Intervention de Bertrand Martinot

Commission des affaires sociales — Réunion du 23 mai 2018 à 9h00
Projet de loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel — Audition de M. Bertrand Martinot directeur général adjoint des services de la région ile-de-france chargé du développement économique de l'emploi et de la formation et de Mme Anne-Valérie Aujames et M. Alain Bao représentants de la fédération nationale des associations régionales de directeurs de centres de formation d'apprentis fnadir

Bertrand Martinot, directeur général adjoint des services de la région Ile-de-France chargé du développement économique, de l'emploi et de la formation :

Le Gouvernement a saisi l'importance stratégique de la formation professionnelle et de l'apprentissage. Outre le projet de loi qui nous occupe ce matin, le programme d'investissement dans les compétences (PIC) me paraît très correctement ciblé et cherche à répondre aux besoins du marché du travail.

Si le Gouvernement tient un discours en pointe sur l'apprentissage attendu par les régions, les chefs d'entreprise et les familles, son projet de loi présente des difficultés majeures. L'apprentissage est réformé en France en moyenne tous les quatre ans, tandis qu'en Allemagne, son dispositif demeure pérenne depuis 1969. L'assouplissement des modes de rupture et de l'amplitude horaire du contrat d'apprentissage fait l'objet d'un consensus parmi les représentants des entreprises.

Le problème de ce projet de loi réside avant tout dans les mécanismes de financement de l'apprentissage, qui sont radicalement modifiés. Cependant, cette démarche ne s'appuie sur aucune expertise préalable. Le seul document qui mentionne les modes de financement de l'apprentissage émane du Medef et a été publié en janvier 2017, soit quelques mois avant les élections présidentielles. Seules trois lignes de l'étude d'impact annexée au projet de loi sont consacrées à la justification de la suppression de la compétence régionale en matière d'apprentissage. Je les cite : « À cela [l'absence de personnalité juridique des CFA], s'ajoute un processus de création d'un CFA considéré de façon quasi-unanime comme lourd et non réactif, qui s'avère être un frein au développement de l'apprentissage en empêchant de répondre rapidement à la demande des entreprises. »

Un tel constat n'est étayé par aucune donnée ; nous ne disposons d'aucun rapport parlementaire, de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) ou de la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) sur cette question. En région Ile-de-France, qui représente 20 % de l'apprentissage en France, je n'ai pas entendu ce genre de critiques. De façon quasi-unanime, comme l'aurait dit un humoriste célèbre, « on s'autorise à penser dans les milieux autorisés » que les CFA ne fonctionnent pas ! Aucune parmi les 400 branches ou les 1 000 fédérations professionnelles n'a souscrit à un tel constat ! Aucun chiffrage n'est également donné sur l'impact financier de cette réforme sur les 900 CFA. A masse financière constante, cette réforme générera nécessairement des gagnants et des perdants.

Retirer la compétence de l'apprentissage aux régions pour les transférer aux branches professionnelles et à leurs organismes paritaires collecteurs agréés (OPCA) est le contraire de la démarche suivie par le Gouvernement en matière de formation professionnelle, qui vise à retirer à ces organismes une partie de leur mainmise sur un secteur suradministré en France. A l'inverse, le Gouvernement opère un mouvement historique inouï depuis 1919, en transférant aux quelque 400 branches et 400 commissions paritaires d'emploi et de formation la compétence pour fixer, au niveau national, les taux de prise en charge des contrats d'apprentissage. Les rapports de force entre organisations patronales et syndicales au sein des branches vont donc prévaloir sur la rationalité économique pour fixer ces taux. Le système, à l'encontre des annonces du Gouvernement, devrait être encore plus administré qu'aujourd'hui !

Une telle démarche va induire une augmentation des frais de gestion, via la création des observatoires de branches destinés à combler le manque de compétence des OPCA. Elle va consommer la rupture avec l'enseignement professionnel, dont la réforme aurait dû être conduite en même temps que celle de l'apprentissage. Alors que l'Allemagne n'a pas de lycée professionnel, la voie scolaire cannibalise, en France, l'apprentissage ; ce point n'est même pas abordé par la loi ! Plutôt que d'unir au sein de la région les CFA et les lycées professionnels, on va plutôt les éloigner les uns des autres. Ainsi, les CFA vont dériver dans le champ de la voie professionnelle, tandis que les lycées professionnels resteront dans le giron de l'Éducation nationale. Une telle évolution bat ainsi en brèche les efforts des régions chargées d'élaborer la carte de la formation professionnelle initiale. Les branches n'ont, sauf exception, aucune vision régionale et la réduction de leur nombre peine à se concrétiser. Seules les régions sont à même d'avoir cette vision territoriale.

En outre, la démarche du projet de loi me semble relever d'un contresens historique. En effet, l'évolution générale de l'économie française ne repose guère sur une logique de branches, mais plutôt sur la tertiarisation des activités et la transversalité des formations. Deux tiers des apprentis en Ile-de-France se trouvent dans des établissements supérieurs où les formations dispensées ne relèvent pas des branches, à l'instar du marketing, des fonctions RH ou support. Or, la réforme entraînera une disparité dans la prise en charge du contrat d'apprentissage en fonction de la branche d'activités. C'est là un contresens total ! L'économie nécessite des compétences transversales ! La plupart des CFA ressortissant de plusieurs branches, voire de chambres consulaires, ont pour fonction d'unifier la gouvernance des petites branches.

Le traitement des inégalités entre CFA et entre régions pose également problème. Ainsi, le CFA Ferrandi propose un baccalauréat professionnel cuisine estimé à 12 000 euros par an, contre 8 000 euros en moyenne dans le reste du pays. Qu'adviendra-t-il lorsque la branche hôtellerie restauration fixera le coût de ce diplôme ? Que deviendra le CFA Ferrandi qui est plus cher que la moyenne, en raison de sa localisation et du coût de ses professeurs de réputation internationale ? Un contrat d'apprentissage en Ile-de-France coûte en moyenne 1 000 euros de plus que dans la moyenne nationale, en raison notamment du coût des loyers et du foncier. Que faire lorsque les opérateurs de compétences prendront en charge les contrats d'apprentissage à un coût moins élevé, de l'ordre de 1 000 euros que leur coût réel ?

Tous les contrats seront-ils financés ? La ministre nous a assuré qu'aucune entreprise ne se verrait opposer par l'opérateur des compétences une absence de financement. Cependant, le projet de loi ne comporte aucun mécanisme assurant le financement à moyen terme de tous les contrats, notamment si l'on assiste à une forte augmentation du nombre d'apprentis. Comment l'augmentation du nombre d'apprentis sera-t-elle financée ? Les branches vont ainsi être incitées à fixer les taux de prise en charge les plus élevés possibles pour protéger leur appareil de formation, ce qui ne manquera pas d'amorcer une spirale inflationniste. Les recommandations de France Compétences ne seront pas coercitives et, par conséquent, faute d'un mécanisme automatique de financement aujourd'hui assuré par les régions, l'inflation des taux de prise en charge ne sera pas jugulée. Actuellement, l'ensemble des contrats est financé grâce au soutien des régions.

Selon la branche à laquelle l'apprenti appartient, le taux de prise en charge pour une même formation pourra être différent. Cette situation est absurde ! Les apprentis pourraient alors être orientés par les CFA vers les employeurs dont les branches sont les plus rémunératrices.

Les régions disposeront de ressources résiduelles pour assurer des compétences désormais non obligatoires, qu'il s'agisse du fonctionnement des CFA ou de subventions à l'investissement. Les régions, dans leur majorité, oeuvrent désormais en faveur du développement de l'apprentissage. La subvention d'organismes privés, sur lesquels la région n'exercerait aucune prise, n'est par définition pas garantie. La région Ile-de-France consacre 30 millions d'euros annuellement à l'investissement des CFA au service d'une stratégie régionale matérialisée par des contrats de performance. Pourquoi une collectivité publique financerait-elle les activités d'organismes privés sur lesquels elle n'exerce aucun contrôle ? Quelle sera son incitation à agir et à investir ?

En outre, la question du contrôle se pose, l'apprentissage étant financé aujourd'hui sur fonds publics. Demain, la cotisation unique de formation professionnelle et l'apprentissage sera également une imposition de toute nature. Or, toute utilisation de l'argent public doit être contrôlée. Aujourd'hui, chaque CFA signe une convention avec la région qui comprend des éléments de reporting financier et de contrôle qui permettent de s'assurer de la bonne utilisation des deniers publics. L'apprentissage est alimenté à 100 % par les fonds publics, dont l'utilisation serait contrôlée par les services régionaux de contrôle. Ainsi, 150 agents devraient contrôler les quelques 75 000 organismes de formation que compte notre pays, ainsi que 20 organismes collecteurs de la taxe d'apprentissage (Octa), 13 Fonds de gestion des congés individuels de formation (Fongecif) et désormais près de 900 CFA ! Manifestement, la loi ne sera pas effective et des dérives sont prévisibles. Plusieurs milliards d'euros d'argent public ne seront pas soumis au contrôle de la puissance publique ! Que deviendront les excédents des CFA ? Ceux-ci sont actuellement réinvestis dans les plateaux techniques, dans le cadre de leur convention ou ils sont reversés à la région. Le financement est ainsi bouclé sur lui-même et demeure dans la sphère publique. Avec cette nouvelle loi, que va désormais faire un CFA avec ses gains sur les contrats ? Va-t-il rémunérer ses actionnaires ? Je ne connais pas de système en France où il est possible de faire des profits avec de l'argent public ! Le projet de loi présenté ne mentionne aucun mécanisme assurant le fléchage de ces excédents vers l'apprentissage.

Enfin, aucune étude d'impact n'est consacrée à la transition vers ces nouveaux taux de prise en charge qui entreront en vigueur le 1er janvier 2020 ni à la problématique de trésorerie annuelle qu'ils entraîneront. Aucune simulation financière n'a été conduite sur cette réforme de l'apprentissage qui représente pourtant une masse financière de 2 milliards d'euros !

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