Cela fait 40 ans que je chronique la vie du ministère des finances. J'ai le sentiment que nous vivons une période grave. Il y a eu des périodes dans l'histoire de notre République, où des grands républicains ont soulevé cette question : la République a-t-elle les hauts fonctionnaires qui correspondent à ses valeurs ? C'est le combat que mène en 1848 Hippolyte Carnot, qui posera la question de l'égalité d'accès aux carrières publiques. Le radical Jean Zay posera la même question sous le Front populaire. Dans ses notes écrites en prison à Riom, il aura un regard très sévère sur le comportement de la haute fonction publique dans ces années-là. C'est aussi le débat qui a cours à la Libération. Lors de la création de l'ENA, il fut question de la suppression de l'inspection générale des finances. Si cette idée, à l'époque, chemine, c'est parce qu'il y a toujours cette même méfiance à l'égard de la haute fonction publique.
Vous connaissez la fameuse formule de Marc Bloch dans L'Étrange défaite : « À une monarchie, il faut un personnel monarchique. La démocratie tombe en faiblesse, pour le plus grand mal des intérêts communs, si ses hauts fonctionnaires ne la servent qu'à contrecoeur ».
J'ai le sentiment que nous sommes dans cette situation. Notre haute fonction publique ne correspond plus aux valeurs de la République. Pourquoi dis-je cela ? Mes confrères ont pointé toute une série d'évolutions sur lesquelles je ne reviendrai pas, ou alors rapidement. Dans les années 80 et 90, c'est la vague des pantouflages, mais pas seulement. Je vous fais observer qu'une partie des hauts fonctionnaires, à la faveur des privatisations, se sont formidablement enrichis. Rappelons-nous les mots de Benjamin Constant : « Servons la cause et servons-nous ! »
Prenez le secteur bancaire actuel résultant des privatisations des années 80-90 : il est dirigé uniquement par des inspecteurs des finances, qui se cooptent depuis 30 ans. On a connu une sorte de hold-up de l'oligarchie de Bercy sur le coeur du CAC40. Il y a en France, à côté du capitalisme familial, un capitalisme oligarchique qui vient de Bercy, et qui révèle cette porosité entre le public et le privé.
Ensuite, il y a eu le mouvement inverse : après les pantouflages, les rétropantouflages. Tous les conflits d'intérêts sont possibles, car aucune commission de déontologie n'intervient dans ce cas.
Le cas le plus emblématique est certainement Alexis Kohler, actuel secrétaire général de l'Élysée, sur qui Mediapart a longuement enquêté. Le plus grave est sans doute l'impact sur les politiques publiques. Quelle que soit la qualité des hommes, quand le gouverneur de la Banque de France vient de BNP-Paribas, quand le directeur général de la CDC vient de Generali, pensez-vous que cela n'a aucun impact sur la gestion publique ? BNP-Paribas ayant mené un combat contre la déréglementation du livret A, le gouverneur de la Banque de France peut-il défendre une autre position, c'est-à-dire mettre en avant les missions d'intérêt général du livret A liées au financement du logement social ?
Quand le conseiller financement de l'économie du cabinet de Matignon sous l'ancien quinquennat vient de BPCE, avant d'y retourner une fois sa mission terminée, pensez-vous honnêtement qu'il aura proposé au Premier ministre une partition hardie des banques pour coller au programme socialiste ? Il ne va pas s'amuser à démembrer son possible futur employeur.
Quand le haut fonctionnaire chargé de défendre la taxe Tobin à Bruxelles est ensuite embauché par la Fédération bancaire française, pensez-vous qu'il s'est véritablement battu pour instaurer ladite taxe ?
Jacques Chirac, en 1995, a fait campagne contre la pensée unique, s'en prenant à Jean-Claude Trichet, alors gouverneur de la Banque de France. On l'a traité de démagogue ; je pense pour ma part qu'il était très lucide.
En 1965, Valéry Giscard d'Estaing, alors ministre des finances, crée la direction de la prévision, un instrument d'éclairage pour les politiques. Parmi les hauts fonctionnaires, il y a des gens de droite, des socialistes et des communistes. Ils créent le premier logiciel de prévision macroéconomique, le modèle zogol, qui est la contraction de Herzog et de Olive, deux communistes. À l'époque, quand des hauts fonctionnaires sont sollicités par le ministre pour faire une note pour l'éclairer, ils ne sont pas toujours d'accord et présentent alors au ministre plusieurs options. Cela contribue à éclairer et à réhabiliter le politique, qui a le choix entre différentes solutions techniques possibles et peut arbitrer. Maintenant, qu'elle soit de droite ou de gauche, toute la haute fonction publique pense pareil. Il n'y a aucun débat. Thomas Piketty a été découvert grâce à la direction de la prévision. Cela ne serait plus possible, d'autant que la direction de la prévision a été avalée par la direction du Trésor. La finance a mangé la macroéconomie. La direction du Trésor ne sait pas parler d'échéances au-delà de 6 mois. Certains considèrent même que la direction du Trésor est un danger pour notre démocratie.
Je reprends pour ma part l'expression de tyrannie de la pensée unique de Bercy, qui s'emboîte avec la doxa de Bruxelles.
Enfin, cette prise de pouvoir de la haute fonction publique répond à la crise du politique. Pardon de vous le dire, mais j'ai le sentiment que, plus les politiques sont devenus faibles, plus leurs visions du monde se sont rapprochées, plus la haute fonction publique a pris de la force. L'élection de Macron en est la parfaite illustration. C'est comme si les fermiers généraux ont considéré que le roi était tellement nul qu'il fallait prendre sa place. Nous avons vécu l'émergence d'une oligarchie extrêmement puissante, qui se nourrit de l'extinction de la vision du monde politique, de la crise de la droite et de la gauche.
Je pense que cet état des lieux devrait amener à un grand débat public sur la pertinence de la formation des hauts fonctionnaires.
J'ai beaucoup travaillé sur l'inspiration intellectuelle qui a conduit à la création de l'ENA. J'ai appris énormément de choses, et je pense que le grand combat des républicains pour garantir l'égalité d'accès à la fonction publique a été détourné par la création de l'ENA. Je pourrai vous expliquer pourquoi j'ai ce jugement si sévère sur les effets très pernicieux de cette institution.