Mes chers collègues, nous procédons aujourd'hui à l'audition commune de Mme Ghislaine Ottenheimer, rédactrice en chef de Challenges, de M. Vincent Jauvert, journaliste à l'Obs, et de M. Laurent Mauduit, journaliste à Mediapart.
Lors de nos premiers échanges dans le cadre de la commission d'enquête nous avons constaté que les défaillances du contrôle des liens entre l'intérêt public et les intérêts privés sont souvent mises en lumière d'abord par les journalistes et qu'il appartient au Parlement de se saisir de ce sujet.
L'ouvrage de M. Vincent Jauvert en est un exemple tout récent. Il a déjà été cité lors de nos auditions précédentes. Il s'inscrit dans la lignée de plusieurs enquêtes publiées au cours des quinze dernières années, notamment celle de Mme Ghislaine Ottenheimer sur l'inspection générale des finances, et il précède d'autres ouvrages, dont celui, je crois, de M. Laurent Mauduit.
Au-delà des cas particuliers et des affaires qui peuvent se retrouver devant la justice, nous souhaitons faire appel à vous pour discuter du système dans son ensemble. La confusion de l'intérêt public et des intérêts privés relève-t-il de quelques cas de dévoiement des principes de la haute fonction publique ou s'agit-il d'un problème plus large, voire d'un changement de conception de ce que doit être le rôle des hauts fonctionnaires ? À l'inverse, n'est-il pas légitime que des hauts fonctionnaires puissent avoir une expérience de l'activité privée, voire s'y reconvertissent ?
Voilà quelques-uns des débats qui nous intéressent.
Je vous propose de vous donner successivement brièvement la parole pour un propos liminaire, puis de passer la parole au rapporteur et aux autres commissaires afin qu'un dialogue puisse s'instaurer.
Je dois cependant préalablement vous demander de bien vouloir prêter serment en vous rappelant que tout faux témoignage devant la commission d'enquête et toute subornation de témoin serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Ghislaine Ottenheimer, MM. Vincent Jauvert et Laurent Mauduit prêtent serment.
Je vous remercie de votre invitation. Je vais essayer de vous raconter brièvement ce qu'il y a dans mon livre. Selon Emmanuel Macron lui-même, dans son ouvrage Révolution, « les hauts fonctionnaires forment une caste bénéficiant d'avantages hors du temps. » Il parlait, comme nous, je pense, essentiellement des grands corps d'État, qui viennent de l'ENA et de Polytechnique.
Pourquoi une caste ? Ils fonctionnent dans l'entre soi, se cooptent, se répartissent les postes les plus importants non seulement dans le public, mais aussi dans des grands groupes privés qui vivent souvent de la commande étatique ou interviennent dans des secteurs très régulés par l'État. Ayant le droit de revenir dans leur corps d'origine pendant 10 ans, ils bénéficient de fait d'un véritable parachute doré, payé par le contribuable.
La nouveauté, depuis quelques années, c'est qu'ils effectuent des allers-retours successifs entre public et privé. C'est très « macronien », me semble-t-il. Auparavant, le pantouflage était plus une récompense pour des fonctionnaires en fin de carrière. Le problème, c'est que, s'il existe une commission de déontologie pour surveiller les départs du public vers le privé, il n'en existe pas pour les mouvements inverses. La première, même si elle fonctionne très mal, a au moins le mérite d'exister.
Ces dernières années, nombre de conflits d'intérêts sont apparus, car ces hauts fonctionnaires ne choisissent pas n'importe quels postes dans le privé. Les transfuges de la haute fonction publique sont lobbyistes ou avocats d'affaires, bref, des postes où ils peuvent monnayer leur carnet d'adresses, mais, surtout, ce qu'ils savent des faiblesses de l'État, ce qui est encore plus gênant. Il en est ainsi des conseillers fiscaux qui viennent de Bercy. Michel Sapin considérait cela comme un scandale.
Il y a une autre nouveauté que j'étudie dans mon ouvrage. Cela me vaut d'être traité de misogyne, alors que tel n'est évidemment pas le cas. Il y a aujourd'hui des couples qui font carrière ensemble. La raison, en soi positive, c'est qu'il y a de plus en plus de femmes à l'ENA. Leurs enfants entrent aussi parfois dans le moule, ce qui fait que des familles entières font des carrières en parallèle dans le même domaine, mais simultanément dans le public et le privé. Cela commence à poser des problèmes, mais je n'ai aucune idée de la façon de les régler.
Le scandale, c'est qu'ils ne sont presque jamais sanctionnés lorsqu'il y a des abus, des fautes. Je cite un certain nombre d'exemples dans mon livre. Non seulement ils ne sont pas sanctionnés, mais ils sont souvent promus ailleurs. C'est le fonctionnement des corps qui veut cela, mais c'est absolument anormal.
Selon Mme Lebranchu, ces super hauts fonctionnaires jouissent souvent d'un pouvoir supérieur à celui des ministres. Il suffit d'écouter certains ministres se plaindre des pouvoirs du vice-président du Conseil d'État ou du Secrétariat général du Gouvernement. Ces personnes sont capables de s'opposer dans la pratique à la volonté politique.
Enfin, il y a le problème des rémunérations de ces fonctionnaires, qui sont, pour 600 d'entre eux, supérieures à celle du Président de la République. Je ne sais pas si c'est bien ou mal. En tout cas, le système manque totalement de transparence. On m'a donné ces éléments de manière confidentielle, ce qui, là encore, est totalement anormal.
J'ai hésité à accepter cette invitation, parce que mon livre date de 2004. Pourtant, je me suis dit que, hélas, pas grand-chose n'avait changé depuis.
Je n'ai pas d'exemples aussi précis qu'en 2004, lorsque j'avais pu décrire minutieusement la façon dont M. Pinault avait racheté la FNAC, qui était très révélatrice de l'endogamie existant entre une petite élite administrative et les conseils d'administration.
Les choses n'ont pas beaucoup changé, même si, en surface, il y a des commissions de déontologie. Je dirai même que la situation a empiré à cause des allers-retours décrits par Vincent Jauvert. À chaque fois, on élargit un peu son carnet d'adresses et on grimpe aussi dans la hiérarchie.
Est-ce une dérive ou des cas isolés ? Un peu des deux. La dérive, c'est le constat que plus de 40 % de l'élite administrative, à savoir l'IGF, travaille dans le privé. Quel exemple donne-t-on à l'administration ? On m'a toujours appris que les chefs devaient donner l'exemple. Il faut peut-être se poser des questions sur la finalité de ce corps.
On me dit qu'il y a des grandes écoles partout. J'ai la chance de bien connaître Harvard. Dans la law school, qui regroupe l'élite du pays, il y a 1 800 élèves par an, donc on ne retrouve pas du tout la même promiscuité qu'en France, où quelques dizaines de personnes dirigent la banque et la finance. Autant dire que, lorsque se présente un problème, il est réglé très en amont et personne n'en entend parler.
Comment voulez-vous que les Français acceptent cela ? Maintenant, il y a aussi des cas isolés. Il y aura toujours des gens qui ne se comportent pas bien. Cependant, il faut les sanctionner, ce qui n'est pas toujours le cas. À mon sens, ce phénomène provoque une asphyxie de la vie politique.
J'ai rencontré Xavier Musca, qui se réjouissait du fait que la Ve République était comme une dictature romaine. Ce sont les sachants, qui dictent la politique sur les sujets importants. Songez qu'il y a trois inspecteurs des finances au cabinet de M. Darmanin, deux au cabinet de M. Le Maire et un chez Mme Buzyn. Il y en a à l'Élysée, à Matignon, bref, ils supervisent le respect de la doxa à tous les niveaux. Il y a aussi ceux que je nomme les sous-hommes, les inspecteurs du Trésor, qui sont des sous-inspecteurs des finances, mais qui ont le même corpus intellectuel. Ces gens-là n'ont absolument aucune dimension politique.
Quand M. Ruffin critique la réforme de la SNCF, qui ne parle ni d'écologie ni d'aménagement du territoire, il a raison.
Il y a aussi un impact sur la gestion du pays. Lors de la mise en oeuvre de la RGPP, M. Faugère, alors directeur de cabinet de M. François Fillon, Premier ministre, m'avait dit qu'il avait rencontré nombre de fonctionnaires extrêmement compétents et dévoués au service public qui n'avaient aucune possibilité de monter, bloqués qu'ils étaient par de jeunes énarques qui prenaient les postes un an ou deux, donc pas assez longtemps pour acquérir une véritable expertise et bien connaître leur administration. On passe donc à côté de véritables talents.
Enfin, il y a un impact sur la nature de notre capitalisme. En Allemagne, les chefs d'entreprise connaissent leur coeur de métier et savent développer leur entreprise. Les inspecteurs des finances ne savent faire que de l'acquisition externe pour doper le chiffre d'affaires, donc ils amplifient les dérives du capitalisme financier.
- Présidence de M. Vincent Delahaye, président -
Cela fait 40 ans que je chronique la vie du ministère des finances. J'ai le sentiment que nous vivons une période grave. Il y a eu des périodes dans l'histoire de notre République, où des grands républicains ont soulevé cette question : la République a-t-elle les hauts fonctionnaires qui correspondent à ses valeurs ? C'est le combat que mène en 1848 Hippolyte Carnot, qui posera la question de l'égalité d'accès aux carrières publiques. Le radical Jean Zay posera la même question sous le Front populaire. Dans ses notes écrites en prison à Riom, il aura un regard très sévère sur le comportement de la haute fonction publique dans ces années-là. C'est aussi le débat qui a cours à la Libération. Lors de la création de l'ENA, il fut question de la suppression de l'inspection générale des finances. Si cette idée, à l'époque, chemine, c'est parce qu'il y a toujours cette même méfiance à l'égard de la haute fonction publique.
Vous connaissez la fameuse formule de Marc Bloch dans L'Étrange défaite : « À une monarchie, il faut un personnel monarchique. La démocratie tombe en faiblesse, pour le plus grand mal des intérêts communs, si ses hauts fonctionnaires ne la servent qu'à contrecoeur ».
J'ai le sentiment que nous sommes dans cette situation. Notre haute fonction publique ne correspond plus aux valeurs de la République. Pourquoi dis-je cela ? Mes confrères ont pointé toute une série d'évolutions sur lesquelles je ne reviendrai pas, ou alors rapidement. Dans les années 80 et 90, c'est la vague des pantouflages, mais pas seulement. Je vous fais observer qu'une partie des hauts fonctionnaires, à la faveur des privatisations, se sont formidablement enrichis. Rappelons-nous les mots de Benjamin Constant : « Servons la cause et servons-nous ! »
Prenez le secteur bancaire actuel résultant des privatisations des années 80-90 : il est dirigé uniquement par des inspecteurs des finances, qui se cooptent depuis 30 ans. On a connu une sorte de hold-up de l'oligarchie de Bercy sur le coeur du CAC40. Il y a en France, à côté du capitalisme familial, un capitalisme oligarchique qui vient de Bercy, et qui révèle cette porosité entre le public et le privé.
Ensuite, il y a eu le mouvement inverse : après les pantouflages, les rétropantouflages. Tous les conflits d'intérêts sont possibles, car aucune commission de déontologie n'intervient dans ce cas.
Le cas le plus emblématique est certainement Alexis Kohler, actuel secrétaire général de l'Élysée, sur qui Mediapart a longuement enquêté. Le plus grave est sans doute l'impact sur les politiques publiques. Quelle que soit la qualité des hommes, quand le gouverneur de la Banque de France vient de BNP-Paribas, quand le directeur général de la CDC vient de Generali, pensez-vous que cela n'a aucun impact sur la gestion publique ? BNP-Paribas ayant mené un combat contre la déréglementation du livret A, le gouverneur de la Banque de France peut-il défendre une autre position, c'est-à-dire mettre en avant les missions d'intérêt général du livret A liées au financement du logement social ?
Quand le conseiller financement de l'économie du cabinet de Matignon sous l'ancien quinquennat vient de BPCE, avant d'y retourner une fois sa mission terminée, pensez-vous honnêtement qu'il aura proposé au Premier ministre une partition hardie des banques pour coller au programme socialiste ? Il ne va pas s'amuser à démembrer son possible futur employeur.
Quand le haut fonctionnaire chargé de défendre la taxe Tobin à Bruxelles est ensuite embauché par la Fédération bancaire française, pensez-vous qu'il s'est véritablement battu pour instaurer ladite taxe ?
Jacques Chirac, en 1995, a fait campagne contre la pensée unique, s'en prenant à Jean-Claude Trichet, alors gouverneur de la Banque de France. On l'a traité de démagogue ; je pense pour ma part qu'il était très lucide.
En 1965, Valéry Giscard d'Estaing, alors ministre des finances, crée la direction de la prévision, un instrument d'éclairage pour les politiques. Parmi les hauts fonctionnaires, il y a des gens de droite, des socialistes et des communistes. Ils créent le premier logiciel de prévision macroéconomique, le modèle zogol, qui est la contraction de Herzog et de Olive, deux communistes. À l'époque, quand des hauts fonctionnaires sont sollicités par le ministre pour faire une note pour l'éclairer, ils ne sont pas toujours d'accord et présentent alors au ministre plusieurs options. Cela contribue à éclairer et à réhabiliter le politique, qui a le choix entre différentes solutions techniques possibles et peut arbitrer. Maintenant, qu'elle soit de droite ou de gauche, toute la haute fonction publique pense pareil. Il n'y a aucun débat. Thomas Piketty a été découvert grâce à la direction de la prévision. Cela ne serait plus possible, d'autant que la direction de la prévision a été avalée par la direction du Trésor. La finance a mangé la macroéconomie. La direction du Trésor ne sait pas parler d'échéances au-delà de 6 mois. Certains considèrent même que la direction du Trésor est un danger pour notre démocratie.
Je reprends pour ma part l'expression de tyrannie de la pensée unique de Bercy, qui s'emboîte avec la doxa de Bruxelles.
Enfin, cette prise de pouvoir de la haute fonction publique répond à la crise du politique. Pardon de vous le dire, mais j'ai le sentiment que, plus les politiques sont devenus faibles, plus leurs visions du monde se sont rapprochées, plus la haute fonction publique a pris de la force. L'élection de Macron en est la parfaite illustration. C'est comme si les fermiers généraux ont considéré que le roi était tellement nul qu'il fallait prendre sa place. Nous avons vécu l'émergence d'une oligarchie extrêmement puissante, qui se nourrit de l'extinction de la vision du monde politique, de la crise de la droite et de la gauche.
Je pense que cet état des lieux devrait amener à un grand débat public sur la pertinence de la formation des hauts fonctionnaires.
J'ai beaucoup travaillé sur l'inspiration intellectuelle qui a conduit à la création de l'ENA. J'ai appris énormément de choses, et je pense que le grand combat des républicains pour garantir l'égalité d'accès à la fonction publique a été détourné par la création de l'ENA. Je pourrai vous expliquer pourquoi j'ai ce jugement si sévère sur les effets très pernicieux de cette institution.
Je vous remercie. La parole est à M. le rapporteur, Pierre-Yves Collombat, à l'origine de la demande de création de cette commission d'enquête.
Je vous remercie de votre présence. Si nous sommes là, c'est que chacun d'entre vous a précédemment contribué à secouer le grelot. Au-delà de ce qui est visible, quelles sont les lignes de force ? Qu'est-ce que cela signifie en profondeur ?
Lorsque l'on s'inquiète de l'inflation du phénomène, on nous rétorque que c'est marginal ou que ce n'est pas nouveau. Bref, le sujet n'est pas pris au sérieux. Regardez le rapport de l'Assemblée nationale sur les problèmes déontologiques où l'on met sur le même plan l'instituteur qui ouvre une pizzeria et M.Villeroy de Galhau.
Peut-on dire que le phénomène actuel a des caractéristiques qui le distinguent du traditionnel pantouflage ? Que peut-on dire de cette amplification ? Est-ce que l'on se trompe ?
Quand on a identifié une maladie, qu'on ne la soigne pas et qu'elle devient chronique, c'est problématique. Le pantouflage en soi n'est pas un problème, mais, autrefois, les différences de salaires n'étaient pas aussi énormes qu'actuellement. Aujourd'hui, on cumule les avantages du public et du privé, autrement dit les privilèges de l'ancien monde et ceux du nouveau monde.
Je suis d'accord avec Laurent Mauduit, il y a un problème de respiration. Comment voulez-vous qu'une démocratie fonctionne quand ce sont les mêmes qui décident, qui alertent, qui sanctionnent et qui conseillent ? Je le répète, il y a une trop forte endogamie. Une démocratie doit avancer grâce à la confrontation de pensées diverses.
Je suis d'accord pour dire que tous les organismes placés auprès du Gouvernement pour le conseiller obéissent aux mêmes schémas. Le conseil d'analyse économique créé par Jospin était, lui, un peu plus divers, avec des profils économiques variés.
Pour revenir à Harvard, les étudiants qui arrivent ont déjà choisi leur métier dans la fonction publique et ils suivent les cours correspondant à la spécialité choisie (urbanisme, diplomatie, économie). Cela fait d'eux des fonctionnaires tout à fait compétents. À l'ENA, c'est un peu le hasard qui détermine les affectations. En plus, les fonctionnaires ne restent pas en poste assez longtemps pour acquérir une véritable expertise. La première chose qu'a faite Édouard Philippe en arrivant au Conseil d'État, c'est de se demander où il pourrait atterrir politiquement. Cela n'est pas sain.
La formation de nos hauts fonctionnaires est à revoir, en mettant l'accent sur le choix des métiers, sur la formation permanente et sur la diversité des formateurs.
Pensez-vous qu'il y a une accélération du phénomène ? Les pantouflages sont-ils plus précoces, avec plus d'allers-retours ?
Oui, on part beaucoup plus tôt. Les entreprises ont besoin de jeunes rompus aux nouvelles technologies de l'information.
Le phénomène, en quantité, n'est pas marginal, notamment à l'inspection générale des finances, mais, aujourd'hui, je crois que le problème se pose plus pour le Conseil d'État, où les fonctionnaires font fréquemment des allers-retours. Il y a aussi le corps des mines, qui est très touché.
Mais l'exemple le plus flagrant vient d'en haut, avec le Président de la République et son Premier ministre. C'est la première fois dans l'histoire de la Ve République que le Président de la République vient de la haute fonction publique et a fait un séjour dans une banque d'affaires, où l'on atterrit le plus souvent pour monnayer son carnet d'adresses. Idem pour le Premier ministre, conseiller d'État qui a été avocat d'affaires puis lobbyiste.
Les statistiques sont sur la table. L'historienne de Bercy, Nathalie Carré de Malberg, a fait un travail formidable sur le sujet.
Ce qui m'apparaît très nouveau, c'est l'effacement presque total de la frontière public-privé, avec l'inflation des rétropantouflages.
Regardez la situation aujourd'hui : le Chef de l'État ; son secrétaire général, j'y insiste, qui a siégé pour le compte de l'État dans une entreprise publique sans dire qu'il était par ailleurs lié familialement au principal client de cette entreprise ; le directeur de cabinet et le directeur adjoint de cabinet du ministère des finances.
Cette porosité a deux effets ravageurs, me semble-t-il : le désespoir des fonctionnaires en place qui constatent que le salut ne peut venir que d'un séjour dans le privé ; un mélange des genres et des conflits d'intérêts très nuisibles.
Qu'est-ce que le service public s'il n'y a pas une distinction ou une singularité à servir l'intérêt général ? Si vous posez la question à des hauts fonctionnaires aujourd'hui, vous sentirez poindre chez eux un certain trouble.
Un problème lié est celui du traitement. On nous parle de déontologie, mais n'est-ce pas surtout un problème structurel ? L'État prescripteur est devenu régulateur, ce qui a ouvert une zone intermédiaire assez trouble. La confusion des rôles qui s'ensuit est telle qu'on ne sait plus qui fait quoi, ni quel maître on sert ; quant aux AAI, on ne sait pas trop à quel genre elles appartiennent... C'est une des raisons du foisonnement de tels cabinets. Sur le cas de la Banque de France, j'avais posé une question au Gouvernement, et l'on m'a répondu que l'intéressé se déporterait de toute question liée à BNP Paribas. Mais le problème est plus large, me semble-t-il.
Vous avez raison, et vous pointez un vrai manque dans notre législation : il n'y a pas de déontologie pour le rétro-pantouflage. En 2000, lorsque le ministre des Finances Laurent Fabius prend comme directeur de cabinet Bruno Crémel, un inspecteur des finances qui travaillait à la Fnac, il diffuse une note de service demandant à ce qu'aucune note relative à la grande distribution ne lui soit communiquée. Michel Sapin fit de même pour Thierry Aulagnon, qui venait de la Société générale, alors même que celle-ci était en contentieux fiscal. Pour Alexis Kohler, aucune circulaire de ce type n'a été diffusée. Pis, il a siégé au conseil de STX ! Il n'y a aucune règle : c'est gravissime.
On parle beaucoup de l'IGF et moins du Conseil d'État. Je vous renvoie sur ce point à un texte du blog de Paul Cassia, que j'ai lu ce matin. Je partage vos constats, à la fois désespérants et exaspérants. Que faire ? Pensez-vous qu'on puisse aller jusqu'à interdire totalement les départs dans le privé depuis les grands corps ? Le Conseil constitutionnel ne s'y opposerait-il pas pour protéger la liberté individuelle ? Pour éviter les tentations, ne faudrait-il pas accroître massivement les traitements des hauts fonctionnaires ? La commission de déontologie fonctionne, mais ne pourrait-on envisager une commission examinant les cas de retour dans le public ? Quels pourraient être les critères pour interdire de tels retours ?
Il me semble difficile d'interdire les départs dans le privé. Il serait plus simple de supprimer les grands corps. Supprimez le classement de sortie de l'ENA, et vous aurez résolu une grande partie du problème ! M. Sarkozy l'avait d'ailleurs compris, et avait pris un décret, mais le Conseil constitutionnel s'était autosaisi - chose rare - pour le retoquer.
Pour se heurter à une incroyable mobilisation - au moment même des attentats du 13 novembre... Bien sûr, il ne faut pas supprimer les fonctions, mais nous devons cesser de faire de leurs titulaires des princes de la République, ce qui n'existe nulle part ailleurs dans le monde. Quant aux salaires, ceux qui doivent gagner beaucoup d'argent dans le privé sont déjà partis. Et ceux qui sont restés ne sont pas si mal payés... Dans leur esprit, ceux qui sont dans le privé continuent à servir l'intérêt général, d'ailleurs - tout en se goinfrant au passage. Il est vrai qu'on leur a appris qu'ils étaient les dépositaires de l'esprit public... Sur la déontologie, il faudrait reprendre les propositions du Sénat et créer une haute autorité, dirigée par des magistrats dotés de réels pouvoirs d'investigation, pour contrôler les départs et les retours.
Il faut aussi des règles très strictes pour qu'après un certain temps dans le privé, on doive démissionner de la fonction publique.
C'est trop. Ils ont déjà le temps d'avoir fait fortune ! Un an suffirait. Puis, il faut prendre le mal à la racine en réhabilitant la notion de compétence et de métier. Actuellement, notre super-élite prétend savoir tout faire : vendre des livres, de la moutarde, des avions... Mais comme ils ne comprennent pas ce qui se passe en-dessous, beaucoup leur passe au-dessus de la tête. La formation, à l'ENA, doit être moins généraliste : la préfectorale, la diplomatie, l'inspection des finances sont des métiers bien différents. Et notre pays est très en retard en matière de formation continue des fonctionnaires et de passage de la territoriale à la fonction publique d'État.
La définition de l'intérêt général renvoie à celle de la formation. La démocratie ne peut pas respirer, avez-vous dit. C'est juste : il suffit de voir l'omniprésence de la promotion Voltaire.
De la promotion Senghor, alors. Deux membres du cabinet du ministre de l'Éducation nationale, qui étaient en charge du numérique, sont partis chez Google, alors qu'il y a un dossier fiscal en cours. C'est révoltant.
Les personnes en question étaient contractuelles. La précision a son importance.
Ils imposaient des règles aux établissements scolaires ! J'ai du mal à comprendre.
Les moyens de la commission de déontologie sont très faibles, et elle n'a aucun pouvoir d'investigation : elle doit croire ce qu'on lui dit. Si un haut fonctionnaire omet de lui signaler certains intérêts familiaux, elle n'a aucun moyen de les découvrir. La dernière loi, en 2016, a légèrement renforcé ses pouvoirs : elle peut désormais demander un document à l'administration d'origine. Pour le reste, elle doit faire confiance. Je connais des fonctionnaires, d'ailleurs, qui ont passé outre son refus.
Le parcours intellectuel qui a conduit à la création de l'ENA n'est pas, comme on croit, la volonté de démocratiser le recrutement des grands corps : l'inspirateur de Michel Debré fut un professeur de droit, Joseph Barthélemy, qui, dans Le peuple et l'expert, explique que le peuple ne sait pas ce qui est bon pour lui. Il finira, d'ailleurs, Garde des Sceaux sous Vichy...
Même remarque pour Sciences-Po.
En effet. La rétraction de la pensée qu'on observe à Bercy est préoccupante, alors qu'on aurait besoin de fonctionnaires divers et originaux. Pourquoi un agrégé de lettres ne serait-il pas compétent ? Et pourquoi sélectionner les élites publiques à vingt ans, sur une seule formation ? M. Bayrou, en 2007, proposait de calquer le modèle de l'École de guerre en créant un établissement qui sélectionnerait les meilleurs éléments une fois la trentaine venue, après qu'ils ont fait leurs preuves. Nous voulons des fonctionnaires capables de dire non - d'ailleurs, François Bloch-Lainé explique qu'il faut savoir parfois tenir tête à son ministre ! Pour cela, il ne faut pas des petits hommes gris tous semblables, mais une fonction publique diverse, c'est-à-dire l'inverse de ce que nous connaissons aujourd'hui.
À la Kennedy School d'Harvard, les étudiants ont la trentaine...
Non, ce n'est pas un MBA. Le problème est justement qu'en France on fait l'ENA pour gagner de l'argent. La Kennedy School propose toutes une palette de cours, de la statistique au leadership en passant par la stratégie géopolitique, et les étudiants y assistent parce qu'ils ont une vraie vocation. À l'inverse, au séminaire de questions sociales de l'ENA auquel j'avais assisté, conduit par le DRH de Renault, on présente une boîte noire comportant tout ce qu'il faut avoir lu sur la question, et le meilleur est celui qui a tout surligné et tout appris par coeur, et non le plus apte à résoudre des cas donnés. Résultat : une formation monolithique et non pertinente.
Vous connaissez tous l'Institut national des études territoriales (INET), qui pourrait remplacer l'ENA. Il forme des personnes formidables, qui n'ont pas d'emploi à vie, et gèrent tout de même des collectivités employant dix ou quinze mille salariés. Or ces personnes ne deviennent jamais directeurs d'administration centrale ! On se demande bien pourquoi. La formation à l'INET repose justement sur des études de cas et sur des stages, et donne d'excellents résultats. Inversement, d'anciens élèves de l'ENA ont compris qu'il y avait des postes intéressants en région, qu'ils commencent à venir occuper - ce qui est plus facile pour eux. Les administrateurs territoriaux n'apparaissent guère dans la sphère publique alors qu'avec la décentralisation, ils font l'essentiel du travail...
Je ne partage pas votre analyse, qui me semble focalisée sur l'ENA et les trois grands corps que sont l'IGF, le Conseil d'État et la Cour des comptes. Vous oubliez que dans ces trois institutions travaillent aussi des hauts fonctionnaires issus d'autres corps, qui ne sont pas passés par l'ENA et apportent des compétences techniques en même temps qu'une certaine diversité. Avant d'entrer dans ces corps techniques, autrefois, les fonctionnaires passaient une année en entreprise. Une réforme de la scolarité a supprimé ce stage. N'est-ce pas une régression ?
Je n'aime pas les généralités. Un profil, cela se construit. Pour s'occuper de fiscalité, il peut être utile de passer six mois dans les services financiers d'une entreprise. Mais pour s'occuper d'éducation ? Vous parliez de diversité : formidable ! Mais ce ne sont pas ces fonctionnaires qui sont intégrés à la petite oligarchie où tous se connaissent et s'entre-aident. C'est ainsi que le gouverneur de la Banque de France en arrive à défendre une banque qui a fauté pour maintenir la position française sur la place européenne. Croyant incarner l'intérêt général, il oublie qu'il a un rôle de contrôleur.
J'ai fait l'INET ; la moitié de la scolarité se passe à l'ENA, dont la culture domine d'ailleurs. Il y a une asymétrie, que j'avais tenté en vain de corriger : un fonctionnaire d'État peut facilement passer dans la fonction publique territoriale, mais l'inverse n'est pas vrai. Pour un administrateur territorial, il faut un décret en Conseil des ministres. Les administrateurs territoriaux luttent pour que l'INET ne soit pas absorbé par l'ENA. La grille de rémunération n'est pas respectée dans les AAI ou les opérateurs. La financiarisation a fait bondir les rémunérations privées. Nous-mêmes, parlementaires, sommes adossés à la grille de la fonction publique.
Celles-ci sont un maquis, un continent inexploré... Et la presse a davantage de moyens d'investigation que le Parlement. Je m'occupe du compte d'affectation spéciale pour les privatisations : il est difficile d'obtenir toutes les informations. Pour la privatisation de la Française des Jeux, par exemple, le conseil est un ancien du Trésor... Partout, l'entre-soi et l'endogamie. Cela a peut-être toujours été ainsi depuis Louis XIV, mais c'est une petite élite qui s'autorégule...
Ne pourrait-on pas limiter les rémunérations ? François Hollande l'a fait, et députés et ministres ont vu leurs indemnités baisser. On pourrait fixer un écart maximal : de un à vingt, par exemple. Quant au délai de dix ans, peut-on le réduire ? Des astuces permettent de le prolonger, de surcroît.
En matière de rémunération, il importe de vérifier les montants alloués aux numéros deux, trois, et même jusqu'à quatorze ou quinze ! À la SNCF, Mme Parly gagnait 56 000 euros par mois, soit bien plus que le PDG. La loi ne s'applique qu'aux présidents ! Aux échelons immédiatement inférieurs, les payes sont considérablement plus hautes. Et ces informations sont publiques - mais pas pour les administrations.
Jusqu'en 2007, lorsqu'un fonctionnaire partait en détachement, sa rémunération globale ne devait pas augmenter de plus de 15 %. Ce plafond a été supprimé par la RGPP !
Désormais, les salaires peuvent doubler... Mme Girardin avait voulu limiter à zéro le temps de disponibilité : ce fut comme si elle avait voulu transformer le pays en régime communiste.
Je suis sous le choc après la lecture de votre ouvrage. On a envie d'aller voir le juge et d'invoquer l'article 40 pour qu'il s'autosaisisse. Élu local, j'ai géré une mairie pendant des années et je vois bien comment la démocratie est remise en cause par la concentration des pouvoirs au niveau central. L'arrogance de la technostructure, qui veut exercer une véritable dictature, n'est pas saine pour notre pays. L'affaire Fillon a montré que Mediapart pouvait être un auxiliaire de la Justice. On s'étonne que les procureurs ne se soient pas emparés de vos révélations. Il faut aller plus loin encore pour réhabiliter le politique.
On a parfois l'impression de donner des informations importantes, qui restent sans aucun effet. Ainsi, de nos révélations sur Alexis Kohler, qui a caché à la commission de déontologie ses intérêts familiaux. Mais ce n'est pas à nous de qualifier les faits...
Un récent rapport sénatorial a fait quelques préconisations sur la commission de déontologie : d'abord, la saisir des cas de rétro-pantouflage ; puis, la fusionner avec la HATVP ; enfin, publier ses décisions en les anonymisant - les refus sont, de toutes manières, peu nombreux. Verriez-vous d'autres pistes de réforme ? Pour l'instant, ce rapport est resté sans suite.
Il nous est très difficile de vérifier les déclarations à la commission de déontologie. Le seul moyen est de consulter son rapport annuel ; encore n'y figure-t-il qu'un résumé, qui ne mentionne pas d'éventuelles conditions restrictives. Nous en sommes parfois à devoir saisir la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA)... La transparence manque cruellement.
Et la commission de déontologie doit se voir attribuer des moyens d'investigation, puisqu'elle se prononce sur le fondement des faits qu'elle connaît, sans pouvoir tenir compte de ses doutes.
J'ajoute que cette commission est présidée par un membre des grands corps... Pour ma part, je ne vois pas pourquoi il faudrait anonymiser les décisions. Les réserves, surtout, doivent être publiques. Enfin, il faut prévoir des sanctions. Avez-vous auditionné les membres de la commission ?
Le rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale présidée par Olivier Marleix dit la même chose que vous.
Dans le rapport annuel de la commission de déontologie de la fonction publique, les avis sont anonymisés, pourtant il suffit de saisir la CADA pour obtenir les noms car il s'agit de documents d'intérêt public. Tous les avis devraient donc être publics.
On a l'impression que la fonction publique a subi de plein fouet l'évolution du secteur privé. Tout d'abord, l'explosion des rémunérations dans le privé rend le pantouflage très attractif. Ensuite, de même que dans le privé la progression en interne est devenue rare, l'INET forme des administrateurs territoriaux qui, dès leur sortie de l'école, sont amenés à exercer immédiatement des fonctions de management dans des collectivités territoriales, encadrant des agents, qui disposent d'une ancienneté et d'une bonne expérience de terrain. Les administrateurs, nommés pour trois ans et sachant qu'ils vont partir, se sentent souvent obligés à leur arrivée de lancer une réforme et ne s'intéressent pas forcément aux personnes qu'ils dirigent. Ne serait-il pas judicieux de s'interroger sur le recrutement en développant fortement le 3e concours, qui est ouvert à des personnes disposant déjà d'une expérience professionnelle, afin d'éviter que la formation initiale ne serve à perpétuer un moule et permette à des personnes aux parcours divers d'accéder à des postes de responsabilité ?
er. - En dépit des tentatives de réforme de l'ENA, on sent bien que cela bloque ! Jamais on ne s'est attaqué au coeur du problème qui est celui de la diversité du recrutement et de la formation, essentiels pour garantir la respiration de la fonction publique. Jean-Pierre Jouyet qualifie l'ENA de Spoutnik : il suffit d'y entrer pour être immédiatement propulsé aux plus hauts postes...
Plus que de grandes réformes, je crois que ce pays a plutôt besoin d'une bonne gestion. Par exemple, certaines collectivités territoriales font appel à des chasseurs de têtes pour recruter de bons directeurs des ressources humaines ou des finances dans le privé. Les résultats sont là. Voyez le redressement de la ville du Havre, obtenu sans remettre en cause les droits des fonctionnaires. On peut toujours faire des réformes symboliques, supprimer le statut des cheminots, mais si l'on ne change pas le mode de gestion, peu de choses évolueront ! Enfin, il est aussi essentiel de recruter des personnes motivées. Lorsque 40 % de l'élite de la haute fonction publique part dans le privé, c'est qu'il y a un problème...
Je crois au contraire qu'une réforme est nécessaire, même si je partage le constat au fond. L'ENA est une spécificité française. Le général De Gaulle expliquait en 1959 que l'ENA devait former des hauts fonctionnaires pour accompagner la mise en place des nouvelles institutions qu'il souhaitait. L'ENA forme donc une fonction publique destinée à travailler dans le cadre de la Ve République, dans un régime autoritaire, centralisé. Le regard que l'on porte sur la formation des fonctionnaires est donc lié au regard que l'on porte sur la démocratie.
L'ambition qui accompagnait la création de l'ENA en 1945 a été dévoyée. Lors des débats parlementaires en 1945, certains réclamaient déjà la suppression de l'Inspection générale des finances. Quelle est son utilité en effet pour l'État, sinon de produire des rapports destinés à alimenter les archives de Bercy...En revanche elle sert de vivier de recrutement aux entreprises du CAC 40. Pour l'État c'est un corps conservateur, au sens étymologique du terme.
La commission de déontologie de la fonction publique devrait être informée des rémunérations perçues par les fonctionnaires qui partent dans le privé dans leur nouveau poste. Dans les cas de retours dans le public, elle devrait aussi connaître les fonctions et les sujets qu'ils ont eu à traiter dans le privé.
J'aime beaucoup le modèle de l'École de guerre. L'ENA devrait s'en inspirer. Plutôt qu'être une école de formation initiale, dans laquelle on entre à 23 ans sans expérience, elle devrait plutôt sélectionner et former les meilleurs fonctionnaires disposant déjà d'une expérience pour qu'ils intègrent les grands corps et ou exercent les plus hauts postes. Cela aurait aussi l'avantage de contraindre les lauréats à signer un nouvel engagement contractuel de dix ans au service de l'État. L'enjeu n'est donc peut-être pas de supprimer les grands corps mais de modifier les conditions d'accès. On peut être colonel de gendarmerie en sortant de l'École de Guerre, ou sans avoir fait l'École de Guerre mais la carrière n'est pas la même.
Enfin comment assurer la diversité des avis adressés aux ministres pour les éclairer en évitant la pensée unique si le recrutement est endogame ? Le problème a été accru avec la fusion de directions qui avaient chacune leur spécificité au sein d'une grande Direction du Trésor : celle de la prévision et de l'analyse économique, celle du Trésor et celle des relations économiques extérieures.
Quelles sont à vos yeux, en conclusion, les principales mesures que vous préconiseriez pour limiter les effets pervers des allers-retours entre le public et le privé ?
er. - L'ENA devrait être une école d'application et non plus de formation initiale. Il s'agit d'éviter qu'elle ne soumette des élèves, sans recul, au même moule. Il faudrait aussi élargir le recrutement à l'entrée en favorisant des personnes disposant déjà d'une expérience professionnelle. La question du classement de sortie doit aussi être posée. Est-il normal que quelqu'un qui a envie de travailler dans la diplomatie ne puisse le faire à cause de son classement ? Je souscris aux propositions qui ont été faites sur la commission de déontologie. Celle-ci doit voir ses prérogatives et ses moyens étendus, sa composition diversifiée. Enfin, point marginal sans doute - mais ne dit-on pas que c'est par la tête que le poisson pourri ? -, est-il normal que l'on rejoigne l'IGF pour devenir dirigeant du CAC 40 ?
Vous avez évoqué la mise en disponibilité. La question du détachement devrait aussi être posée. Mme Parly était détachée à la SNCF et elle gagnait 450 000 euros par an, plus que son président ...
Je partage toutes les pistes évoquées pour la commission de déontologie. Elle doit pouvoir aussi se prononcer sur les retours du privé vers le public. Enfin, à l'heure où l'on se plaint de la dérive monarchique de notre république, il conviendrait de supprimer le classement de sortie qui aboutit à créer une noblesse d'État. Nicolas Sarkozy avait voulu le faire mais s'était heurté à une forte résistance. Toutefois, je doute fort que le Président de la République actuel fasse bouger les choses...
L'enjeu est que notre République se dote d'une haute fonction publique qui incarne ses valeurs. La consanguinité entre les élites publiques et privées est une déviation grave. Il importe de sortir de ce système pour retrouver une ambition publique, réaffirmer la noblesse qu'il y a à servir l'intérêt général, à faire carrière à son service. Le problème n'est pas à mon sens celui de la rémunération. Le directeur du trésor gagne 18 000 euros nets par mois, ce n'est pas négligeable, même si dans le privé on peut gagner encore davantage...
Le précédent directeur du Trésor a rejoint un fonds d'investissement chinois !
Il faut renforcer les pouvoirs de la commission de déontologie et éviter les conflits d'intérêts en cas de retour dans le public. Il est aussi urgent de refonder l'ENA et le recrutement des hauts fonctionnaires pour garantir la diversité des profils. Charles Péguy disait qu'il fallait sans cesse penser contre soi-même, en étant toujours attentif au risque de se tromper. Cela devrait être la devise de la haute fonction publique. Celle-ci est devenue une oligarchie qui a fait sécession par rapport à la République. Elle doit redevenir diverse, multiple, à l'image de la société.
Nul n'a évoqué l'Europe et son droit de la concurrence qui brouille les notions entre le public et le privé à travers le développement des cet entre-deux lié à l'extension de l'État régulateur. L'évolution de la jurisprudence du Conseil d'État sur la définition du service public est éclairante à cet égard...
C'est un vaste sujet. Nous n'avons plus guère de temps pour l'évoquer en fin d'audition. Nous n'avons pas parlé non plus du numérique. Le cas de ces contractuels, qui après avoir travaillé pour l'Éducation nationale, partent chez Google est aussi choquant. Leur contrat aurait dû prévoir des clauses d'exclusivité. Nous devrons examiner ce sujet de près. Il n'y a pas que la question des grands corps. Je vous remercie.
La réunion est close à 17h15.
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