Commission d'enquête mutations Haute fonction publique

Réunion du 15 mai 2018 à 14h30

Résumé de la réunion

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La réunion

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Debut de section - PermalienPhoto de Vincent Delahaye

Mes chers collègues, ainsi que nous l'avons décidé lors de notre réunion constitutive, nous allons d'abord procéder à l'audition d'experts susceptibles d'éclairer notre compréhension de ce sujet large et complexe qu'est l'évolution de la Haute administration au cours des dernières années et l'impact que celle-ci peut avoir sur le fonctionnement de nos institutions.

La définition des termes, à commencer par celui de « Haute fonction publique », mais aussi celui de « pantouflage », la nouveauté ou l'ancienneté du phénomène, mais aussi son ampleur et le fait de savoir s'il a été favorisé par l'évolution du droit public au cours des dernières années sont des questions préalables nécessaires à nos travaux.

Nous commençons donc par l'audition de M. Dominique Chagnollaud de Sabouret, professeur en droit public à l'Université Paris II. Nous pourrions vous recevoir, monsieur le professeur, à plus d'un titre puisque vos travaux sur le système constitutionnel français, sur les comparaisons internationales ou sur le droit parlementaire touchent par bien des aspects aux questions que nous nous posons.

Cependant votre travail de thèse, publié en 1991, Le Premier des ordres, les Hauts fonctionnaires du XVIIIe au XXe siècle, nous intéresse tout particulièrement pour prendre la mesure historique de notre sujet.

Cet important travail tend en effet à relativiser largement la nouveauté des questions qui tournent autour de la Haute fonction publique et du pantouflage. Tout en le soulignant, vous n'épargnez pas vos critiques aux grands corps et à leur stratégie de pouvoir, voire à leur reproduction.

C'est donc tout naturellement que nous avons souhaité vous entendre pour notre première audition.

Je dois cependant préalablement vous demander de bien vouloir prêter serment en vous rappelant que tout faux témoignage devant la commission d'enquête et toute subornation de témoin serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Jurez-vous de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité ? Levez-la main droite et dites : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Dominique Chagnollaud de Sabouret prête serment.

Je vous remercie.

Si vous le voulez bien, monsieur le professeur, vous pourriez nous donner la définition de la Haute fonction publique et nous indiquer ce qui vous paraît avoir changé.

Après ce propos liminaire, je passerai la parole à M. le rapporteur puis à Mmes et MM. les commissaires afin qu'ils vous posent des questions.

Vous avez la parole.

Debut de section - Permalien
Dominique Chagnollaud de Sabouret

Je suis très honoré d'être entendu par votre commission d'enquête. C'est une première pour moi dans ma vie universitaire.

J'ai ici un exemplaire de ma thèse. C'est un travail assez ancien. Il s'agit d'une thèse de sciences politiques, en fait une thèse d'histoire du droit public, aucune séparation entre les trois disciplines n'existant à l'époque - ce qui prouve combien le sujet est transversal.

La définition des Hauts fonctionnaires est un sujet absolument capital, mais en même temps insoluble. Le seul régime qui ait défini les Hauts fonctionnaires est celui de Vichy, au travers d'une double obligation : la prestation de serment au chef de l'État français et l'obligation de non-judéité des fonctionnaires. Afin d'être considérés comme hauts fonctionnaires, les corps de l'État se sont fait concurrence en 1941-1942 pour prêter serment...

Aujourd'hui, on peut considérer que les Hauts fonctionnaires sont les membres des grands corps de l'État. Il existe des débats sur ce qu'est un membre d'un grand corps de l'État. On peut en avoir une définition restreinte si l'on ne considère que les grands corps de sortie de l'ENA, ou une définition plus large si l'on y englobe les inspections générales, les anciens élèves de l'ENA et les emplois à discrétion du Gouvernement.

Cette audition me rappelle beaucoup de souvenirs. Je suis en effet « tombé » dans la Haute fonction publique lorsque j'étais petit : j'ai été collaborateur de Philippe de Gaulle, membre de l'Institut de Charles de Gaulle et collaborateur de Bernard Tricot à la Fondation de Gaulle. J'ai connu dans ma jeunesse tous les anciens collaborateurs du général de Gaulle sans exception, de Geoffroy de Courcel à Bernard Tricot, en passant par Jacques Boitreaud. J'ai baigné dans ce milieu lorsque j'avais une vingtaine d'années.

C'est probablement pour cela que j'ai écrit cette thèse. Mon mémoire portait d'ailleurs sur de Gaulle et la Haute fonction publique. Les Hauts fonctionnaires n'avaient peut-être pas de problèmes d'argent à l'époque, mais le service de l'État était quasiment religieux : ils ne pantouflaient pas et ne quittaient pas le secteur public. Quand ils quittaient l'État, c'était pour revenir dans leur corps ou, comme Bernard Tricot, pour devenir président de la Commission des opérations de bourses (COB), après avoir été secrétaire général de l'Élysée, ce qui était déjà pour lui une révolution. Il en va de même de Jacques Boitreaud.

C'était un élément assez central dans cette génération, qui n'était pas seulement celle des gaullistes, mais la génération de la Résistance. Il s'agissait d'un état d'esprit transversal : on y trouvait des socialistes résistants, des communistes résistants, comme Guy Braibant. Il n'y avait pas trop d'esprit de parti ni de politisation.

Ceci m'amène à une seconde remarque : ce qui a changé sensiblement, c'est la politisation de la Haute fonction publique. C'est un phénomène qui date des années 1970 et surtout de 1974, Valéry Giscard d'Estaing ayant souhaité instaurer un spoil system à la française - il l'a d'ailleurs déclaré à plusieurs reprises.

Avec mon directeur de thèse, nous avions développé le concept de spoil system en circuit fermé, ce qui est assez juste : il s'est développé, avec l'élection présidentielle au suffrage universel direct, une présidentialisation du régime et, parallèlement, une politisation de la Haute fonction publique, avec des écuries présidentielles à gauche et à droite pour les principaux candidats. Chaque candidat avait son écurie de Hauts fonctionnaires.

C'était même sensible physiquement : quand j'étais maître de conférences à Sciences Po, on voyait de Hauts fonctionnaires nommés au Gouvernement quitter les séminaires et ceux qui étaient battus aux élections revenir. C'était un phénomène intéressant qui remonte aux années 1970 à 1980.

Les alternances n'ont fait qu'accentuer le phénomène. Cela ne veut pas dire que certains Hauts fonctionnaires ne se tiennent pas éloignés de la politique, mais il est vrai que leur engagement politique n'a cessé de croître.

La disparition presque totale de la notion de grand commis de l'État constitue un indice intéressant. Il en existe encore - vice-président du Conseil d'État, président de la section du contentieux - mais ils « pullulaient » dans les années 1930 à 1950, si je puis dire.

Aujourd'hui, je ne sais qui sont ceux dont la personnalité ou la carrière en impose. Il en existe un certain nombre, mais cette notion a un peu disparu.

Ma troisième observation concerne la privatisation de l'État. Les privatisations de 1986 et les suivantes ont considérablement restreint la sphère publique. Ceux des Hauts fonctionnaires qui pantouflaient - cela signifie « quitter la fonction publique pour l'entreprise » - intégraient souvent les entreprises publiques. Cela ne posait pas de difficulté, puisqu'ils servaient l'intérêt général. Ce n'était pas forcément des réussites - on pense aux banques comme le Crédit lyonnais -, mais le pantouflage se faisait essentiellement dans la sphère publique.

À partir des années 1986, la privatisation a conduit à externaliser au maximum les pantouflages, créant des situations de conflits d'intérêts potentiels. On a vu des personnalités éminentes qui avaient réalisé les privatisations partir dans l'entreprise qu'ils venaient de privatiser. C'est un phénomène important.

Les causes de l'évolution ne sont pas statistiquement démontrables, mais un certain nombre d'exemples sont assez prégnants. Je ne les citerai pas par courtoisie vis-à-vis des intéressés, mais ils démontrent que la condition matérielle des Hauts fonctionnaires ou des serviteurs de l'État s'est dégradée avec le temps, enregistrant des écarts de salaires grandissants entre le secteur privé et le secteur public du fait de la financiarisation de la société.

Le patronat industriel ayant disparu, remplacé par le patronat financier, l'attrait pour des salaires représentant cinq à dix fois le traitement d'un Haut fonctionnaire fait que l'appétence pour le service de l'État a diminué.

Enfin, cette financiarisation a également abaissé le prestige du service de l'État, considérable jusque dans les années 1980, qui a aujourd'hui perdu de sa superbe. À la question : « Voulez-vous entrer au service de l'État », on répond aujourd'hui : « Combien ? ». Les conditions matérielles et l'idéologie ont changé, me semble-t-il.

Il faudrait bien sûr disposer d'éléments statistiques.

Reste l'état du droit. Je ne m'y suis pas intéressé depuis un moment, mais il me semble que la commission de déontologie de la fonction publique, censée rendre un avis, fait preuve d'une très grande bienveillance. Comme en matière de discipline chez les magistrats, on a tendance à faire preuve de plus de commisération pour ses pairs que pour des gens n'appartenant pas au corps. Certains exemples sont assez dirimants.

Debut de section - PermalienPhoto de Vincent Delahaye

Merci de votre concision et de votre précision.

Il semble que le nombre de cas examinés chaque année par la commission de déontologie de la fonction publique soit de 1000 environ par an pour la fonction publique d'État. Je ne suis pas sûr que l'on enregistre beaucoup de refus. Peut-être n'y a-t-il aucune raison pour cela, mais c'est un élément statistique qui n'est pas négligeable.

La parole est au rapporteur.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

Si j'ai bien compris, la nouvelle fonction publique n'a rien à voir avec ce qu'en disait François Bloch-Lainé, Haut fonctionnaire emblématique, qui affirmait n'avoir jamais servi qu'un maître. Dans beaucoup de cas, il y en a au moins deux, le marché et l'État ! C'est une différence substantielle !

Il conviendra de se pencher sur l'impact que cela peut avoir sur le fonctionnement des institutions...

Vous avez indiqué que l'une des raisons de ces phénomènes de pantouflage réside dans la vague de privatisations : l'État ayant réduit son périmètre d'interventions, un certain nombre de places étaient à prendre.

Êtes-vous d'accord avec l'analyse selon laquelle l'État ne s'est pas contenté de se retirer de certains domaines, mais a joué en quelque sorte un rôle de régulateur ? On a ici une situation assez extraordinaire : le marché ne fonctionnant pas seul, il faut le réguler. Dès lors, on semble ne plus trop savoir où on en est, comme le démontre, entre autres, le développement extraordinaire des cabinets d'avocats-conseils.

Debut de section - Permalien
Dominique Chagnollaud de Sabouret

Je partage votre analyse. Je n'y avais pas pensé, mais il existe un phénomène nouveau depuis une dizaine ou une vingtaine d'années, encouragé par une législation assez large en faveur des cabinets d'affaires qui recrutent un grand nombre de Hauts fonctionnaires de grande qualité, spécialistes du contentieux administratif, du droit social, et j'en passe. On recherche bien sûr leur expertise, mais également leurs réseaux d'influence.

Dans quelle mesure est-ce compatible ? Y a-t-il conflit d'intérêts ? Je n'en sais rien. Je ne sais d'ailleurs pas non plus si la commission de déontologie de la fonction publique examine ces cas. Probablement le fait-elle...

C'est en tout cas un indice du développement du pantouflage. Le pantouflage traditionnel concernait autrefois les grandes sociétés nationales, comme la SNCF : les préfets ont ainsi beaucoup colonisé les chemins de fer ! Maintenant, on pantoufle dans des sociétés internationales. C'est normal...

Le phénomène vraiment nouveau, c'est celui du barreau. On pourrait peut-être faire des statistiques sur cette question.

Pour en revenir à la commission de déontologie de la fonction publique, il est étonnant que les avis ne soient pas publics. Cela pourrait constituer une proposition de réforme. Par exemple, le CSM, lorsqu'il prend des mesures disciplinaires, n'indique pas le nom des personnes, mais publie ses décisions. On pourrait imaginer de publier, sous une forme ou une autre, l'avis rendu par la commission de déontologie de la fonction publique. Ceci constituerait un progrès assez important.

Quant à François Bloch-Lainé, il avait publié un livre magnifique, Profession : fonctionnaire. Aujourd'hui, ce serait invraisemblable !

Un récent ouvrage de Pierre Birnbaum, dont j'ai été l'assistant il y a très longtemps, défend la thèse contraire : il estime qu'il n'y a pas de changement et que le pantouflage n'évolue pas. J'avoue que je ne comprends pas très bien la démonstration...

Enfin, le phénomène de consanguinité s'observe à l'oeil nu.

Debut de section - PermalienPhoto de Vincent Delahaye

On pourra peut-être obtenir des statistiques sur l'évolution du nombre de cas traités annuellement par la commission de déontologie de la fonction publique.

Cela peut constituer un élément pour nous éclairer sur l'ampleur du phénomène et sur son évolution dans le temps.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

Les Hauts fonctionnaires constituent-ils un ordre privilégié, comme le dit le Président de la République lui-même ? Forment-ils une noblesse d'État, une caste ?

Vous avez parlé d'un phénomène de consanguinité. D'autres prétendent - sans avoir forcément tort - que les parcours sont si différents qu'on ne peut parler de phénomène de caste. Je reprends ici le mot que le Président de la République a employé dans son livre de campagne...

La diversité l'emporte-t-elle sur l'homogénéité ? Tous les Hauts fonctionnaires sont-ils à la même enseigne ? Ils n'ont pas tous les mêmes responsabilités : les enjeux ne sont donc pas tous les mêmes...

Debut de section - Permalien
Dominique Chagnollaud de Sabouret

Une des originalités de ma thèse était de présenter la dimension historique du sujet. J'étais remonté au XVIIe siècle et j'avais étudié le cas des officiers et des commissaires. Certains maîtres des requêtes du roi se mettaient en grève, ce qui peut paraître incroyable, le roi ayant décidé d'élargir leur office et de l'ouvrir à d'autres. Sur le long terme, les différences corporatives entre les corps de l'État sont considérables.

Il existe une hiérarchie des corps - Inspection des finances, Conseil d'État... La Cour des comptes, ce n'est pas le Conseil d'État. Le corps préfectoral, comme le disait je ne sais plus qui, constitue une addition d'ambitions individuelles - et Dieu sait qu'il existe de grands préfets.

Il règne une communauté d'esprit et d'intérêts, mais il existe cependant des différences assez marquées entre les corps.

En second lieu, l'esprit de corps ne se rencontre pas tellement dans la carrière diplomatique, moins encore chez les préfets, mais existe vraiment au Conseil d'État ou à l'Inspection des finances.

Les corps les plus puissants aujourd'hui - je ne parle pas des corps techniques - sont bel et bien le Conseil d'État et l'Inspection des finances. Le Conseil d'État jouit d'un rôle très important, peut-être à raison.

Il existe une hiérarchie, toutefois sans communauté d'intérêts au sens large. Il y a de la concurrence.

Debut de section - Permalien
Dominique Chagnollaud de Sabouret

À un certain degré, forcément.

Debut de section - Permalien
Dominique Chagnollaud de Sabouret

Je ne suis pas sociologue, mais le phénomène existe en effet. Cela a toujours été le cas. Il suffit de consulter les annuaires. À quel degré, je n'en sais rien...

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre Cuypers

Quelle est votre définition de la Haute fonction publique ?

Debut de section - Permalien
Dominique Chagnollaud de Sabouret

Ainsi que je l'ai dit, le seul régime qui ait défini les Hauts fonctionnaires est Vichy. Il fallait avoir prêté serment pour être fonctionnaire. Il ne s'agissait donc pas d'une définition véritable. Selon moi, les Hauts fonctionnaires sont constitués par l'ensemble des grands corps de l'État, avec une définition variable de ceux-ci.

Debut de section - Permalien
Dominique Chagnollaud de Sabouret

On ne le saura jamais. Les grands corps sont le Conseil d'État, la Cour des comptes, l'Inspection des finances, les grands corps techniques, éventuellement les corps des administrateurs civils, ainsi que les emplois à discrétion du Gouvernement.

On rencontre des Hauts fonctionnaires « fonctionnels » du fait de l'emploi qu'ils occupent, et des Hauts fonctionnaires « structurels » de par leur vocation et leur corps, même si la distinction n'est guère heureuse.

Un professeur d'université qui est nommé directeur de l'administration centrale devient Haut fonctionnaire, mais il cesse de l'être lorsqu'il retourne dans son corps, contrairement à quelqu'un qui sort de la préfectorale ou de l'ENA. Les administrateurs parlementaires sont-ils Hauts fonctionnaires ? Je ne le crois pas, puisqu'ils sont attachés aux assemblées.

Debut de section - PermalienPhoto de Maryvonne Blondin

Quelle est la place des femmes dans les grands corps de l'État ? Quand les ont-elles intégrés et quel est leur nombre ?

Debut de section - Permalien
Dominique Chagnollaud de Sabouret

Cela soulève le problème de la féminisation de l'ENA. Elle est très récente et remonte, je crois, aux années 1970. Elle a été assez faible.

Debut de section - Permalien
Dominique Chagnollaud de Sabouret

C'est la même chose. Pour Polytechnique, il me semble que cela a été plus tôt, car il s'agit d'un corps technique...

Debut de section - Permalien
Dominique Chagnollaud de Sabouret

Pour l'ENA, je n'ai pas le chiffre en tête, mais c'est assez tardif. La féminisation de la Haute fonction publique est loin d'être achevée.

On rencontre une minorité de femmes dans l'administration centrale. C'est un peu moins vrai dans le corps diplomatique. Le Conseil d'État est relativement féminisé. Quant à l'Inspection des finances, je ne la connais pas suffisamment.

Debut de section - PermalienPhoto de Christine Lavarde

Un des corps dit « techniques » comptait en 2009 six filles sur une promotion de 39 élèves.

Vous avez dit par ailleurs avoir le sentiment que les Hauts fonctionnaires n'éprouvent plus l'envie de servir l'État et leur pays.

Pour autant, il existe deux catégories de fonctionnaires. Les premiers passent un concours pour intégrer la fonction publique et doivent faire face à un jury chargé de tester leur volonté de servir l'État ainsi que leur volonté réelle de choisir cette carrière plus qu'une autre. Les seconds sont nommés au tour extérieur dans les différents corps de l'État. Cette faible volonté de servir l'État ne viendrait-elle pas du mode de recrutement ? Ne vous semble-t-il pas nécessaire de modifier le processus d'entrée dans la fonction publique ?

Debut de section - Permalien
Dominique Chagnollaud de Sabouret

J'ai dit que l'on rencontrait en général une moindre appétence pour les concours de la Haute fonction publique, ce qui n'est pas la même chose.

Vous soulevez un point important : le tour extérieur, qui a eu tendance à se développer avec des nominations parfois très diverses, n'est guère encourageant pour les personnes qui décident de faire carrière.

Je dirai la même chose des professeurs associés, qui sont devenus une forme de pantouflage interne à l'État, de manière débridée, depuis 2000. On a prolongé les professeurs en leur permettant de faire neuf, dix, vingt ans de carrière. Ils touchent pour moitié la rémunération d'un professeur, ce qui n'est pas très encourageant pour un jeune maître de conférences qui gagne 1 600 euros par mois.

Ceci démontre que tous les coups sont bons pour élargir le tour extérieur. Il existe une pression externe. Je ne citerai pas le cas de l'Inspection générale de l'éducation nationale, qui recrute des gens d'excellente qualité, comme Jean-Pierre Rioux, mais aussi d'autres.

L'absence de rigueur dans les recrutements au tour extérieur pose problème. Quand on ne sait plus quoi faire de quelqu'un, on le nomme au tour extérieur, même s'il y a d'excellentes nominations, notamment au Conseil d'État, qui contrôle les entrées.

Il ne faut cependant pas généraliser. Il existe toujours une éthique. J'ai siégé au jury de l'ENA. J'ai vu un certain nombre de candidats : quelques Hauts fonctionnaires ont encore le sens de l'État - mais qu'est-ce que cela signifie ? Le problème, à un certain niveau, ainsi que je l'ai dit, vient de l'attrait pour le privé, qui est extrêmement puissant.

Debut de section - PermalienPhoto de Victorin Lurel

Vous avez évoqué la privatisation de l'État.

Je reviens sur le démembrement de l'État, avec la création des Autorités administratives indépendantes (AAI), qui fait qu'il existe une sorte de passerelle entre la fonction publique d'État stricto sensu et les fonctionnaires qui vont diriger ces AAI. Objectivement, ces Hauts fonctionnaires ont intérêt à en créer le plus possible pour pouvoir les gérer.

Existe-t-il une bibliographie sur le périmètre de l'État - qui est aujourd'hui de plus en plus démembré et comporte plus de marchés et d'autorités, régulation - ainsi que sur l'évolution de la fonction publique ? Quel est le lien entre l'État, ses formes successives et les serviteurs que sont les fonctionnaires ?

En second lieu, le pouvoir d'influence peut-il se mesurer ou se quantifier ? On l'a bien constaté lorsque les fonctionnaires qui ont géré l'Agence des participations de l'État se sont retrouvés dans les banques d'affaires ou dans des cabinets d'affaires grâce à des procédures peu transparentes pour réaliser les appels d'offres ou vendre les entreprises publiques ou semi-publiques. Existe-t-il une bibliographie à ce sujet ?

C'est également ce qui s'est passé pour Alstom - et on peut citer ainsi pas mal d'entreprises. Y a-t-il là une réflexion appropriée, mise à part celle des journalistes qui ont publié un certain nombre d'ouvrages récents sur ce sujet ?

Ceci est assez préoccupant. Je suis rapporteur spécial du compte d'affectation spéciale participations financières de l'État : on est assez surpris par cette consanguinité et ces passerelles qui permettent de revenir dans la fonction publique après dix ans de mise en disponibilité...

Debut de section - Permalien
Dominique Chagnollaud de Sabouret

Un rapport du Sénat assez ancien du sénateur Gélard porte sur les AAI.

Debut de section - Permalien
Dominique Chagnollaud de Sabouret

Ces rapports portent sur la sphère des AAI, qui ne cessent de croître. Jamais elles n'ont été autant l'objet de critiques de la part des politiques et des professeurs, mais jamais elles n'ont été aussi nombreuses. Il n'y a pas un domaine qui ne soit concerné, même le sport ou la lutte antidopage... Il y aura peut-être un jour une AAI sur la limitation de vitesse !

C'est une facilité : l'État se démembre, mais en confiant ces AAI à de Hauts fonctionnaires qui régulent un secteur d'activité.

Ils le font de façon tout à fait honnête, ce qui ne pose pas de difficultés, mais la question est de savoir ce que deviennent les régulateurs. Le fait qu'ils puissent rejoindre un jour ceux qu'ils ont régulés soulève la question des conflits d'intérêts. Il faut pouvoir le mesurer.

La question de la consanguinité des personnes qui vont gérer les entreprises qu'ils ont contrôlées relève du même sujet, mais c'est un sujet plus important.

On en revient toujours à la même interrogation : que fait la commission de déontologie de la fonction publique ? Elle travaille sûrement très sérieusement, mais ces avis ne sont pas publics, et le délai de viduité n'est que de trois ans, ce qui est court.

Certaines personnes attendent deux ans, onze mois et 29 jours pour accepter l'offre qu'on leur a proposée plusieurs mois auparavant ! Il serait intéressant d'étudier les pratiques.

L'autre clé est celle des sanctions pénales que l'on peut envisager. Pour l'instant, je ne crois pas qu'il y en ait eu en la matière...

Debut de section - PermalienPhoto de Josiane Costes

La commission de déontologie de la fonction publique s'occupe des fonctionnaires qui quittent la Haute fonction publique pour aller vers le privé, mais lors de leur retour dans la Haute fonction publique, ils ne passent pas devant la commission de déontologie. Il semblerait qu'il y ait là quelque chose à améliorer. Le conflit d'intérêts existe également dans ce sens. Or, rien ne se passe.

Le Sénat a publié un rapport en janvier dernier, à l'initiative du groupe RDSE, sur le pantouflage des Hauts fonctionnaires. Il existe un problème de délai, ainsi que vous l'avez dit. Trois ans est une durée extrêmement courte, qu'il conviendrait d'allonger, tout en rendant publics les avis de la commission de déontologie de la fonction publique.

Tant que les Hauts fonctionnaires ne seront pas auditionnés à leur retour du privé, des failles très préoccupantes persisteront.

Debut de section - Permalien
Dominique Chagnollaud de Sabouret

Avec les journalistes, une partie des Hauts fonctionnaires sont les seules personnes dont on ne parle pas. On exige de la transparence des hommes politiques. On veut qu'ils rendent des comptes. On leur interdit le cumul, on veut maintenant empêcher le cumul de leurs mandats dans le temps, mais on n'interroge jamais les journalistes sur leurs conflits d'intérêts. Il est vrai que la liberté de la presse l'interdirait probablement - et encore. Pourquoi ?

L'antiparlementarisme est à la mode, mais il n'existe pas d'« antifonctionnarisme », même si l'on rencontre un certain « antitechnocratisme ». La question de la transparence et des conflits d'intérêts n'est pas vraiment posée sur la place publique.

Il faudrait en effet demander que la commission de déontologie intervienne lorsque les Hauts fonctionnaires réintègrent la fonction publique.

Debut de section - Permalien
Dominique Chagnollaud de Sabouret

En effet. Lorsque je siégeais au CSM, on examinait les demandes de détachement de magistrats pour lesquelles il nous arrivait de rendre une décision négative. Ce qui est valable pour les magistrats devrait a fortiori l'être pour les mises en disponibilité.

Debut de section - PermalienPhoto de Vincent Delahaye

Dans votre ouvrage, vous dites que la question du pantouflage s'est posée au début du XIXe siècle. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Debut de section - Permalien
Dominique Chagnollaud de Sabouret

À la fin des années 1870, suite à l'épuration républicaine, un certain nombre de Hauts fonctionnaires, notamment des préfets, ont quitté la fonction publique, en désaccord avec le régime.

Vous évoquez ici le premier pantouflage, celui des polytechniciens. Le pantouflage massif n'existe pas chez les Hauts fonctionnaires à la fin du XIXe siècle - ou très peu.

La « pantoufle » naît à la fin du XIXe siècle. Ce sont les polytechniciens qui, attirés par le développement industriel des entreprises, s'en vont - d'où l'expression de « pantoufle ». Le phénomène ne concerne pas encore les grands corps administratifs.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Pemezec

Je viens d'achever la lecture d'un livre intitulé Les intouchables, dont l'auteur doit, je crois, être auditionné prochainement.

À la fin du livre, j'ai éprouvé l'envie d'aller voir un magistrat pour lui demander ce qu'il comptait faire, aux termes de l'article 40 du code de procédure pénale, pour sanctionner tout ce qu'évoque cet ouvrage, et que vous dénoncez probablement vous-mêmes dans votre propre livre.

Je suis maire, et je me suis beaucoup investi dans le service de mes administrés. Je suis très triste de terminer ma carrière de maire, considérant que je ne mérite pas l'espèce d'infamie que toute une caste fait peser sur les hommes politiques de terrain - médias, juges...

Je suis abasourdi de constater tout ce qu'on pardonne à ces derniers. Je me dis que beaucoup de choses ne vont pas bien dans ce pays. Il est me semble-t-il urgent de le dénoncer et de remettre un peu d'ordre dans ce système.

Notre démocratie ne fonctionne plus vraiment très bien - sans parler de la volonté actuelle de recentralisation, qui va priver un peu plus les élus de leurs pouvoirs, alors qu'ils sont au coeur de la démocratie, pour les concentrer entre les mains de quelques autres. Je trouve cela très inquiétant...

On est là au coeur du sujet, et j'espère que cette commission d'enquête va produire un travail qui ne restera pas lettre morte. Si tel était le cas, ce serait bien triste !

On ne parle bien que de ce que l'on connaît bien : mon élection de député a été invalidée parce que j'avais oublié de déclarer un Algeco que j'avais déposé sur un trottoir municipal pour servir de local de campagne. J'aurais dû réintégrer cette dépense dans mon compte de campagne. Je l'ai oublié en toute bonne foi.

Mon élection en tant que député a été annulée et j'ai été déclaré inéligible, ce qui constitue l'indignité suprême. Pourtant, on ne sanctionne pas un candidat à l'élection présidentielle qui a bénéficié de salles gratuites. La commission des comptes de campagne s'offre même le luxe d'un communiqué de presse à ce sujet - grande première ! - pour affirmer qu'il n'y a là rien d'anormal !

Il y aurait donc un droit « macroniste » et un droit pour les autres ? Tout cela m'inquiète pour le bon fonctionnement de notre démocratie.

Debut de section - Permalien
Dominique Chagnollaud de Sabouret

Vous avez raison concernant la responsabilité des médias.

Debut de section - PermalienPhoto de Victorin Lurel

J'aimerais évoquer le mécanisme des rémunérations. Lorsqu'un Haut fonctionnaire quitte la Haute fonction publique pour aller siéger dans une AAI, c'est le ministère du budget qui fixe sa rémunération par arrêté ou par décret. Celle-ci n'a rien à voir avec les grilles en vigueur. Nous sommes quant à nous alignés sur l'indice 1 015 de la fonction publique. Pour Business France, on a négocié de mémoire un montant de rémunération de 195 000 euros par an, là où nous touchons pour ce qui nous concerne environ 70 000 euros.

Le directeur de Sciences Po Paris - même s'il ne s'agit pas totalement du budget de l'État - touche 537 000 euros par an. Je suis quelque peu étonné ! Le Haut fonctionnaire le mieux payé était autrefois le vice-président du Conseil d'État, qui émargeait alors à 120 000 euros. Aujourd'hui, c'est bien plus.

Quelle est cette grille, dont on a l'impression qu'elle est fixée par le ministre du budget dans le cadre d'un face-à-face avec celui qui a été retenu ?

Debut de section - PermalienPhoto de Vincent Delahaye

Les rémunérations de la Haute fonction publique ont-elles nettement augmenté ? J'imagine qu'il existe des différences considérables par rapport au privé.

Debut de section - Permalien
Dominique Chagnollaud de Sabouret

La question que vous posez concerne les emplois à discrétion du Gouvernement, qui permettent notamment aux directeurs d'administrations centrales de bénéficier de primes de rendement qui peuvent augmenter leur salaire. Il suffit d'aller sur le site internet de la HATVP pour les connaître.

Il existe une négociation face-à-face plus opaque - mais je n'en suis pas spécialiste - entre l'entreprise publique et le Haut fonctionnaire pressenti ou, pour certains postes dits fonctionnels, directement entre le Haut fonctionnaire et le ministère du budget.

Ce phénomène a toujours existé, mais s'est développé compte tenu de l'attrait qu'exerce le secteur privé en termes de revenus, que l'on évoquait tout à l'heure.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

Il me semble que la Constitution de la Ve République fait référence au préambule de celle de 1946 qui, dans son alinéa 9, dit que « tout bien et toute entreprise qui a ou acquiert le caractère de service public national ou d'un monopole de fait doit devenir la propriété de la collectivité ». Celui-ci n'est jamais évoqué. Pourquoi ?

En second lieu, le phénomène des questions prioritaires de constitutionnalité (QPC), présentées au départ comme une grande avancée pour les libertés publiques, semble être devenu une véritable « industrie », selon les termes employés par quelques observateurs. Plus de 1 000 QPC sont déposées par an. Soixante à 80 d'entre elles aboutissent devant le Conseil constitutionnel. Elles ont, semble-t-il, infléchi la jurisprudence en matière de commerce et de concurrence. Pouvez-vous nous en dire plus ? Quel est votre sentiment à ce sujet ?

Debut de section - Permalien
Dominique Chagnollaud de Sabouret

Concernant les privatisations et le préambule de 1946, je vous renvoie à un excellent article de Bruno Genevois sur les nationalisations et la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Pour ce qui est des QPC, je suis un des coauteurs du système. Et encore avait-on simplifié les choses, puisqu'on était parti vers une saisine directe du citoyen...

Comment apprécier l'impact des QPC ? La tendance a été de prendre en compte des droits et libertés fondamentaux. Dès lors s'exerce mécaniquement, s'agissant de la liberté du commerce ou de l'industrie, une influence « libérale ». Est-elle mesurable ? La tendance existe, mais elle est relativement contenue.

Le nombre de QPC avait tendance à baisser. Il a récemment à nouveau augmenté. Ceci est lié à un autre phénomène dans lequel le Conseil constitutionnel n'est pas pour grand-chose. Les QPC sont en effet devenues une industrie pour les avocats. C'est un problème de financiarisation du droit. Les QPC ont en outre quelque chose de très « chic ». Les barreaux de province les adorent, les barreaux parisiens plus encore, et les cabinets d'avocats se régalent à l'idée de faire des QPC, qui les ennoblissent et les enrichissent, ce qu'on n'avait pas du tout imaginé. C'est un peu ce que j'avais dit... C'est un moyen de procédure supplémentaire.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

Si ce que j'ai lu est exact, la complexité des affaires et leur multiplication entraînent des infléchissements du droit public traditionnel. Est-ce votre impression ?

Debut de section - Permalien
Dominique Chagnollaud de Sabouret

Cela dépend des domaines. En matière de droit commercial, il est probable que l'évolution soit positive.

La QPC a modifié les autres droits. Autrefois, le droit constitutionnel avait des conséquences sur les grandes disciplines du droit, mais la jurisprudence du Conseil constitutionnel en matière de liberté du commerce ou de liberté d'entreprendre était ténue.

Les cabinets d'avocats défendant souvent les intérêts privés, cela a permis, à tort ou à raison, de développer une jurisprudence dans des domaines où le Conseil constitutionnel s'aventurait peu, notamment en matière de droit commercial.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

Cela a également donné du travail au Conseil constitutionnel !

Debut de section - Permalien
Dominique Chagnollaud de Sabouret

C'est maintenant une fonction à temps plein, ce qui est un peu déprimant pour certains de ses membres, qui ne l'imaginaient pas ainsi.

Debut de section - PermalienPhoto de Vincent Delahaye

Monsieur le professeur, merci de nous avoir apporté votre éclairage, qui vous nous aider dans nos travaux.

Debut de section - PermalienPhoto de Vincent Delahaye

Nous poursuivons cette première journée d'audition en entendant M. Luc Rouban, sociologue, directeur de recherche au CNRS qui a consacré depuis de nombreuses années ses travaux de recherche au sujet qui nous occupe.

Sans plus attendre je vous passe donc la parole après toutefois que vous ayez prêté serment.

Conformément à la procédure en vigueur, M. Luc Rouban prête serment.

Debut de section - Permalien
Luc Rouban

Sur la question de l'indifférenciation progressive du public et du privé à travers l'évolution de la haute fonction publique vous allez entendre deux types de discours. Celui qui dit que rien n'a vraiment changé et que la haute fonction publique a toujours été une voie d'accès aux hautes fonctions privées. C'est le cas pour les inspecteurs de finances depuis le Second Empire. Sur longue période environ 17 % des énarques quittent l'administration. L'autre discours est qu'il existe une oligarchie intégrée qui par les « revolving doors » passe désormais régulièrement du public au privé et retour. Ce discours se retrouve souvent chez les journalistes et alimente le populisme.

Ces deux discours sont également faux. Le premier discours, qui raisonne par rapport à une valeur moyenne se trompe. Il faut étudier les départs vers le privé à partir des corps qui ont chacun une logique différente. Ainsi 50 % des inspecteurs des finances travaillent dans le secteur privé.

Une question se pose, surtout dans le secteur financier, comment définir le privé ? Les filiales des groupes publics sont-elles des structures privées où font-elles encore partie de la sphère publique ? Pour ces filiales la rémunération des dirigeants est calquée sur le privé.

Autre difficulté à un instant T connaître le nombre de personnes dans le privé ne vous donne que peu d'informations. Ainsi on ne sait pas quel est le nombre de ceux qui ont voulu partir mais sont revenus suite à un licenciement.

Les chiffres permettent en fait de dire ce que l'on veut.

A l'inverse l'idée qu'il existe une oligarchie des élites françaises mélange tout. L'ENA n'est pas le problème. La haute administration est un univers fragmenté composé de mondes qui ne se fréquentent pas forcément.

En France le circuit élitaire a changé dans les années 1980 au moment où la gauche arrive au pouvoir. On assiste à un décalage entre le temps social et le temps politique. Jusques alors le pantouflage concerne des fonctionnaires de 50 à 55 ans qui prennent des postes de direction ou deviennent PDG de groupes publics. À partir des années 1980 on assiste à une accélération du phénomène qui devient plus direct et plus précoce. Les postes d'arrivés sont plus modestes qu'autrefois et il convient de faire ses preuves dans le secteur privé pour y rester. Certains échouent d'ailleurs et font plusieurs tentatives infructueuses. Je connais un cas de membre d'un grand corps ayant fait sept départs en dix ans.

D'autres départs sont plus préparés notamment par les pantoufleurs qui ont fait une école de commerce avant de faire l'ENA.

Le vrai problème de fonds est que dans certains cas accéder à un grand corps n'est qu'un moyen de se positionner dans le privé. Faire vingt à trente ans de carrière administrative devient de plus en plus rare.

Ces évolutions tiennent à plusieurs facteurs. Le premier est la politisation de la haute fonction publique. Le deuxième tient aux salaires et responsabilités plus attractifs dans le privé face au déclin des institutions administratives. L'école du management tend à gommer les différences entre public et privé et à répandre l'idée que l'on peut travailler dans le privé pour servir l'intérêt général. Le troisième facteur est la différenciation du système élitaire depuis vingt ans. Dans les cent plus grandes entreprises françaises en 2018 40 % des dirigeants viennent de la fonction publique, surtout de l'Inspection des finances et du corps des mines. La diversification et l'internationalisation sont cependant de plus en plus fortes.

Parallèlement l'interpénétration de la haute fonction publique et de la politique n'a jamais été aussi faible depuis les années 1960.

Il a enfin une fracture interne à l'appareil d'État entre les états-majors qui conçoivent les réformes et les gestionnaires qui les appliquent.

Debut de section - PermalienPhoto de Jérôme Bascher

La question me semble être celle des carrières que l'on propose pour la haute fonction publique. Dans le privé les entreprises cloisonnement moins que dans le public les cadres supérieurs et les cadres dirigeants.

Debut de section - Permalien
Luc Rouban

Le secteur privé a surtout besoin de la haute fonction publique pour exercer une pression sur le secteur public.

Le contrôle de déontologie est faible. On peut prendre pour exemple l'ensemble des décisions prises par la commission de déontologie qui sont assorties de conditions, telles que ne pas contacter d'anciens collaborateurs. Pourtant, la commission n'a nullement les moyens de contrôler le respect de ces conditions.

Un problème plus important est celui de l'entourage familial du haut fonctionnaire, qui peut se poser lorsque le conjoint d'un conseiller de cabinet ministériel ou d'un directeur d'administration centrale travaille dans un groupe privé. J'observe empiriquement des situations susceptibles de poser des problèmes de conflits d'intérêts, mais on se heurte à l'absence de preuve ou d'éléments concrets.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

Je partage votre méfiance sur l'illusion d'optique que peut créer l'étude des statistiques : un inspecteur des finances qui part à la BNP n'est pas comparable à un instituteur qui ouvre une pizzeria !

En revanche, on peut être inquiet de cette situation sans pour autant tomber dans la théorie du complot.

Ce qui est intéressant dans vos travaux est que vous avez pris le soin de regarder les choses de près, que ce soit pour l'IGF ou le Conseil d'État, mais aussi pour l'ENA. Les phénomènes de sélection ne se passent pas forcément là où on l'imagine.

Afin d'avoir une vue d'ensemble non biaisée, il est peut être nécessaire de distinguer des strates. Certains ont davantage de responsabilités et il est important d'identifier ceux qui contribuent à la définition des politiques publiques, qu'ils soient à l'Élysée ou qu'ils participent à l'élaboration de la jurisprudence des hautes autorités.

Il sera cependant nécessaire de s'appuyer sur la haute administration pour avoir un système plus démocratique.

Debut de section - Permalien
Luc Rouban

On est face à un phénomène complexe. On a assisté parallèlement aux départs vers le privé à une fracture interne à l'appareil d'État, entre les membres des états-majors que sont l'Élysée, Matignon ou Bercy, et une autre masse de cadres qui sont devenus des gestionnaires, des techniciens englués dans des sujets aussi passionnants que la LOLF ou les BOP. Il y a donc bien deux strates, l'une supérieurs qui touche au secteur privé et l'autre qui s'est technicisée et qui subit la perte de prestige de la haute fonction publique. La strate supérieure a recours au pantouflage, tandis que la strate inférieure utilise la politisation pour faire partie de viviers, de réseaux, notamment en cabinets ministériels. Un administrateur civil qui n'a pas fait d'école de commerce ne connaîtra pas une carrière « top gun » et doit donc se placer dans le sillage d'un élu, au niveau local, qui idéalement deviendra ministre.

Les passages par les cabinets ministériels restent très explicatifs du succès de la carrière professionnelle. Le système est malsain, car pour améliorer sa carrière, il faut entrer dans un système d'entourage.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

On constate que le pouvoir est concentré à l'Élysée. Des équipes se constituent autour des impétrants jupitériens.

Debut de section - PermalienPhoto de Victorin Lurel

Vous avez indiqué qu'il y a des situations différenciées et qu'il ne faut pas tomber dans le complotisme. Cependant, au sein de cette super-strate, il y a quand même une culture et une certaine idée hégémonique du management, une technostructure qui pense de la même façon. Le constatez-vous en tant que sociologue ?

Debut de section - Permalien
Luc Rouban

Je ne suis pas vraiment d'accord avec cette affirmation. Bien sûr, il y a une formation et une culture communes, mais je pense que cela concerne plutôt les techniciens et non les décideurs. On observe une mécanique dangereuse : les hauts-fonctionnaires deviennent des techniciens évalués, précarisés.

Je vous rejoins en revanche sur la concentration du pouvoir et les phénomènes d'entre-soi. Cependant, l'existence des alternances et de politiques publiques aux orientations différentes démontre qu'il ne faut pas généraliser cette uniformisation.

Si on s'interroge sur l'existence d'une classe dirigeante en France, je dirais qu'il n'y en a pas et qu'on peut observer un certain éclatement. Les dirigeants du privé ne s'intéressent pas à l'Assemblée nationale ou au Sénat. Ils n'ont pas besoin des hauts fonctionnaires pour avoir une influence sur la décision publique.

Au sein de cette classe dirigeante, il y a des milieux concurrentiels qui ne se font pas de cadeaux.

Debut de section - PermalienPhoto de Stéphane Piednoir

Il ne faut pas aller d'un excès à l'autre et reproduire pour les hauts fonctionnaires et leur entourage familial ce qui a été récemment fait pour les élus, en les suspectant de tous les maux. L'interdiction des emplois familiaux a poussé un certain nombre de nos collègues à renoncer à employer, ou carrément licencier, leur conjoint ou leur enfant.

Il parait difficile d'interdire aux hauts fonctionnaires de côtoyer des responsables du secteur privé pour éviter les connivences, comme cela a été sous-entendu, car ils ont le droit de vivre, de se marier et d'avoir des amis, comme tout un chacun. Il en faut pas aller trop loin dans cette exigence de pureté.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

Nous cherchons simplement à comprendre comment les choses se passent.

Debut de section - PermalienPhoto de Stéphane Piednoir

Les réseaux ont toujours existé et il semble difficile d'interdire aux hauts fonctionnaires d'avoir un cercle d'amis ou de connaissances. Attention donc à ne pas montrer du doigt les hauts fonctionnaires comme la vox populi a montré du doigt les élus ou la classe politique.

Debut de section - Permalien
Luc Rouban

J'abonde dans ce sens car le droit ne permet pas de tout contrôler. Il existera donc toujours un risque de conflit d'intérêt et de « privatisation » de l'intérêt public.

Malgré le fait que les décisions sont prises par un certain nombre de personnes, il reste néanmoins très difficile pour les sociologues de déterminer le cercle de la décision. C'est d'ailleurs la cause du grand débat qu'ils ont avec les historiens. Les historiens arrivent, eux, à reconstruire ou à rationaliser a posteriori le processus des prises de décision à l'occasion d'études de mémoires ou d'archives orales. Un témoin, par exemple un haut fonctionnaire, peut alors leur expliquer que, pour une décision donnée, un certain nombre d'acteurs avait des points de vue distincts et que la décision a été prise en petit comité.

Or, les choses ne se passent pas toujours comme cela dans la réalité. Il existe en effet une part d'aléa, un imprévu, un phénomène que l'on n'attendait pas ou l'intervention d'une personne extérieure au cercle de décision qui va la conditionner. Il n'est donc pas possible de délimiter un cercle réduit autour d'une décision, même lorsqu'elle est prise par le Président de la République, par exemple. Il ne contrôle pas tout et dépend d'un certain nombre d'acteurs. Le personnel politique tente, certes, de présenter ses prises de décisions comme cohérentes, mais il n'est pas dit qu'elles le soient toujours. Il ne faut pas trop « anthropologiser » la décision, les choses sont trop compliquées pour cela.

Il ne faut pas non plus analyser les rapports actuels entre la sphère publique et la sphère privée avec les outils que la sociologie avait développés dans les années soixante-dix ou quatre-vingt. Il existait, à l'époque, des classes dirigeantes nationales. Or le vrai problème d'aujourd'hui réside dans l'internationalisation d'un certain nombre de circuits élitaires. C'est d'ailleurs ce qui nourrît le populisme ! Il ne vient pas de l'existence d'élites dirigeantes et de l'idée que l'on se fait des connivences au sommet. Il vient surtout, pour l'extrême gauche et l'extrême droite, de l'idée de dépossession de la souveraineté nationale. Il ne suffit plus d'étudier le Who's who pour identifier les gens qui comptent. Il existe aujourd'hui des gens qui comptent et que l'on ne voit nulle part. Contrairement à ce que l'on essaie de nous faire croire, nous ne sommes pas, aujourd'hui, dans un monde de plus en plus transparent, mais bien de plus en plus opaque. Il est, par exemple, très difficile de retrouver la biographie d'un certain nombre de conseillers régionaux ou de fonctionnaires. Au-delà des « babioles » disponibles sur les réseaux sociaux, on ne trouve plus l'essentiel. En outre, je signale que les données du ministère de l'intérieur relatives aux catégories sociaux-professionnelles des candidats élus aux élections législatives et sénatoriales sont fausses. Elles sont établies sur la base d'auto-déclarations et, pour avoir dépouillé l'ensemble des biographies correspondant, je peux affirmer qu'il existe un décalage.

Debut de section - PermalienPhoto de Jérôme Bascher

La question sous-jacente ne serait-elle pas : quelle carrière pour la haute fonction publique ? Ici se situe la transformation opérée depuis les années quatre-vingt et que j'ai pu observer de l'intérieur, à Bercy ou en cabinet ministériel. Dans les années quatre-vingt-dix, on a demandé aux énarques de passer chef de bureau au bout de quatre ans contre neuf, comme auparavant. Cette volonté a été inspirée du secteur privé et notamment des milieux financiers, qui faisait progresser les meilleurs éléments plus vite afin de pouvoir les conserver. Mais quels postes leur proposer après, une fois qu'ils sont devenus sous-directeurs à à peine plus de trente ans ?

Nous sommes aujourd'hui dans cette situation et avons du mal à revenir en arrière. Les hauts fonctionnaires veulent aujourd'hui exercer réellement le pouvoir et non pas être seulement de grands techniciens, même si la fonction publique doit s'enorgueillir d'en compter dans ses rangs. Contrairement à la sphère privée, la fonction publique a pourtant du mal à établir la différence entre un cadre supérieur et un cadre dirigeant. Or certains jeunes hauts fonctionnaires aspirent à devenir cadre dirigeants pour réellement prendre des décisions et en assumer les conséquences, et non pas devenir cadre supérieur et se spécialiser dans un domaine technique et aller de missions en missions. Les entreprises privées arrivent, elles, très bien à établir cette différence et lorsqu'elles recrutent un cadre à haut potentiel, elles le prédestinent rapidement à l'une de ces deux carrières. La fonction publique doit, elle aussi, maintenant se poser cette question et savoir à quoi elle destine ses hauts fonctionnaires.

Le rajeunissement des hauts fonctionnaires en situation de pantouflage s'explique par le fait qu'un fonctionnaire ne peut plus s'adapter aujourd'hui au milieu de l'entreprise après trente années de fonction publique. Les entreprises souhaitent donc éprouver les capacités d'adaptation des fonctionnaires lorsqu'ils sont beaucoup plus jeunes. Les échecs peuvent ensuite conduire à des « allers-retours » entre le public et le privé, dont je pourrais donner de nombreux exemples.

Debut de section - Permalien
Luc Rouban

J'abonde dans votre sens. Pour avoir participé au comité d'histoire de l'Inspection générale des finances et m'être entretenu avec certains anciens inspecteurs, je me rends compte que, contrairement à ce que l'on pense, ce n'est pas nécessairement les salaires qui attirent les fonctionnaires dans le secteur privé, mais bien la liberté de décider, de se comporter en patron et de concevoir des stratégies. Ils ne peuvent, en effet, plus nécessairement le faire en servant l'État, se sentent dévalorisés et le ressentent comme une perte de pouvoir. Nous ne sommes plus dans la technocratie des années cinquante - soixante, d'ailleurs très éloignée la « technocratie macronienne » dont on entend parler en ce moment.

À cette période, les hauts fonctionnaires comme Paul Delouvrier en imposaient aux hommes politiques. Il a refusé deux fois d'être nommé ministre et de faire de la politique afin de rester haut fonctionnaire pour servir l'État. Il faisait partie des grands commis de l'État, modèle dont on a aujourd'hui cassé le moule...

Ces nouvelles perspectives posent un vrai problème de qualité de recrutement dans la haute fonction publique. Les deux tiers des étudiants de Sciences Po choisissent aujourd'hui d'aller dans le secteur privé. C'est notamment le cas de tous les jeunes de Sciences Po issus de l'immigration magrébine qui considèrent que le secteur privé reconnaitra plus rapidement leurs mérites. J'ai en tête l'exemple d'une jeune femme ayant suivi ce parcours qui a fait le choix de travailler pour un grand groupe de parfumerie. Parlant l'arabe couramment, elle a pu exercer aux Émirats et est devenue directrice d'un département au bout de trois ou quatre années.

De l'autre côté, la fonction publique ne leur offre que des concours « lourdingues », universitaires, qui nécessitent de bachoter et qui offrent désormais des carrières qui ne sont pas nécessairement à la hauteur de l'investissement demandé. À terme, ce qui est un problème de flux deviendra un problème de qualité car tous les bons éléments sont en train de s'en aller. C'est notamment le cas dans les hôpitaux publics. Le service public risque donc de s'étioler pour finalement s'éteindre progressivement.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

Il y a peut-être quelques conditions de ressource à l'origine des déboires de l'hôpital public !

Je souhaite lever toute ambiguïté en rappelant à mes collègues que je suis sans doute le seul dans cette salle à n'avoir voté aucune loi de moralisation. Car je ne pense pas que le problème soit, en premier lieu, en lien avec la déontologie ou la morale politique et que ce n'est donc pas ce type de dispositions qui vont principalement les régler. Le problème vient de la manière dont le système fonctionne et qui engendre certaines choses pour le moins étranges. Il convient donc de tenir compte de la complexité de ce système et se demander s'il a réellement un sens et s'il est possible de lui donner une cohérence.

Je doute également que la sphère privée ne s'occupe pas du monde politique. C'est sans doute vrai pour certains, mais lorsque l'on souhaite, par exemple, être opérateur de téléphonie, obtenir les autorisations nécessaires pour cela et être soumis à l'agence idoine, je pense que ces questions intéressent tout de même... C'est le cas pour tous les services publics en voie de privatisation qui sont soumis à une régulation. Il n'y aurait pas une explosion du nombre de cabinets d'affaires s'il n'y avait pas un peu d'argent à faire sur ce marché.

Debut de section - PermalienPhoto de Vincent Delahaye

Il y a certes la financiarisation, mais la judiciarisation de la société dans son ensemble peut aussi être une source du problème. Je ne pense pas qu'il nous est possible de faire le tour du sujet de notre commission d'enquête à l'issue de notre deuxième audition. Je pense certes que nous avançons dans sa compréhension et dans notre vision.

Debut de section - PermalienPhoto de Victorin Lurel

Je suis d'accord sur les faits présentés. Je constate notamment que dans la région dont j'étais président, les jeunes guadeloupéens qui ont bénéficié des conventions d'éducation prioritaire passées avec Sciences Po sont maintenant tous employés dans le secteur privé, souvent à l'international.

L'analyse de M. Rouban me pose néanmoins certains problèmes méthodologiques, notamment relatifs au fonctionnement de nos institutions. Sans être bourdieusien, je vous pense plutôt de l'école de Boudon. J'ai l'impression que l'internationalisation des échanges aurait mis fin à la coagulation des élites et qu'il ne s'agit effectivement pas d'un problème de morale mais d'un problème systémique. Or, en vous écoutant, on comprend que le système fonctionne avec des nouvelles logiques issues de la sphère privée qui se détachent de l'État. Or je pense qu'une entreprise aussi puissante ou influente soit-elle, a besoin de l'État ainsi que des institutions nationales ou internationales et s'y intéresse, directement ou indirectement. C'est cela qui, en mon sens, influence le fonctionnement de l'État.