Monsieur le président, madame la garde des sceaux, chers collègues, la loi est en quelque sorte un substitut aux vertus, disait Montesquieu. Ne l’oublions pas !
Nul n’ignore dans cette assemblée le contexte historique qui a présidé à la naissance de la Ve République il y a maintenant soixante ans. L’instabilité gouvernementale de la IIIe et de la IVe République, souvent dénoncée en raison du rôle des partis politiques et du poids des assemblées, a conduit en contrepoint à construire un exécutif fort. Or d’autres démocraties fonctionnent aussi bien que la nôtre sans que l’exécutif y soit doté de prérogatives aussi importantes. Il faut donc se souvenir que ce sont bien des circonstances historiques exceptionnelles, notamment l’incapacité du régime mis en place en 1946 à répondre au défi de l’insurrection de 1958, qui expliquent en grande partie l’instauration de la Ve République en France et la mise en place d’un parlementarisme hyperrationalisé et, par la suite, hyperprésidentialisé ; j’y reviendrai.
La tendance de l’hyperprésidentialisation s’est atténuée, mais la réforme qui nous est proposée nous ferait revenir en arrière. En effet, la Ve République a accordé des pouvoirs relativement marginaux à notre parlement comparativement à ceux qui existaient sous les républiques précédentes. En synthétisant, on peut dire que notre Constitution a complètement déplacé le centre décisionnel de l’État, du Parlement vers l’exécutif. En clair, entre les élections en France, c’est à l’exécutif qu’il revenait de déterminer les orientations de l’action politique.
Par ailleurs, l’élection au suffrage universel direct du Président de la République a fait glisser notre pays, dans les classifications internationales, dans la catégorie des régimes semi-présidentiels, caractérisés par une responsabilité duale : le Gouvernement a besoin d’être soutenu et/ou accepté non seulement par le Parlement, mais également par le Président de la République.
Le système français se singularise par la place qu’occupe la fonction présidentielle. Cette dernière concentre tous les pouvoirs – hors cohabitation – et les conserve, du moins dans leur faculté d’empêcher, pendant cette cohabitation.
Par ailleurs, on le sait, le passage au quinquennat et l’organisation des élections législatives à l’issue de l’élection présidentielle rendent désormais presque improbables les périodes de cohabitation, les élections législatives faisant office de lune de miel dans la mesure où elles ne sont que des élections de confirmation.
Du point de vue symbolique, le fait que le Président de la République apparaisse dès le titre II de notre Constitution est sans doute révélateur. Je ne vais pas citer l’ensemble des articles qui montrent sa puissance, mais je rappelle que l’article 5, en lui confiant un rôle d’arbitre, lui donne, selon l’expression de Georges Burdeau, en 1959, « le vrai pouvoir d’État » et que l’article 19 lui confère de nombreux pouvoirs dispensés de contreseing ; n’oublions pas non plus l’article 16, même si son utilisation reste exceptionnelle.
Compte tenu de l’accumulation de toutes ces dispositions, les experts sont unanimes pour classer notre parlement parmi les parlements faibles au niveau international. Je tiens à préciser que, même après la réforme de 2008, notre parlement reste très faible, voire défaillant si on le compare aux parlements d’autres démocraties occidentales. La proposition qui nous est faite vise donc à revenir sur une situation déjà défavorable au Parlement.
Je ne reviendrai pas sur les différents mécanismes de parlementarisme rationalisé, dont nous avons eu une illustration ce soir. Les réformes successives ont tenté de corriger cette tendance inhérente à la Ve République. Je tiens cependant à souligner qu’elles ont toutes été menées dans le sens de nouvelles conquêtes pour le Parlement et que, la plupart du temps, on a fait appel à des comités d’experts, qu’ils soient présidés par des élus ou par des universitaires, pour tenter de corriger les maux connus de notre Constitution.
Je pense qu’il est inutile de revenir sur les avancées de la révision de 2008. Elles sont certes importantes, mais ne suffisent pas à corriger le déficit structurel de pouvoir de notre parlement.
C’est là qu’intervient le projet de loi constitutionnelle qui nous sera bientôt soumis. Alors que l’histoire constitutionnelle va normalement en montant, la réforme qui nous est proposée lui ferait décrire un cercle. La perspective est en effet de revenir en arrière, et même avant la République de 1958, à une période où le Parlement était infantilisé.
Dans sa récente adresse au Parlement européen, le Président de la République a appelé l’Europe à résister aux tentations autoritaires. Heureuse inspiration sémantique quand le projet de réforme institutionnelle qui nous est présenté revêt précisément toutes les caractéristiques de l’autoritarisme ! Nous assistons vraiment à un retour vers le futur, pour reprendre le titre d’un film connu, tant les droits du Parlement connaissent une régression drastique.
La révision constitutionnelle de 2008 a opéré un nouveau partage de l’ordre du jour ; le Gouvernement nous propose tout simplement d’y mettre fin en empiétant sur l’initiative parlementaire et, par conséquent, en réduisant les droits des groupes minoritaires et d’opposition.
Le Sénat a su faire preuve de sérieux pour limiter l’inflation du nombre d’amendements, mais ce n’est manifestement pas suffisant. Au lieu de s’interroger sur la qualité initiale de la loi, des études d’impact ou la nature fourre-tout de certains textes, le Gouvernement renforce ou veut renforcer les irrecevabilités pour encadrer au maximum le droit d’amendement, qui est essentiel à la fabrique d’une loi de qualité quand il n’en transforme pas complètement et radicalement l’économie. Le Parlement n’est probablement plus celui de l’éloquence, il doit cependant demeurer l’arène essentielle du débat démocratique.
Que dire encore de la réforme de la navette parlementaire, qui réduit tout simplement le Sénat à un rôle de spectateur, alors que sa mission est essentielle au fonctionnement du bicamérisme ?
Il n’y a aucune efficacité à la dégradation du travail parlementaire, à plus forte raison quand il s’agit de la loi de finances, poussant ainsi subtilement à adopter le budget par ordonnances. Je vous le rappelle, l’Allemagne adopte ses textes en moyenne en 152 jours, contre 149 en France et 30 en Hongrie. Mais je ne sais pas s’il faut se tourner vers cet exemple…