Intervention de Anne Courrèges

Commission des affaires sociales — Réunion du 30 mai 2018 à 8h35
Audition de Mme Anne Courrèges directrice générale de l'agence de la biomédecine

Anne Courrèges, directrice générale de l'Agence de la biomédecine :

C'est toujours un plaisir de venir devant votre commission, et le sujet le mérite. C'est d'abord à vous qu'incombe la responsabilité de cette loi de bioéthique. De telles lois sont particulières : elles traduisent un certain équilibre de la société et de l'état des connaissances. Elles méritent des débats approfondis sur des questions sensibles, complexes, ce qui suppose de bien mesurer les enjeux. D'où la méthodologie qui vient d'être rappelée, avec des états généraux de la bioéthique. Notre Agence est bien sûr concernée par cet exercice. Créée par la loi de bioéthique, l'essentiel de son activité est encadré par les lois de bioéthique et, sans doute, la loi de bioéthique s'intéressera à elle.

Comme nous sommes un établissement public sous tutelle, nous sommes soumis à un devoir de réserve et n'avons pas à prendre parti dans les débats de sociétés. Nous nous contentons donc d'apporter notre expertise pluridisciplinaire : juridique, économique, médicale, scientifique, informatique... Cette expertise se nourrit des contacts avec les associations, les professionnels, les pouvoirs publics, mais aussi du fait que nous avons un rôle opérationnel qui nous permet de constater comment la loi de bioéthique est appliquée dans le champ spécialisé qui est le nôtre, tel que l'a fixé la loi de bioéthique : l'organe, le tissu, la cellule souche hématopoïétique (CSH), l'assistance médicale à la procréation, la recherche sur l'embryon et les souches embryonnaires humaines. De ce fait, les nouveaux champs qui sont en train d'être défrichés comme l'intelligence artificielle ne sont pas de notre ressort.

Notre action passe par des auditions, et par la publication de trois documents. Le premier est le rapport d'information du Parlement et du Gouvernement (RIPG) sur l'état des connaissances et des sciences. Il a été actualisé en décembre 2017, comme tous les deux ans. C'est un document scientifique, dont le contenu peut sembler ardu, mais qui dresse un panorama de toutes les évolutions des connaissances dans les champs de compétence de l'Agence. De ce fait, il soulève les nouvelles questions qui pourraient apparaître.

Le second document, que nous avons actualisé au début du mois, est le bilan de l'encadrement international. La question de la comparaison internationale se pose nécessairement. Certes, comparaison n'est pas raison, et il y a bien évidemment des spécificités françaises. Clairement, l'encadrement de la bioéthique est très hétérogène dans le monde. Il est donc toujours intéressant de voir ce qui se passe à l'étranger.

Le troisième document est le bilan d'application de la loi de bioéthique dans notre champ de compétences. Nous nous efforçons de produire un document synthétique, de rappeler le cadre issu des lois de bioéthique dans chacun de nos domaines de compétence, d'évaluer la façon dont ce cadre a été appliqué, de relever ce qui a fonctionné, mais aussi ce qui a moins bien fonctionné, et de suggérer des pistes de réflexion. Évidemment, nous ne faisons que soulever des questions, nous n'avons pas à y apporter les réponses - car c'est vous qui les apporterez.

Le principal enseignement de ce document, c'est que les lois de bioéthique, et notamment celle de 2011, ont rempli leur office. Elles ont permis un encadrement efficace du développement des connaissances, et accompagné l'État et la société dans cette évolution. De ce point de vue-là, la France est probablement l'un des pays qui a le système législatif et réglementaire le plus abouti : nous avons été précurseurs dans ce domaine. Aussi devons-nous continuer à nourrir notre réflexion et nos questionnements pour essayer d'apporter des réponses aussi adaptées que possible. Dans la mise en oeuvre de la loi de bioéthique de 2011, les principales difficultés ont été organisationnelles, ou liées au rapport du système de santé avec le patient, ce qui montre bien combien cette loi est complémentaire des plans ministériels comme le troisième plan greffe, qui vient d'être adopté, le plan de procréation ou le plan sur les CSH. Il y a donc à la fois une réflexion législative sur le cadre dans lequel les actions doivent se mener et, en même temps, le besoin d'une stratégie concertée de tous les acteurs de terrain pour accompagner au mieux le développement des activités. Bref, faire davantage, et faire mieux, tout simplement parce que les besoins dans nos activités sont criants.

Il y a trois types de configurations dans cette révision de la loi bioéthique. D'abord, toutes les questions de société, qui ont été très présentes dans les états généraux, notamment dans le champ de l'assistance médicale à la procréation. Le deuxième champ concerne les ajustements, qui peuvent être liés au constat que le dispositif, tel qu'il a été conçu, n'a pas permis d'obtenir tous les résultats escomptés. Ainsi, par exemple, du don croisé d'organes, qui mériterait quelques mesures de simplification, puisque le don du vivant s'est imposé dans notre paysage. Un ajustement peut aussi être rendu nécessaire par l'évolution des pratiques médicales. Ainsi, le développement des greffes à peau identique pourra conduire à modifier certains articles de la loi de bioéthique. Troisième hypothèse : l'évolution majeure, soit des techniques et de leur diffusion, soit des connaissances. Ainsi, du développement de la génomique et du séquençage nouvelle génération, qui bouleverse complètement la façon dont on conçoit la génétique, ou du ciseau moléculaire, ou encore de la possibilité, nouvelle, d'étendre la durée de culture des embryons pour la recherche.

L'Agence se positionne différemment par rapport à ces différentes situations. C'est à propos du prélèvement et de la greffe d'organes, qui est l'activité la plus ancienne, même si elle s'est surtout développée grâce au développement des traitements immunosuppresseurs, qu'ont été posés les principes fondateurs de la bioéthique, et notamment les règles du don éthique à la française, anonyme, gratuit et librement consenti. C'est aussi dans ce domaine qu'a émergé l'idée sous-jacente de toutes les lois de bioéthique qui se sont succédé : la bioéthique ne doit pas se développer et se penser en rupture par rapport aux principes fondateurs de notre société et de la République, au prétexte qu'elle traite d'activités innovantes, voire, dans la greffe d'organes à ses débuts, transgressives, mais au contraire dans leur prolongement. L'exemple typique est le consentement présumé en matière d'organes, avec l'idée que la fraternité qui unit tous les hommes doit perdurer au-delà du décès - dès lors que la liberté de ne pas donner est respectée.

C'est en tous cas un domaine sur lequel le législateur est déjà beaucoup intervenu : 1994, 2004, 2011... La dernière loi a réaffirmé la priorité à la greffe et a donné une impulsion au don du vivant en reconnaissant les donneurs et en ouvrant un programme de dons croisés. Tout récemment, la loi de modernisation de notre système de santé est revenue sur ce sujet en transférant à l'Agence de la biomédecine la compétence sur la biovigilance « organes, tissus, cellules » et en clarifiant les modalités de refus de prélèvement d'organes. Dans ce domaine, il s'agit plus d'ajustements que de grands bouleversements. La question du consentement au don d'organes vient d'être débattue de nouveau par la loi de 2016 : il n'est donc pas opportun de la soulever de nouveau. L'important est d'attendre que la loi produise ses effets, car notre activité repose sur la confiance, qui suppose une certaine forme de constance. Il faudra sans doute aller au bout du principe de neutralité financière, prendre des mesures de simplifications du don du vivant et travailler sur le don croisé, pour apporter les garanties nécessaires tout en permettant aux équipes de s'engager dans ce programme, qui offre une solution thérapeutique à des personnes qui sont dans une situation d'impasse immunologique.

Avec les CSH, on traite 80 % des maladies graves du sang. La loi de 2011 identifie cette thématique et construit un cadre harmonisé pour l'aborder. Elle a réaffirmé le caractère altruiste du don de sang de cordon. Dans ce domaine, il n'y a pas eu de bouleversements majeurs. La préoccupation des pouvoirs publics a surtout été de donner accès à toutes les sources de greffons disponibles pour apporter une solution aux patients, et d'assurer autant que possible l'égalité d'accès.

Les principales mesures qu'on peut envisager sont, par exemple, des mesures de périmètre. L'Agence a pour mission légale d'assurer le suivi des donneurs d'organes et le suivi des donneuses d'ovocytes, mais pas celui des donneurs de CSH apparentés ou non apparentés. Il y a aussi des mesures de simplification : un donneur non apparenté, totalement altruiste, pour un don non dirigé de CSH, doit passer devant le tribunal de grande instance -dont l'activité est déjà assez fournie. Cela apporte-t-il vraiment une garantie ? La question se pose, d'autant que cette formalité est récente. Un troisième type de questions est posé par l'évolution des techniques, comme le développement conséquent des greffes à peau identique. Entre parents et enfants, cela ouvre la question du prélèvement sur mineurs -il s'agit parfois de jeunes de 16 ou 17 ans, peu éloignés de la majorité.

L'assistance médicale à la procréation est un sujet qui a passionné lors des états généraux de la bioéthique. La loi de bioéthique conçoit l'assistance médicale à la procréation comme un traitement de suppléance à l'infertilité médicale d'un couple constitué d'un homme et d'une femme en âge de procréer. Tout cela est en débat dans la société et je ne m'étendrai pas davantage. Le travail de structuration s'est poursuivi, puisque cette activité a été transférée à l'Agence de la biomédecine lors de sa création. J'en veux pour preuve l'actualisation, l'été dernier, des règles de bonne pratique, pour tenir compte de la loi de bioéthique de 2011. La modification la plus récente est l'ouverture aux couples qui n'ont pas procréé du droit de donner leurs gamètes. La promotion du don de gamète vise à pallier l'insuffisance de l'offre : nous sommes dans une situation de tension maîtrisée sur le don de spermatozoïdes et de pénurie sur le don d'ovocytes. Grâce au travail effectué, on observe toutefois une progression du don d'ovocytes ces dernières années.

Une autre tendance lourde en assistance médicale à procréation est la juridictionnalisation. Il y a eu des contentieux interrogeant les limites de la loi de bioéthique, voire demandant à écarter son application, sur l'anonymat du don de gamètes ou avec l'arrêt du Conseil d'État sur l'insémination post mortem, ou encore sur l'âge de procréer des pères, qui donne lieu à une série contentieux devant le Conseil d'État. Cette tendance lourde interroge le rôle des professionnels, premiers concernés, ainsi que la répartition des rôles entre le régulateur, le législateur et le juge, et entre la loi nationale et les textes internationaux. L'approche de la loi française est générale et impersonnelle, quand celle de la Convention européenne des droits de l'homme est plus casuistique. Ainsi, pour l'insémination post mortem, que la loi française interdit, le Conseil d'État, au nom de la Convention européenne des droits de l'homme, nous invite à regarder au cas par cas s'il n'y a pas des circonstances très particulières et exceptionnelles.

En matière d'assistance à la procréation, beaucoup de questions sont des questions de société, mais il y a aussi des points d'ajustement qui nécessitent une réflexion collective, autour du triptyque simplification-harmonisation-clarification. Faut-il ouvrir le don de gamètes ? Devons-nous maintenir l'obligation, si l'on est en couple, d'obtenir l'accord du conjoint ? Comment simplifier les conditions d'accueil de l'embryon ? Le programme d'accueil de l'embryon ne démarre pas. L'ouverture aux établissements privés du don de gamètes pour étendre l'offre, l'âge de procréer : sur ces questions, vous devrez trancher.

La génétique est une activité très particulière. D'abord, elle a des limites. Puis, c'est une activité qui suscite beaucoup de fantasmes, d'espoirs, de peurs, et qui interroge notre rapport à l'humain. En effet, les données génétiques disent beaucoup de nous, mais aussi de notre famille. D'où l'encadrement très particulier qui a été organisé par les lois de bioéthique. Ce domaine a connu des bouleversements, dans la connaissance des gènes, de leur expression et des maladies génétiques, mais aussi dans les technologies qui sont mises à disposition. Ainsi, avec le séquençage de nouvelle génération, il est devenu possible de faire des études de plus en plus approfondies du génome pour un coût de moins en moins élevé, et dans des délais de plus en plus rapides. Paradoxalement, il est plus simple et moins coûteux de faire un examen du génome entier que de faire un examen ciblé. Cela pose d'insondables questions sur les compétences en matière d'interprétation des résultats face à des données qui sont de plus en plus complexes, sur le conseil génétique, sur la formation et le consentement des personnes, sur le big data et la gestion des données, sur l'information de la parentèle et les découvertes incidentes. Certes, nous serions heureux que vous supprimiez la procédure d'agrément des personnels par l'Agence de la biomédecine !

Votre commission a récemment organisé une table ronde sur la recherche sur l'embryon et les cellules souches embryonnaires humaines. Ce sujet éminemment législatif a été largement examiné lors de la précédente loi bioéthique, notamment en raison de la question des cellules souches induites.

Dans un avis de l'Assemblée générale du Conseil d'État, le statut d'embryon in vitro a été déclaré relevant du législatif. Le législateur a d'ailleurs complété le dispositif en 2013, avec la proposition de loi Mézard, qui a permis de passer d'un régime d'interdiction avec dérogation possible à un régime d'autorisation sous condition. En 2016, la loi de modernisation du système de santé a corrigé une malfaçon législative. Lorsque nous parlons de recherche sur l'embryon et sur les cellules souches embryonnaires humaines, il s'agit de recherche scientifique sans gestation, sans réintroduction, in vitro et pas in vivo, et l'embryon ainsi que les cellules sont détruits à la fin de la recherche. La recherche biomédicale sur l'assistance médicale à la procréation sur laquelle vous avez légiféré en 2016 concerne les essais cliniques : c'est pourquoi l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé a été saisie de cette question, après avis de l'Agence de la biomédecine.

La recherche sur l'embryon et les cellules souches embryonnaires humaines s'est beaucoup développée ces dernières années. Une trentaine d'équipes françaises y travaillent : il s'agit de recherches très pointues et qui s'inscrivent dans le temps long : les publications ne peuvent intervenir qu'après 5 à 10 ans et les essais cliniques au bout de 10 à 15 ans. Ces équipes doivent donc être solides et conscientes des enjeux éthiques. La France est plutôt bien positionnée avec un regain d'intérêt pour la recherche sur l'embryon, ce qui n'était pas le cas entre 2009 et 2013. Les équipes veulent mieux comprendre le développement précoce de l'embryon et améliorer les techniques d'assistance médicale à la procréation.

L'essentiel de la recherche dans le monde se fait sur les cellules souches embryonnaires humaines : à l'heure actuelle, 18 essais cliniques sont en cours dans le monde, dont un en France. Deux ou trois équipes de recherche françaises sont susceptibles de passer à l'essai clinique sur la DMLA ou sur la drépanocytose.

Dans notre bilan de l'application de la loi de bioéthique, nous nous interrogeons sur l'application même de la loi, notamment sur les conditions d'autorisation. Faut-il maintenir le même régime pour la recherche sur l'embryon et la recherche sur les cellules souches embryonnaires humaines ? Nous nous interrogeons aussi sur l'articulation entre cellules souches embryonnaires humaines et cellules pluripotentes induites (IPS). Les scientifiques nous disent qu'aujourd'hui il ne s'agit pas de recherches concurrentes mais complémentaires. Enfin, faut-il redéfinir le champ des manipulations interdites qui avait été posé dans un contexte scientifique très différent ? Ce qui était de la science-fiction est devenu de la science : il vous faudra dire ce que vous voulez et ce que ne voulez absolument pas.

Les sciences et les connaissances sont en pleine évolution : ainsi en est-il de la durée de culture des embryons, des chimères, des gamètes artificiels. Un champ très large est ouvert et le législateur devra fixer les règles scientifiques et éthiques. Il lui faudra examiner tous les sujets, et pas seulement ceux sous le feu de l'actualité : certains plus techniques posent des questions majeures. Quels que soient les choix faits par le législateur, il faut garder en mémoire que l'évolution des connaissances n'a de sens que si la société l'encadre, l'accompagne en ayant au coeur de sa réflexion l'intérêt de l'humanité et le bénéfice des malades.

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