relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, présenté par Mme Mazetier et M. Warsmann, insiste sur les moyens humains nécessaires aux enquêtes judiciaires menées par la BNRDF.
Il est question, dans le projet de loi de M. Darmanin, de la création d’un autre service, dont on comprend mal le lien avec la BNRDF, et d’une quarantaine d’agents en redéploiement… Ce n’est pas la bonne échelle si l’on souhaite vraiment parvenir à l’étiage nécessaire.
Certains experts parlent de 400 postes. J’ignore s’ils ont raison, mais il est certain que les 40 agents évoqués seront largement insuffisants pour mener des enquêtes approfondies sur 4 000 dossiers graves et s’assurer que ceux-ci tiennent la route devant un juge.
Par ailleurs, il faut certainement s’interroger sur la nature des peines appliquées. On affiche des sanctions de plus en plus sévères – selon le projet de loi Darmanin, il serait question d’aller plus loin encore –, mais ces peines sont rarement appliquées : beaucoup de communication, peu d’efficacité !
Au Royaume-Uni, en Italie, des peines de prison ferme sont bien plus souvent prononcées. En outre, le juge peut avoir recours aux travaux d’intérêt général, peine qui présente un caractère d’exemplarité très fort. Il s’agit d’une première piste de réflexion : il serait intéressant d’envoyer tel ou tel fraudeur aider au nettoyage dans un hôpital ou effectuer d’autres tâches…
Actuellement, le juge peut prononcer une interdiction de gérer une entreprise. Toutefois, en l’absence de fichier national, cette peine est totalement inopérante. Rendons-la opérante et dissuasive.
L’inscription au casier judiciaire est rarement retenue. Ne pourrait-elle l’être beaucoup plus systématiquement ? À l’égard de la petite délinquance, on n’a pas ce genre de pudeur…
Enfin, il faut clarifier la distance entre fraude et optimisation fiscale, car c’est dans cette zone grise que tout se passe. Peut-être faut-il englober dans une même infraction le fait de frauder et de conseiller quelqu’un pour la commission d’une fraude ? Dès lors qu’un montage douteux est constaté, la charge de la preuve ne pourrait-elle être inversée ?