Je suis très honoré d'être entendu par votre commission d'enquête. C'est une première pour moi dans ma vie universitaire.
J'ai ici un exemplaire de ma thèse. C'est un travail assez ancien. Il s'agit d'une thèse de sciences politiques, en fait une thèse d'histoire du droit public, aucune séparation entre les trois disciplines n'existant à l'époque - ce qui prouve combien le sujet est transversal.
La définition des Hauts fonctionnaires est un sujet absolument capital, mais en même temps insoluble. Le seul régime qui ait défini les Hauts fonctionnaires est celui de Vichy, au travers d'une double obligation : la prestation de serment au chef de l'État français et l'obligation de non-judéité des fonctionnaires. Afin d'être considérés comme hauts fonctionnaires, les corps de l'État se sont fait concurrence en 1941-1942 pour prêter serment...
Aujourd'hui, on peut considérer que les Hauts fonctionnaires sont les membres des grands corps de l'État. Il existe des débats sur ce qu'est un membre d'un grand corps de l'État. On peut en avoir une définition restreinte si l'on ne considère que les grands corps de sortie de l'ENA, ou une définition plus large si l'on y englobe les inspections générales, les anciens élèves de l'ENA et les emplois à discrétion du Gouvernement.
Cette audition me rappelle beaucoup de souvenirs. Je suis en effet « tombé » dans la Haute fonction publique lorsque j'étais petit : j'ai été collaborateur de Philippe de Gaulle, membre de l'Institut de Charles de Gaulle et collaborateur de Bernard Tricot à la Fondation de Gaulle. J'ai connu dans ma jeunesse tous les anciens collaborateurs du général de Gaulle sans exception, de Geoffroy de Courcel à Bernard Tricot, en passant par Jacques Boitreaud. J'ai baigné dans ce milieu lorsque j'avais une vingtaine d'années.
C'est probablement pour cela que j'ai écrit cette thèse. Mon mémoire portait d'ailleurs sur de Gaulle et la Haute fonction publique. Les Hauts fonctionnaires n'avaient peut-être pas de problèmes d'argent à l'époque, mais le service de l'État était quasiment religieux : ils ne pantouflaient pas et ne quittaient pas le secteur public. Quand ils quittaient l'État, c'était pour revenir dans leur corps ou, comme Bernard Tricot, pour devenir président de la Commission des opérations de bourses (COB), après avoir été secrétaire général de l'Élysée, ce qui était déjà pour lui une révolution. Il en va de même de Jacques Boitreaud.
C'était un élément assez central dans cette génération, qui n'était pas seulement celle des gaullistes, mais la génération de la Résistance. Il s'agissait d'un état d'esprit transversal : on y trouvait des socialistes résistants, des communistes résistants, comme Guy Braibant. Il n'y avait pas trop d'esprit de parti ni de politisation.
Ceci m'amène à une seconde remarque : ce qui a changé sensiblement, c'est la politisation de la Haute fonction publique. C'est un phénomène qui date des années 1970 et surtout de 1974, Valéry Giscard d'Estaing ayant souhaité instaurer un spoil system à la française - il l'a d'ailleurs déclaré à plusieurs reprises.
Avec mon directeur de thèse, nous avions développé le concept de spoil system en circuit fermé, ce qui est assez juste : il s'est développé, avec l'élection présidentielle au suffrage universel direct, une présidentialisation du régime et, parallèlement, une politisation de la Haute fonction publique, avec des écuries présidentielles à gauche et à droite pour les principaux candidats. Chaque candidat avait son écurie de Hauts fonctionnaires.
C'était même sensible physiquement : quand j'étais maître de conférences à Sciences Po, on voyait de Hauts fonctionnaires nommés au Gouvernement quitter les séminaires et ceux qui étaient battus aux élections revenir. C'était un phénomène intéressant qui remonte aux années 1970 à 1980.
Les alternances n'ont fait qu'accentuer le phénomène. Cela ne veut pas dire que certains Hauts fonctionnaires ne se tiennent pas éloignés de la politique, mais il est vrai que leur engagement politique n'a cessé de croître.
La disparition presque totale de la notion de grand commis de l'État constitue un indice intéressant. Il en existe encore - vice-président du Conseil d'État, président de la section du contentieux - mais ils « pullulaient » dans les années 1930 à 1950, si je puis dire.
Aujourd'hui, je ne sais qui sont ceux dont la personnalité ou la carrière en impose. Il en existe un certain nombre, mais cette notion a un peu disparu.
Ma troisième observation concerne la privatisation de l'État. Les privatisations de 1986 et les suivantes ont considérablement restreint la sphère publique. Ceux des Hauts fonctionnaires qui pantouflaient - cela signifie « quitter la fonction publique pour l'entreprise » - intégraient souvent les entreprises publiques. Cela ne posait pas de difficulté, puisqu'ils servaient l'intérêt général. Ce n'était pas forcément des réussites - on pense aux banques comme le Crédit lyonnais -, mais le pantouflage se faisait essentiellement dans la sphère publique.
À partir des années 1986, la privatisation a conduit à externaliser au maximum les pantouflages, créant des situations de conflits d'intérêts potentiels. On a vu des personnalités éminentes qui avaient réalisé les privatisations partir dans l'entreprise qu'ils venaient de privatiser. C'est un phénomène important.
Les causes de l'évolution ne sont pas statistiquement démontrables, mais un certain nombre d'exemples sont assez prégnants. Je ne les citerai pas par courtoisie vis-à-vis des intéressés, mais ils démontrent que la condition matérielle des Hauts fonctionnaires ou des serviteurs de l'État s'est dégradée avec le temps, enregistrant des écarts de salaires grandissants entre le secteur privé et le secteur public du fait de la financiarisation de la société.
Le patronat industriel ayant disparu, remplacé par le patronat financier, l'attrait pour des salaires représentant cinq à dix fois le traitement d'un Haut fonctionnaire fait que l'appétence pour le service de l'État a diminué.
Enfin, cette financiarisation a également abaissé le prestige du service de l'État, considérable jusque dans les années 1980, qui a aujourd'hui perdu de sa superbe. À la question : « Voulez-vous entrer au service de l'État », on répond aujourd'hui : « Combien ? ». Les conditions matérielles et l'idéologie ont changé, me semble-t-il.
Il faudrait bien sûr disposer d'éléments statistiques.
Reste l'état du droit. Je ne m'y suis pas intéressé depuis un moment, mais il me semble que la commission de déontologie de la fonction publique, censée rendre un avis, fait preuve d'une très grande bienveillance. Comme en matière de discipline chez les magistrats, on a tendance à faire preuve de plus de commisération pour ses pairs que pour des gens n'appartenant pas au corps. Certains exemples sont assez dirimants.