Madame la présidente, madame la ministre, madame la secrétaire d’État, monsieur le président de la commission, mes chers collègues, la loi de programmation militaire 2019–2025 intervient dans un contexte international tendu, tant aux pourtours de l’Union européenne qu’au Moyen-Orient ou en Asie. Nous sommes loin de la « fin de l’Histoire » annoncée par certains analystes il y a trente ans.
Ces crises mal anticipées ont amené les armées à être engagées très au-delà de leurs contrats opérationnels, accélérant l’usure des matériels et des hommes, obérant les temps de repos ou de formation des personnels. Il apparaît peu probable qu’il en soit autrement demain, tant les foyers ardents de crise sont nombreux, les acteurs divers et imprévisibles. Se maintenir à ce niveau d’engagement me semble difficile ; aller au-delà serait hasardeux, voire dangereux. Personne ne peut dire de quoi demain sera fait ; c’est bien là la difficulté posée par cette LPM, qui renvoie l’essentiel de l’effort à des échéances plus lointaines.
J’aborderai d’abord le programme 144, à propos duquel je m’attacherai au point, essentiel, des études amont. Mon appréciation, en la matière, est nuancée : le projet de loi – il faut le souligner – comporte un élément positif, à savoir l’augmentation des crédits d’études amont, mais celle-ci s’inscrit dans un contexte très flou.
Cette hausse prévue de 37 % est bel et bien significative et correspond aux attentes de notre commission, exprimées l’année dernière, bien qu’on puisse toujours se demander si l’accélération des efforts de recherche des autres pays n’est pas plus forte encore.
La vitalité de notre base industrielle et technologique de défense repose de façon importante sur ces crédits d’études amont. Ainsi, dans le cas de grands acteurs industriels présents dans le monde entier, ces crédits contribuent de façon importante à l’attractivité de notre pays comme lieu de localisation des centres de recherche.
À l’autre extrémité de l’échelle industrielle, la question de l’accès des PME et des ETI, ou entreprises de taille intermédiaire, à ces crédits d’études amont est tout aussi cruciale, compte tenu, d’une part, du rôle qu’elles jouent dans l’innovation et, d’autre part, des difficultés d’accès aux financements bancaires, notamment liées aux règles de « compliance ». Madame la ministre, les banques préfèrent financer des applications pour mobiles que les PME de la défense ; c’est un problème sur lequel nous devrons nous pencher.
Au chapitre des études amont, j’ouvre une parenthèse pour rappeler l’importance de celles qui portent sur le projet du futur porte-avions. Je ne m’appesantirai pas sur l’opportunité de se doter d’un nouvel outil de projection de puissance – le déploiement du groupe aéronaval au Levant en a démontré toute la plus-value opérationnelle. Cela étant, compte tenu des délais, les études doivent être lancées au plus vite pour permettre au Président de la République de trancher à l’horizon 2020–2021.
Je ne débattrai pas ici de l’opportunité d’un éventuel service national universel, ou SNU, mais j’insiste – cela a été fait précédemment – pour que sa mise en œuvre ne soit pas réalisée, ni en crédits ni en personnels, sur les ressources de cette LPM.
Par ailleurs, dans un monde où la prolifération progresse de manière inquiétante, notre dissuasion, dans ses deux composantes, doit rester la garantie ultime de notre sécurité. Tout ajustement budgétaire inconsidéré entraînerait une perte de nos capacités opérationnelles, sur laquelle il serait quasi impossible de revenir ultérieurement.
Sur les grands équipements, cette LPM prévoit des commandes permettant un renouvellement des moyens et un rattrapage, parfois lent, de certaines des lacunes capacitaires, comme pour les avions ravitailleurs, mais ne laisse guère de marge et renvoie à des échéances éloignées. Encore faut-il aussi espérer qu’il n’y ait pas de difficultés après l’entrée en service des équipements, comme ce fut le cas pour l’A400M ou certains véhicules des forces spéciales.
Par ailleurs, je ne voudrais pas que, à trop vouloir montrer le principal, on en oublie l’accessoire, tout aussi indispensable. Ce renouvellement ne doit pas occulter la problématique des munitions, en particulier des munitions « complexes », pour lesquelles les dotations devront être suffisantes pour couvrir les opérations et l’entraînement. De même, si la LPM prévoit bien la modernisation des avions de patrouille maritime, il conviendra d’éviter les tensions sur les bouées acoustiques, essentielles dans la lutte anti-sous-marine, notamment pour la surveillance de nos approches.
Depuis plusieurs années, assurer pleinement notre souveraineté sur notre zone économique exclusive, ou ZEE, est devenu un défi. Les évolutions du parc de patrouilleurs étaient plus que nécessaires. Au regard des espaces considérables de ZEE à surveiller, les mailles du filet resteront larges. Imagine-t-on un seul camion de pompiers pour couvrir la superficie d’une région comme la Bretagne ou ma Normandie ?
Madame la ministre, nous devons préserver nos intérêts économiques, lutter contre les prédations sur la ressource halieutique, le sable et les autres richesses du sous-sol, et peut-être également demain défendre de vive force nos territoires lointains.
Les ressources humaines constituent un autre point favorable abordé par la loi de programmation. Beaucoup a été demandé aux personnels de la défense, dans un contexte de déflations massives et de recrudescence des engagements. Nous saluons tous ici leur dévouement. Ne plus avoir à acheter eux-mêmes certains de leurs effets, pouvoir prendre leurs congés ou réussir leur reconversion, ce sont autant d’attentes légitimes des militaires. En outre, ces derniers ne sont pas des citoyens de seconde zone. Par conséquent, il me semble nécessaire de ne pas poser d’incompatibilités trop restrictives entre leurs fonctions et certains mandats locaux.
Dans cet avenir incertain, beaucoup d’espoirs sont placés dans la coopération européenne, qui permet mutualisation et économies, au moment où la sophistication des équipements tire les coûts vers le haut. Gardons-nous toutefois de tomber dans l’excès de confiance. Il faudra plus que des déclarations d’intention et des moyens comptés pour contrer les mastodontes de la défense que sont les entreprises américaines et la montée en puissance des pays émergents.
Ce nouveau « paradigme » ne doit dissimuler ni les écueils ni les résultats parfois mitigés en matière de coopération européenne. La convergence des doctrines, l’harmonisation des expressions de besoins et l’alignement des calendriers opérationnels sont des conditions du succès des coopérations, mais se révèlent difficiles à obtenir. Il faudra aussi s’entendre jusque sur les mots, car, en matière d’industrie de défense, la France pense « défense », alors que l’Allemagne pense « industrie ». Dans un partenariat industriel, ces divergences d’appréciation peuvent conduire à de graves désillusions. Pour simplifier, l’Allemagne produit et vend, tandis que la France tire et paye ! §Cette asymétrie n’est pas viable durablement. Au final, si les coopérations sont mal conduites, elles aboutissent à des retards et des surcoûts.
Au-delà des rapprochements, de la coopération, c’est aussi vers davantage de solidarité entre Européens qu’il faudra tendre.
Pour conclure, dans une époque marquée par une multiplication des tensions et du terrorisme, alors que les vastes espaces de plus en plus contestés sont à surveiller, nous avons besoin d’un outil militaire moderne et dimensionné pour assurer notre sécurité.
Cette loi de programmation est une étape, certes, positive, mais de nombreuses incertitudes persistent. Il en faudra sans doute davantage pour aborder l’avenir plus sereinement. Au final, madame la ministre, j’espère que vous saurez entendre les observations du Sénat et retenir ses propositions, dans l’intérêt même du monde combattant.