Nous accueillons, pour évoquer les questions relatives à la différenciation territoriale, M. André Laignel, ancien ministre, maire d'Issoudun et premier vice-président de l'Association des maires de France (AMF), Mme Géraldine Chavrier, professeure de droit public à l'université Paris I Panthéon-Sorbonne, et M. Ferdinand Melin-Soucramanien, professeur de droit public à l'université de Bordeaux. Notre commission des lois a souhaité vous entendre pour étayer sa réflexion à l'aube d'une modification des règles constitutionnelles.
Sous l'impulsion du gouvernement de Jean-Pierre Raffarin ont été introduites dans la Constitution, en 2003, des dispositions ouvrant aux collectivités territoriales une possibilité d'expérimentation, assorties toutefois de contraintes qui en ont restreint le champ et ont rendu impossible la pérennisation des mesures prises à titre expérimental, sauf à les généraliser. À l'aune de cette expérience peu convaincante, la réflexion a considérablement progressé et le Gouvernement a saisi, il y a quelques mois, le Conseil d'État d'une demande d'avis sur ces questions. Extrêmement documenté et fort intéressant, cet avis propose des solutions dont le Gouvernement s'est en partie inspiré pour élaborer son projet de loi constitutionnelle, qui sera examiné par l'Assemblée nationale aux mois de juin et de juillet avant de nous être soumis. Les questions qu'il pose renvoient à des problématiques complexes, compte tenu de notre attachement au principe d'égalité et de notre souci que les normes produites par les collectivités territoriales n'entrent pas en rivalité avec la loi. Nous serons évidemment attentifs à ce qu'une révision constitutionnelle ne dote pas les collectivités territoriales de pouvoirs équivalents à ceux du législateur, ni à ceux du Premier ministre dans l'exercice de son pouvoir réglementaire. Néanmoins, le Sénat, dont l'une des vocations est de représenter les collectivités territoriales, souhaite leur permettre d'explorer un champ plus vaste de différenciation que celui ouvert par le seul droit à l'expérimentation. J'ai conscience qu'en soumettant une évolution de la Constitution à cette double contrainte, je laisse un espace assez limité aux voies de solution, raison pour laquelle j'ai souhaité que nous vous consultions.
Je vous remercie de me faire l'honneur de m'inviter à participer à vos réflexions sur la différenciation territoriale. Le sujet fait écho à l'avis du Conseil d'État du 7 décembre dernier et au projet de loi constitutionnelle et concerne à la fois le droit à l'expérimentation, le droit à l'adaptation et la possibilité de doter de compétences différentes des collectivités territoriales de même catégorie.
L'expérimentation peut servir l'adaptation en ce qu'elle permet de vérifier qu'une telle adaptation est pertinente et ne présente aucun danger. Toutefois, l'idée d'expérimentation renvoie à une technique d'élaboration des normes fondée sur l'expérience et l'évaluation, plutôt qu'à la finalité d'une différenciation territoriale. L'adaptation rompt, pour sa part, avec le principe d'universalisme républicain. Lors de la révision constitutionnelle de 2003, le Sénat plaidait pour que soit introduite la possibilité d'appliquer des normes différentes sur différentes parties du territoire. L'expérimentation devait précéder une telle différenciation. Mais la loi organique a exigé qu'elle se solde par une décision de généralisation ou d'abandon : l'expérimentation doit avoir pour objectif la définition d'une norme pertinente sur l'ensemble du territoire, tandis que l'adaptation revient à envisager des normes différentes.
En 2003, seule l'expérimentation a donc abouti. L'adaptation représente-t-elle pour autant un danger pour la République ? Dans la mesure où elle demeure encadrée, je ne le crois pas. Il en résultera certes une moindre lisibilité du droit et une complexité évidente, mais ces inconvénients apparaissent moindres que les désavantages de l'uniformité, rassurante mais fort handicapante en ce qu'elle privilégie la forme sur le fond.
Depuis le rapport sénatorial de la mission commune d'information chargée de dresser le bilan de la décentralisation et de proposer les améliorations de nature à faciliter l'exercice des compétences locales, publié en 2000, nous savons que l'égalité formelle n'est pas l'égalité réelle. Le Conseil constitutionnel a lui-même jugé, dans sa décision du 26 janvier 1995 sur la loi du 4 février 1995 d'orientation pour l'aménagement et le développement du territoire, que le législateur, en prévoyant la passation de conventions locales et régionales destinées à tenir compte de la spécificité des situations territoriales, avait mis en place « une procédure qui, loin de méconnaître le principe d'égalité, constitue un moyen d'en assurer la mise en oeuvre ». Dans le cas qui nous préoccupe, la situation est différente puisqu'il s'agit de laisser aux collectivités territoriales le soin d'adapter des textes aux réalités locales sur autorisation du législateur ou du pouvoir réglementaire. Cette habilitation constitue, avec l'interdiction de mettre en cause les conditions essentielles d'exercice des libertés publiques et des droits constitutionnellement garantis, une assurance contre tout excès. Les autorités étatiques resteront maîtresses de la procédure.
L'adaptation des normes étatiques est une alternative au système, en vigueur dans d'autres pays européens, qui confie aux collectivités infra-étatiques un pouvoir normatif, et que la France, se voulant unitaire, refuse. Si les adversaires de ce système, au nom de la même idéologie, s'opposent également au droit à l'adaptation des normes et à son application effective, ils prendront alors le risque de créer les conditions de l'attribution d'un véritable pouvoir normatif aux collectivités territoriales. On ne peut en effet affirmer qu'on administre mieux au plus près des citoyens et continuer d'imposer l'exercice uniforme des compétences locales ! Il en résulte, de toute évidence, une perte d'efficacité des politiques publiques et des surcoûts, qui conduiront à la ruine du système de centralisation normative. L'adaptation du droit constitue une réponse à cet enjeu ; la refuser revient à prendre le risque de devoir accepter un jour, sous la pression des événements, une décentralisation du pouvoir normatif. Elle existe d'ailleurs déjà : rappelez-vous que l'article 1er de la loi du 7 août 2015, dite loi NOTRe, a donné à un ou plusieurs conseils régionaux la possibilité de demander la modification ou l'adaptation de dispositions législatives ou réglementaires relatives aux compétences, à l'organisation ou au fonctionnement d'une, de plusieurs ou de l'ensemble des régions. Malheureusement, cette possibilité n'a jamais été utilisée.
J'observe chez les élus locaux un réel malaise. Ils déplorent que le droit soit trop précis et insuffisamment adapté à leur territoire, mais il leur est difficile d'indiquer avec précision quels sont les textes qui posent problème. Le droit à l'adaptation, indispensable, ne suffira donc pas, c'est pourquoi je propose d'explorer d'autres voies.
En premier lieu, plutôt que d'avoir recours à une procédure lourde - consistant, pour une collectivité, à demander à être autorisée à adapter une norme en soumettant au législateur ou au pouvoir réglementaire une nouvelle rédaction, qui fera l'objet de tractations au risque de perdre une partie de sa pertinence - je suggère de créer une procédure par laquelle une ou plusieurs collectivités puissent demander l'abrogation de dispositions réglementaires. Les décrets sont parfois trop précis. Les collectivités territoriales disposant d'un pouvoir réglementaire subsidiaire, il n'y aurait aucun inconvénient à abroger de telles dispositions, à supposer qu'elles ne soient pas nécessaires à l'exécution de la loi. Les collectivités compétentes pourront alors fixer elles-mêmes des normes réglementaires de troisième niveau. Un tel dispositif permettrait d'éviter les négociations entre le Parlement et une collectivité territoriale sur la nouvelle rédaction d'une norme, comme l'éventuelle mauvaise volonté des services de l'État, qui, parfois, reviennent sur les ouvertures accordées par le Parlement. Une cellule pourrait être créée pour rechercher les dispositions réglementaires non nécessaires et les abroger.
Ma seconde proposition vise à contourner la difficulté d'identifier l'alinéa du décret qui serait responsable, faute d'adaptation, de l'inefficacité locale d'une politique publique. Il s'agirait simplement que le législateur renvoie plus souvent, pour l'application des lois, au pouvoir réglementaire local. Dans sa décision du 17 janvier 2002 sur la loi relative à la Corse, le Conseil constitutionnel l'autorise expressément, en se fondant sur les articles 21 et 72 de la Constitution. Avant 2002, les régions ne pouvaient accorder d'aides directes aux entreprises que si un décret en avait fixé le régime juridique. Depuis, la loi a permis aux assemblées délibérantes régionales de fixer elles-mêmes le régime juridique des aides directes et a renvoyé au pouvoir réglementaire local les modalités d'application. Nul ne peut nier l'intérêt d'adapter ces aides aux besoins des territoires ! La politique économique ne peut être identique d'une région à l'autre. Cette voie d'adaptation du droit ne requiert en outre aucune révision constitutionnelle.
J'aborderai enfin le droit à la différenciation des compétences au sein d'une même catégorie de collectivités territoriales. À cet égard, le principal intérêt du projet gouvernemental est de donner à cette possibilité une confirmation constitutionnelle.
Il semble difficile, lors de l'adoption d'une loi, d'envisager que telle ou telle collectivité territoriale puisse exercer une compétence différente de celle confiée à sa voisine. Si vous me permettez cette réflexion d'universitaire, cela pourrait, en outre, ouvrir la voie à des interventions personnelles des parlementaires, par ailleurs élus locaux, qui souhaiteraient favoriser leur collectivité au détriment d'une autre. Pourtant, je le reconnais, cette possibilité de différenciation est nécessaire, notamment dans le cadre du repositionnement local qui a cours entre métropole et départements.
Dès lors, il me semble préférable que les compétences des collectivités d'une même catégorie ne soient différenciées qu'en réponse à la demande, formulée par telle ou telle d'entre elles, de modification de la loi procédant à la répartition des compétences, ou par la voie de l'appel à compétence explorée en particulier par la loi du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales : lorsqu'une compétence n'est pas liée à un niveau de collectivité, elle peut être exercée par la collectivité qui le souhaite. Cette procédure diffère des délégations de compétence, qui ne fonctionnent guère.
Mon intervention portera principalement sur les outre-mer, pour lesquels la révision constitutionnelle annoncée vient apporter quelques ajustements techniques utiles. En Guadeloupe et en Martinique notamment, la procédure d'adaptation des lois et règlements prévue en 2003 s'est révélée complexe et coûteuse pour un résultat peu satisfaisant. La modification proposée de l'article 73 de la Constitution, en allégeant cette procédure avec un recours au décret et en élargissant son champ - les collectivités territoriales régies par l'article 73, à l'exception de La Réunion, pourront demander à en bénéficier y compris en dehors de leur domaine de compétence - va dans le bon sens. Elle n'en demeure pas moins mineure, comparativement à la rupture épistémologique que constitua la révision de 2003. J'estime, en outre, incongru le sort particulier fait au département et à la région de La Réunion, que la lecture de l'exposé des motifs du projet de loi constitutionnelle n'éclaire guère. Il y est fait mention du choix - déjà discutable à mon sens - arrêté en 2003 s'agissant de ce territoire, comme s'il était impossible d'en faire un autre aujourd'hui. Dans le projet de loi constitutionnelle, La Réunion se trouve ainsi placée dans une position identique à celle des départements et régions de l'Hexagone. Je souhaite que les débats parlementaires fassent évoluer cette disposition, d'autant que la révision constitutionnelle de 2003 n'a conduit ni à un effritement des outre-mer ni à la dérive de ces territoires, comme d'aucuns le craignaient.
La rupture politique et idéologique, s'agissant des relations entre l'État et les outre-mer, est, en réalité, antérieure à la révision constitutionnelle de 2003. Je la date de l'Accord de Nouméa en 1998, lorsqu'est apparue la nécessité d'établir un rapport différent entre l'État et les collectivités territoriales lointaines, et du discours prononcé par Jacques Chirac à Madiana en 2000.
Je souhaiterais enfin élargir brièvement mon intervention pour réagir aux propos de ma collègue Géraldine Chavrier. Les outre-mer ont-ils vocation à être un modèle pour l'Hexagone ? Autrement dit, la relation entre l'État et les collectivités outre-mer, admise politiquement en 1998 et en 2000 puis juridiquement en 2003, doit-elle être généralisée ? Au risque de vous décevoir, je ne le crois pas, bien que je conçoive que cette perspective puisse paraître séduisante. J'avoue soutenir une position plutôt jacobine pour la métropole et girondine pour les outre-mer !
Certes, il n'y aurait pas d'impossibilité juridique à offrir aux collectivités de l'Hexagone les mêmes possibilités d'adaptation du droit qu'aux collectivités d'outre-mer, comme l'a rappelé Mme Chavrier et l'a souligné le Conseil d'État. La seule limite est l'uniformité d'application des droits fondamentaux, conformément à une jurisprudence du Conseil constitutionnel datant de la loi dite Chevènement du 25 janvier 1985 et toujours réitérée depuis, notamment lors de la révision de la loi Falloux en 1994. En revanche, l'opportunité politique d'une telle réforme me semble très incertaine, bien qu'il appartienne au constituant d'en juger. Le droit à l'adaptation, même étendu comme prévu dans le projet de loi constitutionnelle, se justifie pour les outre-mer par leur insularité - sauf en Guyane, comme chacun sait... - et par des données économiques, sociales ou autres que chacun connaît. Je crains, en revanche, que son application en métropole ne conduise à une fragmentation du droit et à la création de ce que certains juristes nomment un « droit de broussaille ». À titre d'illustration, je me suis, il y a quelques années, essayé à la rédaction d'un code des entreprises agissant outre-mer, qui devait rassembler les dispositions fiscales et sociales applicables dans les différents territoires ultramarins en tenant compte des adaptations du droit national décidées à l'initiative du pouvoir central ou des collectivités territoriales elles-mêmes. Les chefs d'entreprise étaient désireux de disposer d'un tel outil. Laissez-moi vous dire combien l'exercice se révéla complexe ! Le fractionnement du droit applicable peut s'envisager au bénéfice de l'investissement économique et du développement des outre-mer, mais pourrait s'avérer dangereux sur le territoire hexagonal. Mon dernier argument, et non des moindres, pour m'opposer à une telle évolution réside dans ma crainte que les pouvoirs du Parlement, qui ne sortiront probablement pas grandis de cette révision constitutionnelle, se trouvent pris en étau entre les normes créées par les collectivités territoriales et celles d'origine européenne, qui représentent plus de 50 % du droit nouveau applicable sur le territoire national.
Je vous remercie. Comme chacun a pu le constater, vos positions divergent en partie, ce qui ne rend nos échanges que plus stimulants. André Laignel va à présent nous faire part de son avis d'élu particulièrement averti, puisqu'il a également siégé au conseil régional de sa région et présidé un département. Il ne vous manque que le Sénat, mais cela peut s'arranger !
Je vous remercie de m'avoir invité à m'exprimer sur un sujet aussi important que la révision constitutionnelle et ses implications sur les collectivités territoriales. Ont été précédemment évoquées la différenciation, l'adaptation, l'expérimentation et la dérogation, termes d'ailleurs linguistiquement non substituables les uns aux autres. À leur sujet, l'AMF, au nom de laquelle je m'exprime devant vous, est favorable à des évolutions destinées à conforter le pouvoir d'adaptation reconnu aux collectivités territoriales, tout en demeurant fermement attachée au respect de quatre principes : la libre administration, la subsidiarité, l'égalité et l'absence de tutelle d'une collectivité sur une autre. Or, réussir à les faire cohabiter harmonieusement ne constitue pas un exercice facile !
L'expérimentation, qui devait constituer la pierre angulaire de la révision constitutionnelle de 2003, se limita finalement à deux sujets : le revenu de solidarité active (RSA), généralisé par la loi avant même que l'expérimentation ait pu commencer, et la tarification de l'eau, qui fait encore l'objet d'âpres débats. Il existe, me semble-t-il, deux raisons à ce bilan décevant : l'obligation de généralisation et l'hésitation des élus locaux, enserrés dans un tel réseau de normes qu'ils y voient souvent un obstacle insurmontable à toute initiative de ce genre. Il existe, dans l'administration française, une habitude centralisatrice qui rend presque désespérée la volonté d'expérimenter. Les élus font preuve de faiblesse en n'osant pas s'attaquer à cet Himalaya. Il existe donc à la fois un problème juridique et un frein culturel au développement de l'expérimentation.
L'AMF estime que les dispositions constitutionnelles existantes sont suffisantes pour mener à bien les différenciations nécessaires. Le Conseil d'État ne dit d'ailleurs pas autre chose dans son avis de décembre dernier. Dès la loi de décentralisation de 1982, une procédure d'appel de responsabilités a été créée au profit des communes, afin qu'elles puissent demander aux départements de leur confier la gestion des collèges. C'est ce que j'ai fait à Issoudun - il semble que j'ai été le seul maire à faire usage de cette faculté. J'ai ainsi pu moderniser les deux collèges de ma ville puis je les ai remis à la disposition du département.
Lors de l'adoption des lois de décentralisation, certains craignaient pour la République. À mon avis, la décentralisation a plutôt aidé à la cohésion de la République.
Oui à la différenciation et à l'adaptation, mais à condition qu'elles soient encadrées. Nous sommes dans un État unitaire, qui n'interdit pas la souplesse, l'innovation et l'adaptation. Les collectivités concernées devront bien sûr consentir au cadre qui leur sera proposé et les droits fondamentaux et constitutionnels devront être garantis.
Permettez-moi d'aborder quelques sujets connexes qui me tiennent à coeur, comme à vous sans doute. Même si le cumul sévit aujourd'hui, beaucoup de sénateurs ont été à la tête d'exécutifs locaux, départementaux ou régionaux. Or, pour expérimenter, innover, adapter, différencier, encore faut-il en avoir les moyens. L'AMF a présenté diverses propositions en vue de la révision constitutionnelle, dont l'une a trait à l'autonomie financière et fiscale des collectivités. Une mission d'information de l'Assemblée nationale y réfléchit. La définition de l'autonomie financière dans la loi organique est totalement fallacieuse : aujourd'hui, il suffit que les ressources d'une collectivité soient constituées à 100 % par un transfert d'impôt national pour que les règles d'autonomie financière soient respectées !
Nous devons donc redéfinir l'autonomie financière pour aller vers l'autonomie fiscale. Nous souhaitons aussi que la Constitution reconnaisse la place spécifique de la commune en consacrant sa compétence générale.
Nous demandons une loi de finances spécifique pour les collectivités territoriales et que toute mesure les impactant y figure. La veille de son examen en conseil des ministres, le Gouvernement présente au Comité des finances locales - que je préside - le projet de loi de finances de l'année à venir, mais sans nous détailler les dispositions concernant les collectivités. Comme on dit dans le Berry, « le lièvre est dans le sac ».
L'argumentaire juridique très précis que nous avons rédigé devrait être pris en compte par le projet de révision constitutionnelle.
Pour paraphraser Albert Camus qui disait que si nous retirons le pain du travailleur, il ne lui reste pas de liberté, j'estime que si nous venons à étouffer les collectivités territoriales financièrement, il ne leur restera pas de capacité d'expérimentation ni d'adaptation.
La réussite de notre État central a fait l'admiration des autres pays européens car l'intégration territoriale a été exemplaire, dans le sens littéral du terme. Cette intégration est devenue pratiquement totémique, ce qui nous empêche de voir le besoin d'adaptations territoriales, toujours vécues comme un défi des territoires par rapport au centre. Comment imaginer, pourtant, que de telles adaptations puissent ébranler le modèle centralisé de notre pays ?
Les différences entre les territoires existent déjà. Qui peut prétendre que le contrôle de légalité est exercé par les préfets de façon identique sur l'ensemble du territoire ? Personne ! Entre les Landes et les Pyrénées-Atlantiques, les réalités ne sont pas les mêmes.
Le concept d'insularité peut aussi s'appliquer à certains des territoires enclavés de l'Hexagone. L'uniformisation nuit à la perception de la diversité du territoire. La loi montagne, au contraire, établit des règles différentes au sein même du territoire hexagonal.
Du moins ce volet du projet de révision constitutionnelle mérite-t-il discussion ! Quant au reste, ce sera plus compliqué...
Nous devons faire preuve de pragmatisme. Adapter les normes aux réalités diverses du territoire, ce n'est pas remettre en cause la centralisation.
Enfin, la part du droit européen dans l'ensemble du droit applicable en France n'est pas si grande : au cours de la période 1986-2007, elle s'est montée à 18,7 % et s'élèverait aujourd'hui à 25 %. Ne dénonçons donc pas le poids excessif de Bruxelles.
Mme Chavrier a raison, c'est l'enserrement des territoires dans des normes nationales trop strictes qui risque de provoquer l'éclatement du modèle centralisateur français.
Aucun d'entre nous ne souhaite remettre en cause le caractère unitaire de notre pays. Or, si nous parlons aujourd'hui d'un droit à l'adaptation, c'est parce que le droit à l'expérimentation institué en 2003 n'a pas été suivi d'effet ! L'expérimentation est pourtant préférable car elle permet de tester et de vérifier que l'adaptation est nécessaire. Si plusieurs expérimentations donnent des résultats contrastés dans différents territoires, c'est sans doute parce que les situations locales ne sont pas les mêmes. Dès lors, si la loi organique n'avait pas imposé la généralisation ou l'abandon de l'expérimentation, il aurait été possible de se fonder sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel selon laquelle le principe d'égalité ne s'oppose pas à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes.
Aujourd'hui, parce que l'on n'a pas donné corps au droit à l'expérimentation, on passe directement à l'étape suivante en autorisant les collectivités à adapter elles-mêmes les normes nationales sans limite de temps.
Sénateur alsacien-mosellan, je suis attaché au droit local hérité de Napoléon mais aussi de l'Empire allemand. Depuis la décision Somodia du Conseil constitutionnel du 5 août 2011, ce droit local ne peut plus évoluer à moins de se rapprocher du droit général. Cette décision a été particulièrement mal ressentie lorsque l'État a refusé à l'organisme de gestion du régime local de la sécurité sociale, qui voulait profiter de la loi relative à la sécurisation de l'emploi, d'améliorer le panier de soins pour les Alsaciens et les Mosellans.
Pensez-vous que le droit à l'adaptation pourrait contrecarrer la décision Somodia ? Si tel n'est pas le cas, les sénateurs alsaciens-mosellans pourraient proposer un article spécifique pour faire sauter ce verrou.
Le droit de l'Alsace-Moselle, qui a été accepté au moment de la réintégration des trois départements dans la République, est désormais montré du doigt comme une forme d'anomalie qu'il conviendrait de réduire par effet de cliquet. La décision du Conseil constitutionnel condamne ce droit à l'archaïsme et à la disparition car il n'est plus possible de l'actualiser. Il faut y remédier.
De même, en Corse, la question du statut des résidents ne peut être réglée dans un cadre juridique national.
Sans toucher à la législation qui doit s'appliquer partout en France, ne pourrait-on étendre le pouvoir réglementaire des régions ? Est-il normal que la règlementation thermique soit la même à Mouthe et à Bonifacio ? Pourquoi ne pas prévoir des transferts supplémentaires de compétences non régaliennes ?
Pourquoi ne pas étendre le pouvoir réglementaire des départements aussi ?
La décision Somodia a procédé à une sorte de vitrification du droit local alsacien-mosellan. Désormais se pose la question de l'opportunité de rouvrir ce débat, mais cela est de votre compétence.
Votre remarque sur la règlementation thermique est judicieuse : en Guadeloupe et en Martinique, une règlementation locale a été mise en place et elle fonctionne bien, même si cela a coûté un peu d'argent. Et cette adaptation du droit national n'a pas fait s'effondrer la République.
Je connais mal le droit local alsacien-mosellan. Cependant, dans la mesure où ses défenseurs pourront témoigner d'une spécificité qui ne soit pas purement historique, cette différence de situation pourrait justifier aux yeux du Conseil constitutionnel le maintien d'un droit différencié.
Je suis très favorable au renforcement du pouvoir réglementaire des collectivités. La décision du Conseil constitutionnel du 17 janvier 2002 dit très clairement que le législateur peut renvoyer certaines modalités d'application des lois au pouvoir réglementaire local. La révision constitutionnelle de 2003 a consacré ce pouvoir réglementaire des collectivités territoriales pour l'exercice de leurs compétences. Le jour où l'on a permis aux régions de délibérer sur leurs régimes juridiques d'aides aux entreprises, on a permis l'adaptation de ces aides aux territoires et personne ne s'en porte plus mal.
En revanche, si la région se voyait reconnaître un pouvoir réglementaire pour adapter les lois en dehors même de son champ de compétence, il y aurait là un risque de tutelle sur les autres collectivités.
Le législateur devrait avoir le réflexe de renvoyer plus souvent au pouvoir réglementaire local l'application des dispositions législatives. Si le Conseil constitutionnel a exclu les conditions essentielles d'exercice des libertés publiques et des droits constitutionnellement garantis, il a estimé possible de renvoyer aux collectivités certaines modalités d'application de la loi.
Le Conseil constitutionnel s'oppose à ce que le législateur national fasse évoluer la législation d'Alsace et de Moselle. L'idée que l'on pourrait, par le truchement d'un pouvoir d'adaptation conféré à une collectivité territoriale, contourner une interdiction faite au législateur national me parait difficilement concevable. Si nous voulons suivre MM. Reichardt et Grosdidier, nous devrons insérer dans la Constitution des dispositions spécifiques : le législateur national devra avoir le droit de faire ce qui lui est actuellement interdit.
L'AMF n'est pas opposée au pouvoir réglementaire des collectivités territoriales, à condition qu'il s'exerce dans le cadre des compétences de chacune d'entre elles et sans méconnaître le principe de non-tutelle. Mais pour cela, nul besoin de révision constitutionnelle !
Enfin, la règlementation thermique dévolue à chacune des régions ne me parait pas une excellente idée car comment fixer des températures identiques dans une région qui va de la Creuse aux frontières de l'Espagne ?
La différenciation à l'intérieur même des régions, voilà qui deviendrait bien complexe...
Je reviens à l'Alsace-Moselle. En 1918, l'idée qui dominait était l'harmonisation des droits. D'ailleurs, une commission d'harmonisation avait été créée à cet effet. Un siècle après, personne ne demande plus cette harmonisation. La République a organisé depuis un siècle une différenciation dont on trouve la trace dans de nombreux codes, et dont chacun se satisfait.
La question, cependant, n'est pas d'habiliter les autorités locales à adapter le droit national, mais de permettre au pouvoir normatif national de ne pas se soumettre à la décision Somodia.
Même si nous sommes tous favorable à l'unité de la République, les différences existent et des lois uniformes produisent des résultats divers. Le droit de l'urbanisme en témoigne. En tant que Morbihannaise, je rappelle que la loi littoral obéissait à l'origine à des principes que l'on qualifiait d'anglo-saxons : cette loi générale devait permettre des adaptations locales. Or cela n'a pas été possible car les décisions prises sur le terrain ont été progressivement soumises à la justice administrative, qui a fait son oeuvre unificatrice.
Avec le droit d'adaptation, ne court-on pas le même risque ?
Je comprends d'autant mieux vos interrogations que la loi de 1984 sur la fonction publique territoriale, modifiée en 1990, avait renvoyé certaines décisions aux délibérations locales. Le Conseil d'État en a été saisi et les conclusions du commissaire du Gouvernement sont sidérantes : il a reconnu que le législateur avait souverainement décidé de renvoyer au pouvoir réglementaire local, puis il a ajouté que les juges administratifs ne pouvaient « accepter la redoutable charge d'être les seuls à canaliser le grand vent de liberté » que faisait souffler la loi en unifiant « 36 000 initiatives ». Par un artifice juridique - l'argument selon lequel l'entrée en vigueur de la loi était subordonnée à la publication d'un décret nécessaire pour son application -, il a donc refusé ce droit à l'adaptation.
Toutefois, ce qui ne manque pas d'étonner, le Conseil d'État écrit dans son avis du 7 décembre 2017 que le droit à l'adaptation serait plutôt favorable à la démocratie locale. En l'inscrivant dans la Constitution, vous contraignez les juridictions administratives et le Conseil constitutionnel - même si celui-ci se réserve une marge d'appréciation - à accepter le droit à l'adaptation. Il sera beaucoup plus difficile de recourir aux petites techniques juridiques jusqu'ici employées pour contrecarrer la volonté du législateur.
Le principe d'égalité n'a jamais été un obstacle à des différences de traitement selon les territoires : voyez la loi littoral ou la loi sur les zones franches territoriales de 1996. Dès lors que les différences de traitement sont justifiées et qu'elles sont en rapport direct avec l'objet de la loi, elles sont possibles : il suffit que les critères soient objectifs, comme l'insularité, l'histoire, la géographie, le taux d'alphabétisation, le chômage, etc...
Cette révision constitutionnelle envoie un signal à l'intention du Conseil d'État, qu'on ne doit pas trop accuser : son rôle est de préserver l'unité de l'État, et le jacobinisme est inscrit dans ses gênes. Néanmoins, je continue à penser que l'apport marginal de cette révision n'est pas immense.
Je partage ce qui vient d'être dit. Lorsque Mme Chavrier parlait du commissaire du Gouvernement qui avait refusé le droit à l'adaptation, je me disais que si les questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) avaient existé à l'époque, le Conseil d'État aurait probablement été renvoyé dans ses buts, puisqu'il allait, sabre au clair, contre la volonté du législateur.
Je vous conseille la lecture de l'avis du Conseil d'État du 7 décembre dernier qui éclaire notre débat d'aujourd'hui, notamment la redondance qu'il y aurait à vouloir mettre dans la Constitution divers sujets qui figurent déjà dans des lois organiques et ordinaires.
Le Conseil d'État constate en effet que beaucoup de choses sont d'ores et déjà possibles, même s'il recommande, pour plus de sécurité, de faire évoluer la Constitution.
Je vous remercie pour ces éclairages très utiles.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 15.