En préambule, je veux souligner que trois principes nous ont guidés dans notre travail et notre approche du texte. Nous préférons, d'abord, une immigration régulière moins nombreuse mais permettant une meilleure intégration. Nous souhaitons, ensuite, que la procédure de demande d'asile soit effectivement tenue, qu'elle profite à ceux qui en ont véritablement besoin et que ceux qui la détournent pour en faire une filière d'immigration en soient exclus. À cet égard, il nous faut sortir de la confusion, régulièrement entretenue, selon laquelle les migrants arrivant sur le territoire national et européen seraient tous des réfugiés. Nous attendons, enfin, un meilleur traitement de l'immigration irrégulière.
Il nous faudrait aussi arrêter de légiférer sans cesse, dans cette matière puisque, je vous le rappelle, depuis 1980, 29 textes concernant l'immigration ou l'asile ont été présentés au Parlement, dont 16 de caractère majeur.
Nous n'avons pas là, hélas, un « grand » projet sur l'asile et l'immigration. Il n'est que très partiel, en particulier sur deux points majeurs. Nous ne sommes pas au niveau des enjeux sur l'intégration. Les moyens alloués au traitement de l'immigration irrégulière sont insuffisants. L'Europe et sa législation appelée à évoluer sont les grands absents de ce texte. L'aspect budgétaire n'est pas abordé, de même que les relations avec les pays source, alors qu'il faudrait parler de co-développement. Même si certains points ne relèvent pas du domaine législatif, ils auraient dû être soulevés pour comprendre le sens du texte déposé. Rien n'est proposé sur l'aide médicale d'État et ni sur les mineurs isolés étrangers.
Quelques éléments de contexte. La pression migratoire sur le territoire national reste soutenue : nous nous inscrivons dans le contexte de la crise migratoire de 2015, avec une vague d'arrivées sur le territoire d'une ampleur inédite depuis le conflit en ex-Yougoslavie. Le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés a estimé à plus d'un million le nombre de personnes arrivées en Europe par la voie maritime en Méditerranée cette année-là, avec une accélération très importante au deuxième semestre 2015 et un pic de plus de 200 000 personnes au mois d'octobre.
Depuis 2016, la pression migratoire s'est atténuée aux portes de l'Europe, notamment grâce au triplement des moyens des opérations coordonnées par Frontex en Méditerranée, « Triton » en Italie et « Poséidon » en Grèce, mais aussi à l'entrée en vigueur de l'accord entre la Turquie et la Grèce du 18 mars 2016, ainsi qu'à la mise en place de « hotspots » et des programmes temporaires de relocalisations destinés à soulager l'Italie et la Grèce. Entre 2015 et 2017, le nombre de migrants accédant au continent européen par la Méditerranée est passé de près d'un million à environ 180 000 personnes. La demande de protection internationale suit, à l'échelle de l'Europe, une baisse comparable à ces flux, et s'établit en 2017 à 706 913 demandes d'asile, soit une diminution de 43 % par rapport à 2016.
Ces évolutions numériques s'accompagnent aussi d'une reconfiguration géographique des principales routes de migration vers l'Europe. Les flux estimés en Méditerranée centrale de personnes arrivant notamment en Italie, via la Libye ou la Tunisie depuis l'est et le centre de l'Afrique, ont connu une baisse de 32 % entre 2016 et 2017. S'agissant des flux estimés en Méditerranée orientale, en Grèce, via la Turquie, depuis la Syrie notamment, ils ont diminué de 79 %. En revanche, le flux par la Méditerranée occidentale - Espagne via le Maroc et le Maghreb depuis l'Afrique subsaharienne francophone - est en nette augmentation : on constate un doublement entre 2016 et 2017. Il s'agit d'une immigration par voie maritime - détroit de Gibraltar - et terrestre - enclaves de Ceuta et Melilla - en transit, principalement, par le Maroc et l'Algérie.
Alors que le nombre d'arrivées de migrants diminue en Europe et que celui des demandes d'asile suit cette même tendance globale, ils se maintiennent tous deux à un niveau soutenu en France. Nous avons affaire à d'importants mouvements secondaires ou « flux de rebond », en provenance d'autres États membres de l'Union européenne : soit des étrangers en transit vers d'autres pays - Royaume-Uni, notamment -, soit des personnes cherchant à s'installer ou à demander asile sur notre territoire, parfois après l'avoir déjà fait ailleurs, en raison des défaillances du système européen d'asile régi par le règlement dit « Dublin III ».
Les demandes d'asile en France ont continué d'augmenter en 2017, avec une hausse de 17 %, pour atteindre 100 412 demandes. L'attribution de la protection, directement par l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) ou après recours devant la Cour nationale du droit d'asile (CNDA), a connu une augmentation de 20 % entre 2016 et 2017.
En dehors de l'accès au territoire par le biais de l'asile, la délivrance de premiers titres de séjour a connu une hausse ininterrompue depuis 2012, et particulièrement forte entre 2016 et 2017. Cette évolution est notamment due au dynamisme des délivrances de titres de séjour étudiants et humanitaires.
Face à cette pression migratoire, nos structures d'accueil et dispositifs d'éloignement sont sous forte tension. Seuls 60 % des demandeurs d'asile sont accueillis dans les centres d'accueil pour demandeurs d'asile (CADA) et les structures d'hébergement d'urgence des demandeurs d'asile (HUDA). Les autres sont orientés vers l'hébergement d'urgence de « droit commun » ou vers des structures hôtelières. Certains, sans solution, restent dans la rue.
Au fil de la crise migratoire, les dispositifs de l'hébergement d'urgence des demandeurs d'asile se sont empilés : AT-SA, HUDA déconcentré, PRAHDA, CAO, CAES ; autant de sigles technocratiques qui illustrent le manque de lisibilité de nos dispositifs.
En matière d'intégration, l'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII) est débordé par ses nouvelles missions en matière d'asile : pilotage de l'hébergement, gestion de l'allocation pour demandeurs d'asile, avis sur la procédure des « étrangers malades », etc. L'OFII consacre un tiers de ses effectifs au droit d'asile, ce qui fragilise sa fonction historique d'intégration.
S'agissant des délais d'examen des demandes d'asile, ils demeurent excessifs et ne parviennent pas à répondre en temps utile à la demande de protection. La moyenne pour obtenir une décision définitive est encore presque de 15 mois en procédure normale et de 8 mois en procédure accélérée, bien loin des objectifs fixés en 2015.
L'OFPRA a pourtant fait de très gros efforts. Plus de 250 postes ont été créés entre 2016 et 2018. Le délai de traitement est désormais proche de 3 mois. C'est la situation de la Cour nationale du droit d'asile qui est toujours préoccupante, malgré les 51 nouveaux postes budgétés. Le nombre de recours a augmenté de près de 34 % entre 2016 et 2017. Il faudra attendre une année complète pour être en capacité de répondre aux objectifs fixés voilà quelques années, c'est-à-dire une instruction de l'ensemble des dossiers dans un délai compris entre 6 et 9 mois.
Nombre de difficultés proviennent de l'enregistrement des demandes d'asile en préfecture. Les demandeurs d'asile doivent s'adresser à une plateforme gérée par des associations, la PADA, et chargée de prendre rendez-vous à la préfecture pour les demandeurs d'asile, où leur demande d'asile est officiellement enregistrée au GUDA, le guichet unique des demandeurs d'asile. Les délais ne sont pas respectés. D'autant que les associations gestionnaires des PADA mettent en évidence un autre délai, « caché », celui de l'obtention du rendez-vous à la préfecture lui-même.
Le plus grand flou règne sur le délai dans lequel les déboutés du droit d'asile sont effectivement éloignés, étant précisé qu'entre 10 et 15 % seulement des décisions d'éloignement prononcées donnent lieu à une exécution forcée.
J'en viens aux mesures du projet de loi, dont j'ai déjà annoncé le caractère très décevant.
Le titre Ier, relatif à l'asile, crée de nouveaux titres de séjour pluriannuels. Sur les conditions d'octroi de l'asile, le délai ouvert au demandeur passe de 120 à 90 jours. Pour faciliter l'interprétariat, il est fait obligation aux demandeurs d'asile de choisir, dès le stade de l'enregistrement de la demande, la langue dans laquelle ils seront entendus dans la suite de la procédure.
Le titre II porte sur la lutte contre l'immigration irrégulière. La question qui cristallise les débats est la durée de rétention en centre de rétention administrative, que le Gouvernement a souhaité tripler de 45 à 135 jours et que l'Assemblée nationale a fixé à 90 jours.
Sur les mesures relatives à l'intégration, beaucoup de dispositions sont de simple affichage.
Le texte a subi ensuite peu de modifications de fond à l'Assemblée nationale.
Que proposons-nous ? Je souhaite en premier lieu revoir la méthode d'élaboration de notre politique migratoire. Il nous faut avoir une vision annuelle globale au Parlement, avec des objectifs chiffrés, fondés sur des indicateurs d'entrées, de séjour ou d'éloignement. Nous l'avons voté en 2015. Il faudra aussi revenir sur les modifications apportées sans réelle raison par l'Assemblée nationale à la loi du 20 mars 2018 permettant une bonne application du régime d'asile européen, un texte adopté voilà moins de trois mois par les députés eux-mêmes. Il convient d'avancer sur le sujet des mineurs étrangers isolés, qui ne doivent pas être placés en centres de rétention, soyons clairs. La discussion reste ouverte sur les mineurs accompagnant leurs familles. Je propose une évolution que j'espère cohérente, humaine et pragmatique. Nous aurons également des propositions en matière de relations avec les pays source. Certains visas ne devraient être accordés que si les laisser-passer consulaires sont donnés.
Sans entrer à ce stade dans le détail, j'indique simplement mon souhait de maintenir le délai d'appel d'une décision rendue par l'OFPRA devant la CNDA à un mois, comme c'est le cas aujourd'hui. La réduction à 15 jours n'est absolument pas efficace. On ne gagnera pas en efficacité en réduisant les voies de recours et en privant quelqu'un d'un droit ; on gagnera du temps si on donne des moyens, notamment aux préfectures pour accorder des rendez-vous rapidement.
Sur les mineurs, il nous faut aussi vraiment prendre en considération les grandes difficultés auxquelles font face les départements. On a cru comprendre que le Gouvernement et l'Assemblée des départements de France (ADF) s'étaient mis d'accord pour une participation financière de l'État. Il faut aider nos départements avec la création d'un fichier national biométrique des personnes évaluées majeures. Sur le délit de solidarité, restons-en au droit actuel, parfaitement équilibré. Un dernier mot sur la situation outre-mer : la dimension migratoire de la crise à Mayotte est essentielle, et pourtant rien ne figure dans le texte ; nous attendons sur ce point l'avis rendu par le Conseil d'État sur la proposition de loi de notre collègue Thani Mohamed Soilihi, nous verrons en séance les solutions que nous pouvons contribuer à proposer à nos compatriotes.
En définitive, face à ce texte disparate et indécis, à cette absence de ligne claire, je propose au Sénat d'opposer un contre-projet de fond, équilibré et réaliste, qui assume ses choix. L'enjeu, c'est la cohérence : disons ce que l'on veut réellement.