Intervention de Jean-Pierre Chevènement

Commission d'enquête mutations Haute fonction publique — Réunion du 11 juin 2018 à 10h35
Audition de M. Jean-Pierre Chevènement ancien ministre

Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre :

Entre le moment où l'on a publié ce petit pamphlet d'humeur, écrit en quelques semaines par trois jeunes anciens élèves de l'ENA - on ne parlait pas encore d'énarques - et aujourd'hui, il s'est écoulé presque 50 ans. Quand on se retourne sur le temps passé, on est frappé de voir que l'idée de service public se portait encore très bien, à cette époque-là. Nous discernions les effluves d'une société libérale à venir, où le pantouflage ne serait plus l'exception mais deviendrait presque la règle. Nous contestions l'idée que l'avenir de très jeunes gens puisse être fixé dès le concours de sortie de l'école, alors qu'ils n'avaient pour la plupart d'entre eux que 22, 23 ou 24 ans, sauf pour ceux qui avaient fait un long service militaire - en 1965, date de sortie de la promotion Stendhal, j'avais 26 ans.

L'inégalité des corps de débouchés retentissait sur l'atmosphère de l'école, et en particulier ce fameux concours dont les épreuves étaient affichées au fil de la scolarité. Cela créait une ambiance peu propice à la camaraderie, même si celle-ci savait reprendre ses droits, quand il le fallait.

Ce qui était tout à fait choquant, c'est que l'on puisse sélectionner une très mince élite représentant peut-être une dizaine d'élèves sur une promotion de cinquante. Ceux qui sortaient à l'Inspection des finances, au Conseil d'État, corps très disputé, ou bien encore à la Cour des comptes étaient évidemment parmi les élèves les mieux classés à la suite d'épreuves écrites et orales sur lesquelles je n'épiloguerai pas.

Aucune des nombreuses réformes de l'ENA n'a modifié cette situation, et les grands corps sont restés le haut du panier, sans que l'on touche à cette inégalité fondamentale qui a pour conséquence que l'on trouve, dès la sortie de l'ENA, des administrateurs civils de dignités inégales selon leur corps d'affectation et des élèves appelés très vite à des postes de responsabilité en cabinet ministériel ou dans l'administration.

D'où ce petit livre, intitulé L'Énarchie, titre un peu dérisoire, qui fait référence au grec archein, alors que ceux qui sortent de cette école ne commandent qu'au nom de trois initiales. Nous y critiquions aussi la formation de l'ENA, car entre le concours d'entrée et le concours de sortie, on n'y apprend finalement pas grand-chose de plus qu'à Sciences Po. Tous les élèves finissent par sortir administrateurs civils, et qu'ils soient affectés au ministère des Affaires sociales, de l'Équipement, ou des Anciens combattants, ces jeunes gens se trouvent affublés de ce sobriquet de dérision, devenu un titre de révérence : « énarque ».

Le livre comporte trois chapitres : il y a l'énarchisant qui prépare l'ENA, l'énarchiste qui subit la scolarité, puis l'énarque, c'est-à-dire l'ancien élève, qui fait l'objet d'un dernier chapitre aux descriptions croustillantes. L'exercice, amusant, avait une portée sociale, car il secouait un organisme qui s'était enkysté contrairement à l'intention de ses fondateurs, Maurice Thorez, alors ministre de la Fonction publique, et Michel Debré, père spirituel de l'ENA, qui souhaitaient un concours égalitaire mutualisant les concours de recrutement d'avant-guerre qu'on accusait de favoriser les familles installées, ce qui était sans doute vrai en ce qui concerne l'Inspection des finances ou le Conseil d'État, mais pas forcément le Quai d'Orsay.

Nous proposions de supprimer les grands corps pour revenir à l'unicité et à l'égalité de recrutement des futurs hauts fonctionnaires. L'idée avait été caressée sous la Seconde République, puis sous la Troisième, à l'époque du Front populaire, par Jean Zay, sans que l'on évolue depuis. L'accumulation des promotions, la stabilité de nos institutions et le poids des cabinets ministériels ont contribué à créer une petite élite administrative qui occupe tous les grands postes de l'État, en ne concernant que 10 % des élèves. Ce travers n'a fait que s'aggraver avec la sédimentation des promotions, car nous en sommes à la soixantième, la première, nommée France combattante, datant de 1945.

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