Intervention de Juliette Morillot

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 24 janvier 2018 à 9h30
Corée du nord — Audition de Mme Juliette Morillot spécialiste de la corée du nord et M. Bruno Tertrais directeur adjoint de la fondation pour la recherche stratégique

Juliette Morillot :

Je suis ravie d'être auditionnée par votre commission. Dix minutes d'intervention liminaire pour parler de la Corée du Nord, c'est toutefois très court car, après des années de travail, je mesure la méconnaissance de ce pays et de sa singularité en Extrême-Orient.

Je vais vous présenter l'idéologie nord-coréenne, qui n'a rien de stalinienne. Cela permettra d'offrir des clés de lecture pour comprendre ce qu'il s'y passe. L'idéologie nord-coréenne, empreinte de nationalisme, s'appelle le Juche ; ce mot a été employé pour la première fois en 1948 par Kim Il-sung, le fondateur de la Corée du Nord et grand-père de l'actuel dirigeant. En coréen, Ju signifie soi-même ou l'homme, au sens de celui qui agit, et Che désigne le corps. Le Juche renvoie donc à la notion d'indépendance, c'est-à-dire à l'idée selon laquelle chaque individu est capable de faire les choses par lui-même. Ce mot a été utilisé dès la fin du XIXème siècle par des philosophes coréens qui mettaient en lumière ce que la Corée du Nord met en avant aujourd'hui, à savoir l'indépendance.

Je persiste à penser qu'il ne faut pas dissocier la Corée du Nord de la Corée du Sud puisque leur histoire était commune jusqu'en 1945, et qu'il s'agit d'un seul et même peuple : une sorte d'« hydre à deux têtes », qui a produit d'un côté le miracle économique et une haute technologie, illustrée par les portables Samsung et de l'autre, une société communiste produisant des missiles balistiques et des têtes nucléaires. Les deux sont les produits de sociétés disciplinées et structurées par le confucianisme, dans lesquelles le « nous » collectif est plus important que le « je », tenant les sciences et les technologies en haute estime, mais aussi où le militaire reste très important. Au coeur de ces deux sociétés un processus qui trouve son origine dans une volonté d'indépendance due à une histoire de Corée que l'on pourrait résumer à travers le proverbe traditionnel : « Quand les baleines se battent, les crevettes ont le dos rompu ». Les baleines y désignent les grandes puissances, et la Corée est représentée par les crevettes. Au cours de l'histoire de la péninsule coréenne, il n'y pas eu de siècle sans invasion de la Corée. Les Coréens se sont donc construits en opposition à cela, puisqu'ils n'ont jamais été maîtres de leur destin. On le voit d'ailleurs dans la partition du pays avec au Sud les États-Unis, et au Nord l'URSS puis la Chine.

Jucheseong en langue courante signifie « indépendant ». On peut l'employer pour parler de quelqu'un qui n'en fait qu'à sa tête. Cette idéologie n'a rien à voir avec le communisme, qui lui-même représente en Corée du Nord un idéal à atteindre et non une réalité. Elle repose sur trois piliers qui permettent d'expliquer la situation actuelle.

Le premier pilier est le Jarip qui représente l'indépendance économique. La Corée du Nord est aujourd'hui loin de l'autosuffisance sur le plan économique, puisqu'elle a encore besoin de financements, notamment, chinois. Elle dispose par ailleurs de multiples sources de financements qui échappent aux sanctions et alimentent les caisses de l'État. Contrairement aux idées reçues, son économie n'est plus exsangue ; je me rends régulièrement en Corée du Nord, et même si j'y constate dans les campagnes une certaine pauvreté, ces dernières ne sont pas miséreuses, et il n'y a pas de famine. C'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles Kim Jong-un est particulièrement apprécié de son peuple car, contrairement à son père Kim Jong-il, dont le nom est associé dans l'esprit des Nord-Coréens à une époque dure, celle de la Grande famine des années 1990, il a changé le quotidien de la population qui, par conséquent, le soutient. (nourriture, vêtements, médicaments, loisirs).

Le changement de cette économie est paradoxalement né de la grande famine de la fin des années 90 que l'on a appelée « la marche ardue », et qui s'est produite au lendemain de la chute de l'URSS et du bloc de l'Est. Coupée de tout approvisionnement énergétique, la Corée du Nord a alors été notamment obligée de déboiser, puis a connu plusieurs catastrophes climatiques (inondations, sécheresses) qui ont engendré cette famine et un exode massif vers la Chine puis éventuellement vers la Corée du Sud. Dans un premier temps il s'agissait de chercher de quoi se nourrir. De cette famine est né le début d'abondance que le pays connaît aujourd'hui et la libéralisation de l'économie qui est en train de se créer. Au lendemain de l'effondrement du bloc de l'Est, alors que l'économie était au plus bas, les femmes ont pris le destin du pays en main et ont commencé leur exode vers la Chine, quitte à s'y prostituer, pour apporter de l'argent, des denrées et des médicaments en Corée du Nord. Le gouvernement a eu l'intelligence d'ouvrir la frontière par intermittence, de manière à éviter une implosion et un profond mécontentement de la population. Ces femmes ont créé des marchés à travers le pays, ont appris à négocier et à échanger des devises dans un pays où toutes les transactions se font aujourd'hui en yuans, en dollars, en euros et, plus marginalement, en wons. Ces nouveaux marchés ont donné lieu à une nouvelle forme d'économie libre, au sein de laquelle l'idée de « travailler plus pour gagner plus » a fait son chemin. À titre d'exemple, les chauffeurs de taxi peuvent, une fois la redevance versée à l'État, travailler autant qu'ils le souhaitent et ainsi augmenter leurs revenus. Cette nouvelle couche de la société appelée les donju, littéralement, « maîtres de l'argent », qui ont changé le visage de la Corée du Nord, voyagent en Asie du Sud-Est et en Afrique et ce, malgré les sanctions, en lien avec la Chine. Ce changement a été rendu possible par les réformes initiées par Kim Jong-il à compter de 2002, date à laquelle il s'est rendu dans la province du Guangdong - berceau du nouvel essor économique pour les Chinois -, et parachevées par Kim Jong-un. Une mutation sociale est donc en train de s'opérer en Corée du Nord, où l'argent devient beaucoup plus important que l'idéologie.

Le deuxième pilier du Juche est le Jawi, c'est-à-dire l'indépendance militaire. Pour les Nord-Coréens, il n'est pas question d'être, comme leurs voisins du Sud, dépendants d'une autre puissance militaire, en l'occurrence les États-Unis, ni de faire appel à l'armée chinoise comme ce fut le cas pendant la guerre de Corée. En Corée du Sud, en période de tension, ce sont les Américains qui prennent le contrôle des troupes conjointes (OPCON). Les Nord-Coréens veulent se défendre eux-mêmes car ils se sentent menacés par les États-Unis depuis la guerre de Corée, durant laquelle par deux fois ils ont été menacés par les Etats-Unis de l'arme nucléaire. C'est pourquoi ils ont développé cette arme avec l'aide des Soviétiques, des Chinois puis des Pakistanais.

Le dernier pilier c'est le Jaju qui désigne l'indépendance diplomatique. La Corée du Nord ne veut plus être « la crevette aux mains des baleines », mais être en mesure de dialoguer d'égale à égale avec Washington. Le pays souhaite également un dialogue bilatéral avec Séoul, dont les États-Unis seraient exclus, afin de conclure un traité de paix sur la péninsule. Ce dialogue a actuellement lieu, à une toute petite échelle, dans le cadre des Jeux Olympiques.

Par conséquent, et en se référant à l'histoire, on comprend que pour obtenir le Juche il faut une indépendance diplomatique - le Jaju - qui, aux yeux des Nord-Coréens, n'est garantie qu'en se dotant de l'arme atomique - c'est le Jawi -, que seule une économie autonome peut rendre possible - c'est le Jarip. Toutes les actions de la Corée du Nord et les déclarations de son dirigeant se basent sur ces trois points et constituent une grille de lecture pour comprendre la situation dans ce pays.

Je laisse à présent la parole à Bruno Tertrais qui va expliquer le Jawi plus en détail.

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