Monsieur le ministre, nous vous avons sollicité dans le cadre de cette commission d'enquête, car vous avez co-écrit en 1967, à votre sortie de l'ENA, un pamphlet intitulé L'Énarchie ou les mandarins de la société bourgeoise. Vous y dénonciez l'influence des grands corps et du pantouflage, tout en proposant des solutions. Quelle est votre vision de la situation actuelle, qu'il s'agisse du Conseil d'État ou de l'Inspection générale des finances, entre autres ? Votre éclairage nous permettra de proposer des pistes d'orientation.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Pierre Chevènement prête serment.
Entre le moment où l'on a publié ce petit pamphlet d'humeur, écrit en quelques semaines par trois jeunes anciens élèves de l'ENA - on ne parlait pas encore d'énarques - et aujourd'hui, il s'est écoulé presque 50 ans. Quand on se retourne sur le temps passé, on est frappé de voir que l'idée de service public se portait encore très bien, à cette époque-là. Nous discernions les effluves d'une société libérale à venir, où le pantouflage ne serait plus l'exception mais deviendrait presque la règle. Nous contestions l'idée que l'avenir de très jeunes gens puisse être fixé dès le concours de sortie de l'école, alors qu'ils n'avaient pour la plupart d'entre eux que 22, 23 ou 24 ans, sauf pour ceux qui avaient fait un long service militaire - en 1965, date de sortie de la promotion Stendhal, j'avais 26 ans.
L'inégalité des corps de débouchés retentissait sur l'atmosphère de l'école, et en particulier ce fameux concours dont les épreuves étaient affichées au fil de la scolarité. Cela créait une ambiance peu propice à la camaraderie, même si celle-ci savait reprendre ses droits, quand il le fallait.
Ce qui était tout à fait choquant, c'est que l'on puisse sélectionner une très mince élite représentant peut-être une dizaine d'élèves sur une promotion de cinquante. Ceux qui sortaient à l'Inspection des finances, au Conseil d'État, corps très disputé, ou bien encore à la Cour des comptes étaient évidemment parmi les élèves les mieux classés à la suite d'épreuves écrites et orales sur lesquelles je n'épiloguerai pas.
Aucune des nombreuses réformes de l'ENA n'a modifié cette situation, et les grands corps sont restés le haut du panier, sans que l'on touche à cette inégalité fondamentale qui a pour conséquence que l'on trouve, dès la sortie de l'ENA, des administrateurs civils de dignités inégales selon leur corps d'affectation et des élèves appelés très vite à des postes de responsabilité en cabinet ministériel ou dans l'administration.
D'où ce petit livre, intitulé L'Énarchie, titre un peu dérisoire, qui fait référence au grec archein, alors que ceux qui sortent de cette école ne commandent qu'au nom de trois initiales. Nous y critiquions aussi la formation de l'ENA, car entre le concours d'entrée et le concours de sortie, on n'y apprend finalement pas grand-chose de plus qu'à Sciences Po. Tous les élèves finissent par sortir administrateurs civils, et qu'ils soient affectés au ministère des Affaires sociales, de l'Équipement, ou des Anciens combattants, ces jeunes gens se trouvent affublés de ce sobriquet de dérision, devenu un titre de révérence : « énarque ».
Le livre comporte trois chapitres : il y a l'énarchisant qui prépare l'ENA, l'énarchiste qui subit la scolarité, puis l'énarque, c'est-à-dire l'ancien élève, qui fait l'objet d'un dernier chapitre aux descriptions croustillantes. L'exercice, amusant, avait une portée sociale, car il secouait un organisme qui s'était enkysté contrairement à l'intention de ses fondateurs, Maurice Thorez, alors ministre de la Fonction publique, et Michel Debré, père spirituel de l'ENA, qui souhaitaient un concours égalitaire mutualisant les concours de recrutement d'avant-guerre qu'on accusait de favoriser les familles installées, ce qui était sans doute vrai en ce qui concerne l'Inspection des finances ou le Conseil d'État, mais pas forcément le Quai d'Orsay.
Nous proposions de supprimer les grands corps pour revenir à l'unicité et à l'égalité de recrutement des futurs hauts fonctionnaires. L'idée avait été caressée sous la Seconde République, puis sous la Troisième, à l'époque du Front populaire, par Jean Zay, sans que l'on évolue depuis. L'accumulation des promotions, la stabilité de nos institutions et le poids des cabinets ministériels ont contribué à créer une petite élite administrative qui occupe tous les grands postes de l'État, en ne concernant que 10 % des élèves. Ce travers n'a fait que s'aggraver avec la sédimentation des promotions, car nous en sommes à la soixantième, la première, nommée France combattante, datant de 1945.
Nous étions une cinquantaine, initialement. Il y a désormais trois concours. Le corps principal est constitué par des étudiants, recrutés jeunes. Les fonctionnaires recrutés par concours interne représentent le quart des effectifs. Enfin, la troisième voie est ouverte à des candidats qui ont fait leurs preuves dans le domaine social, conçu très largement.
Beaucoup de responsables politiques ont été élus après avoir emprunté la voie de l'ENA. Le suffrage universel est maître et je n'ai pas de critique à formuler. Sur les huit derniers présidents de la République, pas moins de quatre sont sortis de l'ENA, à savoir MM. Giscard d'Estaing, Chirac, Hollande et Macron. C'est beaucoup. Le suffrage universel est libre de considérer que nous avons une élite de hauts fonctionnaires brillants, doués de clarté d'expression et de vivacité d'esprit, tout en possédant des qualités humaines, même si l'on peut parfois regretter une formation trop généraliste.
La structure du capitalisme français avec de grandes entreprises privées encourage un phénomène de porosité grave entre les élites administratives et les élites économiques. Est- ce pour le bien du service public ? Si j'en juge par le nombre de grands groupes qui ont été délocalisés et dont le siège social se trouve à l'étranger, rien n'est moins sûr.
Il faudrait aussi orienter les travaux de votre commission vers Polytechnique.
Chaque grande école mériterait une analyse particulière. Quoi qu'il en soit, cette concentration des responsabilités dans une mince élite pose problème, dès lors que le recrutement se fait sur des bases sociologiques étroites, car même si le concours est ouvert aux fonctionnaires et si la troisième voie existe, il n'en reste pas moins que pour réussir dans la première voie, mieux vaut avoir fait Sciences Po Paris. D'autant que l'idée du service public en souffre. La différence des rémunérations est considérable, allant de un à dix, voire de un à vingt entre ce que gagnent un haut fonctionnaire et le patron d'une grande entreprise. D'où l'attraction du privé et ce risque du pantouflage, pleinement confirmé.
Par conséquent je propose de supprimer l'accès aux grands corps, à la sortie de l'ENA pour concentrer le recrutement sur les administrateurs civils. Le recrutement dans les grands corps - Conseil d'État, Cour des comptes et Inspection des finances - se ferait par la voie de la formation interne continue, avec la création d'un Centre des hautes études administratives qui recruterait après sept à dix ans d'exercice, soit en fonction d'aptitudes vérifiées par une pratique professionnelle réelle. J'ai proposé cette réforme dès 1967, avec les co-auteurs du livre.
Une deuxième réforme consisterait à interdire purement et simplement le pantouflage. Quand on choisit le service public, on s'interdit de pantoufler dans les entreprises, sur lesquelles on a exercé un contrôle soit dans des postes administratifs, soit dans les cabinets ministériels. La France a besoin d'élites patriotes qui servent l'intérêt national plutôt que de penser qu'elles sont les mieux qualifiées parce qu'elles sont les mieux payées.
Monsieur le ministre, merci d'avoir conservé ce souffle qui vous est propre. Nous ne pouvions manquer d'entendre celui qui a inventé le terme « énarchie ». Les formes nouvelles de migrations qui se développent dans la haute administration ont des conséquences sur le fonctionnement de notre pays. On nous objecte que le pantouflage n'a rien de nouveau et que le mot est ancien. Cependant, ne trouvez-vous pas que les allers-retours entre le privé et le public constituent une nouveauté dans le paysage politique et administratif de notre pays ?
Les contrôles de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique restent faibles. La commission de déontologie en charge d'examiner les demandes de pantouflage est assez laxiste. D'où ma proposition d'interdire purement et simplement le pantouflage.
Certains nous ont dit qu'il serait dommage de se priver des compétences acquises lors d'un passage dans le privé.
Le président de la République a démissionné du corps de l'Inspection des finances. C'est exemplaire. Bien d'autres devraient en faire autant.
Les allers-retours entre le privé et le public ne sont-ils pas un enrichissement dans la formation de la haute administration ?
Nous ne sommes pas aux États-Unis. Le modèle français sépare la fonction publique et ceux qui travaillent à l'enrichissement des entreprises. Je me prononce pour le modèle français traditionnel.
Des gens qui ont pratiqué ces allers-retours nous ont dit y avoir gagné en ouverture et en sens de la responsabilité. Qu'en pensez-vous ?
Les fonctionnaires peuvent avoir ces qualités sans forcément avoir été PDG d'une entreprise. Le terme « ouverture » est beaucoup trop imprécis. Nul besoin de diriger un grand groupe privé pour exercer efficacement une compétence attribuée par l'État dans la haute administration.
N'y a-t-il pas une mutation de la fonction de l'État, devenu de plus en plus régulateur et organisateur d'une concurrence libre et non faussée, ce qui a contribué à multiplier les autorités administratives soit disant indépendantes ?
C'est effectivement une autre conception, selon laquelle l'État n'aurait plus à intervenir directement dans la vie économique et pourrait s'en remettre aux autorités administratives. Il y a eu un excellent rapport de M. Mézard à ce sujet.
Je crois qu'il faut lutter contre cette tendance qui consiste à déléguer à des autorités administratives sur lesquelles l'État n'exerce plus aucun contrôle des secteurs comme l'énergie, le gaz ou les matières premières. Autrefois, il y avait une direction générale de l'énergie au ministère de l'Industrie. Désormais, les instances administratives se multiplient. Le sujet avait donné lieu à une communication de M. Strauss-Kahn dans un séminaire gouvernemental, en septembre 1999. Je revois encore la scène.
N'y a-t-il pas aussi une évolution du rôle des institutions qui sont les gardiens du temple ? Le Conseil d'État n'a-t-il pas révisé sa conception du service public ? Désormais, le premier devoir d'une entreprise en charge d'un service public est de bien se rappeler qu'elle travaille dans un univers concurrentiel et qu'elle doit respecter le marché. Le Conseil constitutionnel a récemment rendu plusieurs décisions en s'appuyant sur des arguments fournis par la porte étroite. La Cour des comptes ne se contente plus de vérifier la régularité des comptes, mais elle est devenue le prescripteur des politiques publiques. Comment interprétez-vous ces changements ?
Je partage votre sentiment. Le Conseil d'État était le conseilleur de l'État et prenait d'abord en compte les intérêts de l'État républicain. Il se voulait aussi, par coquetterie, protecteur des libertés individuelles, tout en tenant un équilibre sur des sujets difficiles, comme les flux migratoires. Il est devenu de plus en plus protecteur des libertés individuelles, perdant peu à peu son rôle historique de conseilleur de l'État.
Quant à la Cour des comptes, le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l'Union européenne, a introduit en 2012 une instance composée de magistrats issus de ce corps pour vérifier que le projet de budget national respectait la trajectoire négociée avec la Commission européenne. D'où le rôle de gendarme qui échoit désormais à la Cour.
Tout cela procède d'une évolution où le suffrage universel, autrefois au coeur de la République, est relégué dans la panoplie des outils sulfureux qui favorisent le populisme. La souveraineté populaire figure pourtant au titre premier de la Constitution. Le suffrage universel, qui reste l'arbitre suprême, a laissé la place à d'autres manières de décider que l'on regroupe sous des noms divers, comme celui de « gouvernance » qui abrite le pouvoir des juges et le rôle du marché. Le marché, les juges et les médias sont devenus les régulateurs du système, comme l'avait bien montré Jean-Marie Colombani dans un ouvrage qui date d'il y a une dizaine d'années. Dans cette conception, on quitte la démocratie républicaine pour s'orienter vers une démocratie des droits individuels, défendus par différentes instances, qu'il s'agisse du défenseur des droits, du défenseur des enfants, etc. Si l'on ajoute les juridictions européennes, ou encore la place dévolue au Conseil constitutionnel avec les QPC, il est clair que la place du Parlement ne va plus de soi. Ces évolutions retentissent sur l'idée que l'on se fait de l'État et de son service.
Doit-on se contenter de prendre conscience de ces évolutions ? L'ENA n'est qu'un aspect de la question. Des réformes de bon sens pourraient moduler ces évolutions : sont-elles possibles ?
La plupart du temps, cette dérive n'est pas consciente. La dépossession des prérogatives du Parlement s'est faite à grands pas. Qu'il s'agisse des institutions de la Ve République, des institutions européennes, du rôle du Conseil constitutionnel ou de la prolifération des AAI, tout cela réduit le champ des prérogatives parlementaires. Si l'on ajoute les obligations de non-cumul qui privent les parlementaires de leur représentativité, il est certain que le Parlement souffre.
Vos propos, très intéressants, sont à rebours de ceux des autres intervenants que nous avons auditionnés. Certains nous ont présenté le pantouflage comme une respiration qui permettrait à la fonction publique de survivre. Les postes de directeur manquent pour satisfaire tous les candidats qui ont passé un concours difficile. Votre interdiction de pantouflage s'appliquerait-elle à l'ensemble de la fonction publique ou seulement aux fonctionnaires de catégorie A + ? Vaut-elle dès la sortie de l'école ? Dans les promotions les plus récentes de l'Inspection générale des finances, nombreux sont ceux qui quittent la fonction publique. Ne vaudrait-il pas mieux interdire le pantouflage dans les 20 premières années d'exercice, par une mesure qui renforcerait l'engagement décennal ?
Il y a place pour la réflexion. Pourquoi l'État consacrerait-il beaucoup de moyens à former le gratin de l'élite pour que quelques années plus tard ces personnes soient happées par les entreprises, grâce à un niveau de rémunération supérieur à celui de la fonction publique ? Allonger l'engagement décennal pourrait être une solution. Interdire le pantouflage pour tous les fonctionnaires de catégorie A me paraît plus simple. Les gens auront toujours la possibilité de démissionner. Le service public est une vocation qu'on ne doit pas brouiller par des conflits d'intérêts ou par des perspectives de promotion qui fausseraient le jugement des hauts fonctionnaires.
Votre témoignage est important. Avancer dans ce dossier ne va pas sans difficultés. La migration du pouvoir vers le marché, les juges et les médias restreint effectivement la démocratie républicaine. Certains nous ont dit lors des auditions que le pantouflage permettait à la haute administration de mieux connaître le monde qui l'entoure. La formation dispensée à l'ENA pourrait prévoir cette ouverture au monde. Je suis d'accord avec vous sur la nécessité de ne pas prendre le risque de brouiller le service public par d'éventuels conflits d'intérêts.
Ceux qui considèrent le pantouflage comme un phénomène naturel ne confondent-ils pas les conceptions française et américaine de l'administration ? Aux États-Unis, lorsqu'une majorité politique part, son administration la suit ; en France, l'administration assure la continuité de l'action publique, dans une sorte d'attelage avec les élus, représentants du suffrage universel.
Que pensez-vous du fait que la baisse annoncée du nombre des parlementaires ne soit pas corrélée à due proportion à la baisse du nombre des hauts fonctionnaires ? Cela répondrait pourtant au souci d'équilibre qui habitait Michel Debré.
On nous dit que les étudiants qui sortent de nos belles écoles font valoir leurs compétences dans le privé, faute d'activités intéressantes dans les services de l'État. Peut-être en formons-nous trop ? L'État finance ces formations pour avoir des hauts fonctionnaires qui seront les garants de l'impartialité et de la continuité de l'action publique.
L'État doit former les gens dont il a besoin. Peut-être en forme-t-il trop si l'on considère que les concours ont en réalité pour but de former les élites en général. Il faudrait réduire l'empâtement. Nous ne manquons pas de grandes écoles en France, où l'on peut former des dirigeants d'entreprise sans forcément qu'ils passent par l'ENA, dont ce n'est pas la vocation. Faisons confiance à l'intelligence spontanée de ses anciens élèves pour s'adapter à des fonctions pour lesquelles ils n'ont pas été vraiment préparés, en faisant par exemple davantage de comptabilité.
Je ne crois pas qu'il faille établir un rapport entre le nombre de parlementaires et le nombre de hauts fonctionnaires. Le nombre des parlementaires a toujours fluctué. Quand j'ai été élu, les députés étaient bien moins que 577. Le nombre de sénateurs a augmenté ces dernières années avec les représentants des Français de l'étranger. Chaque département doit pouvoir être représenté par un parlementaire. Comment concilier cela avec l'introduction d'une dose de proportionnelle ? C'est un casse-tête.
Je ne désapprouve pas la baisse du nombre des parlementaires, dès lors que la représentation des territoires continue d'être assurée. En revanche, l'impossibilité de se représenter au-delà de trois mandats est contraire aux principes républicains. Je reste de la vieille école : le suffrage universel a des prérogatives sur lesquelles il ne faut pas empiéter.
J'avais porté en 2001, comme ministre de l'Intérieur, un projet de loi qui réduisait la possibilité de cumul des mandats pour un parlementaire à un exécutif local. Rien n'est plus instructif que d'être maire. J'ai été maire pendant vingt ans. Je sais que c'est une fonction où l'on apprend tout. Je n'étais pas hostile à un cumul limité et je regrette que le parlementaire ne puisse plus avoir cette épaisseur, cette chair que lui donnait l'exercice d'un mandat local. Ceux qui ont pris cette décision n'ont à mon sens pas assez étudié le concept de représentativité. Nous faisons face à une crise de la représentation. Évitons de la creuser.
L'ENA prépare très bien aux postes de relations publiques, où il s'agit de faire fructifier ses réseaux, précieux dans le pantouflage. Dans certaines auditions, on nous a dit qu'il y avait plus qu'auparavant une pensée unique de la haute administration. Considérez-vous qu'il y avait davantage de débat et d'échange de points de vue, auparavant ?
Mmes Lebranchu et Girardin ont souhaité l'une et l'autre supprimer le classement à la sortie de l'ENA pour reporter à plus tard la promotion dans les grands corps. Les membres de ces grands corps s'y sont opposés. Ces réformes sont-elles plus difficiles à mener qu'auparavant ? Le pouvoir politique a-t-il perdu de son autorité par rapport à ces grands corps, voire l'administration en général ?
Incontestablement, le néo-libéralisme a pignon sur rue depuis une trentaine d'années. Des pensées jusque-là bien établies, comme la pensée keynésienne en économie, apparaissent désormais hétérodoxes ou dépassées. Les économistes marxistes se sont essoufflés. La pensée contestataire s'est affaiblie, y compris l'école gaulliste, à droite. Désormais, l'idéologie de la concurrence est largement répandue. Les jeunes générations d'étudiants sont formatées, depuis trente ans, à une manière de penser qui n'est pas la mienne. Je suis moi-même le produit d'un autre système : l'école que j'ai connue ne ressemble pas beaucoup à l'école actuelle.
Une réforme hardie se heurtera forcément à la sédimentation des promotions et aux intérêts installés. Pour développer une pensée systémique, pensée d'ensemble qui permettrait de comprendre ce que peut être un État républicain dans une société démocratique, il faudrait une telle somme d'analyses convergentes et partagées dans une société engagée que je doute qu'on y arrive de sitôt.
À première vue, le recrutement de l'ENA n'est pas moins démocratique que celui de la plupart des grandes écoles. Cependant, au cours de la scolarité, le nombre d'étudiants d'origine modeste descend dans le classement. Le mode de sélection à l'intérieur même de l'ENA est-il en cause ? Ne faudrait-il pas changer la manière dont on sélectionne les meilleurs ? Comment faire pour que l'ENA gomme les différences plutôt que de les accentuer ? Ne faudrait-il pas calquer la réforme de l'ENA sur le modèle de l'École de guerre ?
Les concours ont toujours favorisé les jeunes gens d'origine bourgeoise, dotés d'un certain habitus. C'était déjà vrai à l'époque où j'ai publié L'Énarchie, même s'il subsistait « quelques rois nés du peuple qui donnaient un air de justice à l'inégalité » pour reprendre les mots d'Alain. J'en ai côtoyé ; ils se sont raréfiés.
Les inégalités se sont creusées, notamment entre les instituts d'études politiques qui préparent plus ou moins bien au concours de l'ENA. Peut-être faudrait-il créer une plus grande égalité des chances en rendant le concours plus juste, grâce à des préparations plus accessibles ? Je ne suis pas contre les concours ; on doit pouvoir agir pour démocratiser le recrutement.
Le resserrement des élites sur elles-mêmes, l'absence de mobilité sociale, le fait que les élites dirigeantes sont de moins en moins représentatives de la population expliquent sans doute la crise de la démocratie.
Les épreuves de sélection du concours ne favorisent-elles pas l'écrémage de la crème ?
Je ne suis pas favorable aux épreuves orales, car il s'agit d'épreuves de maintien qui favorisent les candidats qui ont un certain habitus. On m'a répondu qu'il fallait au contraire valoriser l'oral : c'est une question d'école. La manière dont les concours sont organisés ne laisse peut-être pas leurs chances à des candidats issus de milieux modestes. La promotion de l'ascenseur social va de pair avec le refus de ce que Bourdieu appelait la « noblesse d'État ». Il faut aérer le système en favorisant la promotion sociale, tout en marquant bien la vocation de chaque corps.
Monsieur le ministre, nous vous remercions pour votre franchise. Vous avez su partager avec nous votre expérience et votre connaissance de la haute fonction publique et de l'administration de l'État. Cela nous sera très utile dans l'avancée de nos travaux.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 11h40.