Je vous remercie de me faire l'honneur de m'inviter à participer à vos réflexions sur la différenciation territoriale. Le sujet fait écho à l'avis du Conseil d'État du 7 décembre dernier et au projet de loi constitutionnelle et concerne à la fois le droit à l'expérimentation, le droit à l'adaptation et la possibilité de doter de compétences différentes des collectivités territoriales de même catégorie.
L'expérimentation peut servir l'adaptation en ce qu'elle permet de vérifier qu'une telle adaptation est pertinente et ne présente aucun danger. Toutefois, l'idée d'expérimentation renvoie à une technique d'élaboration des normes fondée sur l'expérience et l'évaluation, plutôt qu'à la finalité d'une différenciation territoriale. L'adaptation rompt, pour sa part, avec le principe d'universalisme républicain. Lors de la révision constitutionnelle de 2003, le Sénat plaidait pour que soit introduite la possibilité d'appliquer des normes différentes sur différentes parties du territoire. L'expérimentation devait précéder une telle différenciation. Mais la loi organique a exigé qu'elle se solde par une décision de généralisation ou d'abandon : l'expérimentation doit avoir pour objectif la définition d'une norme pertinente sur l'ensemble du territoire, tandis que l'adaptation revient à envisager des normes différentes.
En 2003, seule l'expérimentation a donc abouti. L'adaptation représente-t-elle pour autant un danger pour la République ? Dans la mesure où elle demeure encadrée, je ne le crois pas. Il en résultera certes une moindre lisibilité du droit et une complexité évidente, mais ces inconvénients apparaissent moindres que les désavantages de l'uniformité, rassurante mais fort handicapante en ce qu'elle privilégie la forme sur le fond.
Depuis le rapport sénatorial de la mission commune d'information chargée de dresser le bilan de la décentralisation et de proposer les améliorations de nature à faciliter l'exercice des compétences locales, publié en 2000, nous savons que l'égalité formelle n'est pas l'égalité réelle. Le Conseil constitutionnel a lui-même jugé, dans sa décision du 26 janvier 1995 sur la loi du 4 février 1995 d'orientation pour l'aménagement et le développement du territoire, que le législateur, en prévoyant la passation de conventions locales et régionales destinées à tenir compte de la spécificité des situations territoriales, avait mis en place « une procédure qui, loin de méconnaître le principe d'égalité, constitue un moyen d'en assurer la mise en oeuvre ». Dans le cas qui nous préoccupe, la situation est différente puisqu'il s'agit de laisser aux collectivités territoriales le soin d'adapter des textes aux réalités locales sur autorisation du législateur ou du pouvoir réglementaire. Cette habilitation constitue, avec l'interdiction de mettre en cause les conditions essentielles d'exercice des libertés publiques et des droits constitutionnellement garantis, une assurance contre tout excès. Les autorités étatiques resteront maîtresses de la procédure.
L'adaptation des normes étatiques est une alternative au système, en vigueur dans d'autres pays européens, qui confie aux collectivités infra-étatiques un pouvoir normatif, et que la France, se voulant unitaire, refuse. Si les adversaires de ce système, au nom de la même idéologie, s'opposent également au droit à l'adaptation des normes et à son application effective, ils prendront alors le risque de créer les conditions de l'attribution d'un véritable pouvoir normatif aux collectivités territoriales. On ne peut en effet affirmer qu'on administre mieux au plus près des citoyens et continuer d'imposer l'exercice uniforme des compétences locales ! Il en résulte, de toute évidence, une perte d'efficacité des politiques publiques et des surcoûts, qui conduiront à la ruine du système de centralisation normative. L'adaptation du droit constitue une réponse à cet enjeu ; la refuser revient à prendre le risque de devoir accepter un jour, sous la pression des événements, une décentralisation du pouvoir normatif. Elle existe d'ailleurs déjà : rappelez-vous que l'article 1er de la loi du 7 août 2015, dite loi NOTRe, a donné à un ou plusieurs conseils régionaux la possibilité de demander la modification ou l'adaptation de dispositions législatives ou réglementaires relatives aux compétences, à l'organisation ou au fonctionnement d'une, de plusieurs ou de l'ensemble des régions. Malheureusement, cette possibilité n'a jamais été utilisée.
J'observe chez les élus locaux un réel malaise. Ils déplorent que le droit soit trop précis et insuffisamment adapté à leur territoire, mais il leur est difficile d'indiquer avec précision quels sont les textes qui posent problème. Le droit à l'adaptation, indispensable, ne suffira donc pas, c'est pourquoi je propose d'explorer d'autres voies.
En premier lieu, plutôt que d'avoir recours à une procédure lourde - consistant, pour une collectivité, à demander à être autorisée à adapter une norme en soumettant au législateur ou au pouvoir réglementaire une nouvelle rédaction, qui fera l'objet de tractations au risque de perdre une partie de sa pertinence - je suggère de créer une procédure par laquelle une ou plusieurs collectivités puissent demander l'abrogation de dispositions réglementaires. Les décrets sont parfois trop précis. Les collectivités territoriales disposant d'un pouvoir réglementaire subsidiaire, il n'y aurait aucun inconvénient à abroger de telles dispositions, à supposer qu'elles ne soient pas nécessaires à l'exécution de la loi. Les collectivités compétentes pourront alors fixer elles-mêmes des normes réglementaires de troisième niveau. Un tel dispositif permettrait d'éviter les négociations entre le Parlement et une collectivité territoriale sur la nouvelle rédaction d'une norme, comme l'éventuelle mauvaise volonté des services de l'État, qui, parfois, reviennent sur les ouvertures accordées par le Parlement. Une cellule pourrait être créée pour rechercher les dispositions réglementaires non nécessaires et les abroger.
Ma seconde proposition vise à contourner la difficulté d'identifier l'alinéa du décret qui serait responsable, faute d'adaptation, de l'inefficacité locale d'une politique publique. Il s'agirait simplement que le législateur renvoie plus souvent, pour l'application des lois, au pouvoir réglementaire local. Dans sa décision du 17 janvier 2002 sur la loi relative à la Corse, le Conseil constitutionnel l'autorise expressément, en se fondant sur les articles 21 et 72 de la Constitution. Avant 2002, les régions ne pouvaient accorder d'aides directes aux entreprises que si un décret en avait fixé le régime juridique. Depuis, la loi a permis aux assemblées délibérantes régionales de fixer elles-mêmes le régime juridique des aides directes et a renvoyé au pouvoir réglementaire local les modalités d'application. Nul ne peut nier l'intérêt d'adapter ces aides aux besoins des territoires ! La politique économique ne peut être identique d'une région à l'autre. Cette voie d'adaptation du droit ne requiert en outre aucune révision constitutionnelle.
J'aborderai enfin le droit à la différenciation des compétences au sein d'une même catégorie de collectivités territoriales. À cet égard, le principal intérêt du projet gouvernemental est de donner à cette possibilité une confirmation constitutionnelle.
Il semble difficile, lors de l'adoption d'une loi, d'envisager que telle ou telle collectivité territoriale puisse exercer une compétence différente de celle confiée à sa voisine. Si vous me permettez cette réflexion d'universitaire, cela pourrait, en outre, ouvrir la voie à des interventions personnelles des parlementaires, par ailleurs élus locaux, qui souhaiteraient favoriser leur collectivité au détriment d'une autre. Pourtant, je le reconnais, cette possibilité de différenciation est nécessaire, notamment dans le cadre du repositionnement local qui a cours entre métropole et départements.
Dès lors, il me semble préférable que les compétences des collectivités d'une même catégorie ne soient différenciées qu'en réponse à la demande, formulée par telle ou telle d'entre elles, de modification de la loi procédant à la répartition des compétences, ou par la voie de l'appel à compétence explorée en particulier par la loi du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales : lorsqu'une compétence n'est pas liée à un niveau de collectivité, elle peut être exercée par la collectivité qui le souhaite. Cette procédure diffère des délégations de compétence, qui ne fonctionnent guère.