Intervention de Bruno Tertrais

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 24 janvier 2018 à 9h30
Corée du nord — Audition de Mme Juliette Morillot spécialiste de la corée du nord et M. Bruno Tertrais directeur adjoint de la fondation pour la recherche stratégique

Bruno Tertrais :

C'est toujours un plaisir de venir parler de questions stratégiques devant vous. Je suis reconnaissant à Juliette Morillot d'avoir démonté cette idée absurde selon laquelle le régime nord-coréen serait un régime stalinien, alors que le stalinisme est caractérisé par un père émancipateur. C'est l'inverse.

Le régime nord-coréen se donne l'image d'une mère protectrice, les Nord-Coréens étant des enfants à protéger. Et nous n'avons pas évoqué la question des camps... J'ai une petite réserve à exprimer sur la notion de soutien de la population au régime. La liberté de conscience et la liberté de pensée ne correspondent pas aux standards d'une société moderne. Les experts ont raison de rappeler que les témoignages d'affection, lors des cérémonies officielles, sont réels. Je suis moins sûr en revanche qu'ils soient l'expression d'une liberté de pensée.

Pour revenir sur le premier point que vous avez évoqué, Monsieur le Président, la Corée du Nord est un État nucléaire. Cela fait partie intégrante de l'identité stratégique du régime. L'irréversibilité de ce programme est à peu près totale tant que ce régime durera. L'idée de dénucléarisation de la Corée du Nord est une hypothèse absurde mais reste une fiction utile. Outre qu'il s'agit d'un objectif diplomatique légitime, c'est aussi une clé pour l'unité des pays occidentaux et de leurs alliés. Pour le Japon, il est inacceptable que la dénucléarisation ne soit pas l'objectif final même à très long terme. La Corée du nord n'est plus une question de prolifération mais de dissuasion, de protection, de négociation, voire de confinement. Parler de prolifération revient à dire qu'il s'agit d'un problème régional, or c'est désormais un problème global. Il n'y a pas de retour en arrière possible.

Sur le plan technique, la Corée du Nord est en train de parvenir à disposer d'un missile intercontinental pouvant emporter de manière fiable une charge nucléaire à très longue distance. La Corée du Nord a-t-elle cette capacité ? Personne n'en a la certitude absolue mais il serait irresponsable de ne pas partir de ce postulat. Cela veut aussi dire, au moins sur le papier, que l'Europe est également concernée. Sur la rationalité du programme, je partage le point de vue de Juliette Morillot. On n'est pas dans une simple logique de négociation avec les États-Unis, le Japon etc. Il y a une rationalité classique de protection du territoire, surtout dès lors que l'idée d'une possible protection par un allié, autrefois russe ou chinois, a disparu.

Le mot « paranoïa » est souvent employé mais j'hésite à le faire car cela donne l'impression que le régime est fou, ce qui n'est pas le cas. Cette « paranoïa » est sincère, mais évitons ce terme. Le régime a internalisé l'idée d'une menace américaine contre le pays même si celle-ci n'est pas réelle et il lui semble depuis longtemps -bien avant l'époque de Georges Bush- que l'existence de ses dirigeants est menacée. L'un des objectifs possible du programme nucléaire et balistique n'en reste pas moins, comme Juliette Morillot l'a souligné, de dialoguer d'égal à égal avec les Américains.

La question se pose de savoir comment le régime nord-coréen peut utiliser cette carte stratégique pour tenter de changer le statu quo dans la péninsule à long terme. Certains experts estiment que l'unification en des termes favorables aux Nord-Coréens -je ne parle pas d'invasion- n'est pas totalement jugée fantasmatique par les dirigeants nord-coréens.

Sur les risques posés par le programme, le risque est moins celui d'une attaque délibérée - nord-coréenne ou américaine d'ailleurs - que celui d'une succession d'incidents ou d'un « accident stratégique » résultant d'une initiative du régime nord-coréen, qui sait prendre des risques et qui le fait de manière parfois extrêmement dangereuse -on l'a vu au cours de ces cinquante dernières années. Et qui serait attisée par des « maladresses de langage » du Président américain, qui sont prises très au sérieux par les dirigeants nord-coréens.

Personnellement je suis persuadé que la stratégie américaine est essentiellement celle du « bluff ». Il ne me semble pas possible que Donald Trump puisse agir seul aussi facilement car tout l'appareil militaire américain freinerait. Il n'en reste pas moins qu'il s'agit d'un jeu dangereux de la part de la Corée du Nord et désormais des États-Unis. Je dois dire que le scénario d'un accident stratégique qui finirait en « guerre nucléaire » n'est pas probable mais n'est plus complétement improbable. Il faut donc le prendre au sérieux.

S'agissant des enjeux pour la communauté internationale, le premier enjeu est celui de la dissémination des technologies balistiques et nucléaires qui est un moyen de gagner de l'argent et la Corée du Nord en a largement usé depuis une quarantaine d'années.

Deuxième enjeu, c'est le découplage de la sécurité de l'Asie du Nord Est avec la sécurité américaine en des termes favorables à la Corée du Nord et sans doute à la Chine. Enfin, en quoi les Européens sont-ils concernés par cette dissémination ? Un certain nombre d'États d'Asie du Sud et du Moyen-Orient ont bénéficié des exportations nord-coréennes dans le passé et pas seulement dans le domaine balistique. Ainsi la coopération balistique avec l'Iran, le Pakistan, la Syrie est bien documentée.

De plus, théoriquement les Européens sont à portée des missiles nord-coréens. S'il y avait une crise majeure opposant les États-Unis et leurs alliés à la Corée du Nord et si nous prenions parti dans cette crise politiquement ou si nous nous impliquions militairement - je rappelle que l'accord d'armistice oblige la France à garantir la sécurité de la Corée du Sud - je ne doute pas que Kim Jong-Un rappellerait à la France qu'il a les moyens de frapper son territoire. Bien entendu, la dissuasion française est faite pour contrebalancer ce type de risque. Tout cela pour vous dire qu'il y a des scénarios dans lesquels la France pourrait être plus directement impliquée que l'on ne le pense généralement.

Enfin, nous sommes impliqués par notre puissance économique et financière, en tant qu'Européens. Un conflit en Asie du Nord-Est aurait des conséquences immédiates sur l'ensemble de l'économique mondiale. Si une guerre éclatait dans la péninsule, les marchés financiers perdraient immédiatement 30 % dès le début. Notre puissance économique et financière est également un atout pour adopter des sanctions contre la Corée du Nord.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion