Intervention de Juliette Morillot

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 24 janvier 2018 à 9h30
Corée du nord — Audition de Mme Juliette Morillot spécialiste de la corée du nord et M. Bruno Tertrais directeur adjoint de la fondation pour la recherche stratégique

Juliette Morillot :

Je voudrais revenir sur une expression qui a pu vous étonner, l'amour de la population pour ses dirigeants. Les Nord-Coréens considèrent sincèrement leur dirigeant comme un père, qu'ils aiment. Les Nord-Coréens ne connaissent rien d'autre que la société dans laquelle ils vivent. Ils sont dans l'ignorance complète de ce qui existe à l'extérieur, comme « des grenouilles au fond d'un puits ». Même si c'est en train de changer avec l'information qui pénètre. Il s'agit de comprendre le mécanisme de la relation entre les dirigeants et la population qui est marquée par la profondeur de l'endoctrinement, depuis la naissance et pour toute la vie, à l'école, au travail, dans la famille et ceci depuis plusieurs générations. Mais aussi la quasi-impossibilité de s'en échapper, ce qui explique qu'il n'y ait pas de dissidence organisée faute de moyens de communication et faute de liberté. En outre depuis la période de famine, la vie quotidienne s'est améliorée, les réfrigérateurs se sont remplis, des magasins se sont ouverts, on trouve des produits plus nombreux et plus divers, de plus en plus sont fabriqués en Corée du Nord. Les dirigeants bénéficient d'une forme d'état de grâce. Enfin, les réactions du président américain Donald Trump n'ont fait qu'augmenter la popularité des dirigeants puisqu'elle confirme le discours de la propagande nord-coréenne sur l'agressivité et la menace américaine.

S'agissant des camps, leur nombre a diminué de façon artificielle, puisqu'ils ont été regroupés. Les conditions de vie s'y sont toutefois un peu améliorées dans la mesure où le pays est plus prospère. Il existe en Corée une gradation des peines, l'envoi en camp n'est pas systématique, mais à l'inverse quand il y a une condamnation, elle est souvent collective : elle touche la famille au sens large, y compris parfois les voisins, l'instituteur. Les camps sont organisés en village et les prisonniers travaillent. On leur confie souvent les travaux les plus risqués comme par exemple, le travail dans les mines de monazite.

La population nord-coréenne n'est guère sensible aux sanctions car elle se sent menacée et la menace est sans cesse rappelée dans la propagande, sans compter le rappel de l'histoire de la guerre de Corée au cours de laquelle les États ont menacé d'utiliser l'arme nucléaire. Cela justifie l'effort pour doter la Corée du Nord de l'arme nucléaire. Le territoire de la Corée du nord est très montagneux ce qui permet une grande protection et un camouflage aisé des installations, tout est enterré.

L'effort pour se doter de forces nucléaires est stratégique et la population adhère de fait à cet effort Elle est prête à consentir à d'immenses sacrifices pour cela. L'augmentation du niveau de vie et l'accès à la société de consommation n'est pas leur préoccupation. Tout leur développement repose sur d'immenses efforts de la population, avec des accidents du travail en nombre considérables, pensons aux centrales hydroélectriques qui se sont multipliées. Leurs technologies sont simples, parfois rudimentaires, mais solides. Tout est vétuste mais bien entretenu. Il dispose de machines-outils robustes et polyvalentes.

Dans un tel contexte, les sanctions n'ont pas d'effet car la Corée du Nord a appris à les contourner. La Chine, bien que voulant tenir sa place à l'international, ne laissera pas tomber son alliée et les Nord-Coréens n'écouteront d'ailleurs pas forcément les Chinois. Les liens intimes entre les deux pays sont un obstacle à l'application des sanctions. La préfecture autonome de Yanbian, à la frontière de la Chine et de la Corée du nord, est peuplée de Coréens dont un certain nombre ne possède que la nationalité chinoise mais ont des laissez-passer permanents nord-coréens. Peut-on interdire aux Chinois de commercer entre eux ? Non, mais c'est une façon de contourner les sanctions. La frontière du nord de la Corée du nord est particulièrement poreuse.

Le premier essai nucléaire de la Corée du nord date de 2006. Mais les sanctions vraiment pénalisantes ne remontent qu'à 2016 et n'ont pas réellement eu le temps de produire tous leurs effets. Si la Chine les appliquait, la Corée du Nord pourrait être étranglée, d'un point de vue notamment énergétique. Mais les Nord-Coréens ont aussi accumulé des réserves. La communauté internationale a laissé les choses se faire. Si Pyongyang le voulait vraiment, rien ne l'empêcherait d'attaquer Séoul, à 70 km de sa frontière, avec des armes conventionnelles, mais elle considère l'arme nucléaire comme un outil de dissuasion. Elle n'a pas l'intention d'attaquer les Etats-Unis.

D'où viennent les financements de la Corée du Nord ? Ils proviennent d'une multitude de sources, de petits ruisseaux formant une grande rivière : la Corée du nord exporte son savoir-faire dans le domaine militaire (armes, entraînement) au Moyen-Orient, en Afrique et en Asie (junte birmane, Thaïlande). Elle exporte aussi son savoir-faire dans le domaine architectural avec des statues monumentales, des musées panoramiques, palais, casernes, aéroports... elle continue à le faire, dans certains cas sous le nom d'une société chinoise, afin de contourner les sanctions.

Des trafics illicites contribuent aussi aux réserves de la Corée du Nord : trafics de drogue, de diamant, d'ivoire... y compris via les diplomates nord-coréens qui doivent assurer leur propre train de vie et rapporter à l'État. Les « esclaves » à l'étranger rapportent beaucoup. Il s'agit par exemple d'ouvriers travaillant au Qatar, ou dans les scieries en Sibérie. Ne pas s'y tromper : ces postes sont très convoités en Corée du Nord. Les ouvriers à l'étranger donnent un « quotient de loyauté » à l'État nord-coréen. Pour 800 euros de salaire, par exemple, 600 euros reviennent à l'État et 200 euros à l'ouvrier. Mais il faut comprendre qu'il n'existe pas de salaire en Corée du Nord : l'État fournit tout ce qui est considéré comme nécessaire (logement, nourriture, éducation, santé) et des « frais de vie » saenghwalbi, sorte d'« argent de poche » pour le « superflu ». On ne peut pas considérer cela comme un salaire. C'est toutefois la part qui revient à chacun dans une usine ou une exploitation. Pour les ouvriers nord-coréens à l'étranger, ce « revenu » de 200 euros par mois, économisé sur plusieurs années de contrat, peut permettre d'acheter, par exemple, un pas-de-porte pour monter un restaurant. Ces ouvriers expatriés ne sont donc pas des esclaves. Ils rapportent donc de l'argent à l'État certes mais c'est le système classique des « salaires » en Corée où tout est fourni (y compris pour la famille restée au pays), tout en trouvant pour eux-mêmes un certain bénéfice.

Les sources de financement sont donc tous ces éléments mis bout-à-bout auxquels il faut ajouter la vente d'armes et la vente de savoir-faire technologique avec suivi -ceci marche très bien en Afrique et en Asie du Sud-Est. Le hacking est également une source de revenus, et la Corée du Nord est très active dans le domaine des Bitcoins. Il y a à Pyongyang une université fondée par un Américain dans laquelle on enseigne, en anglais, les bases du capitalisme. Aujourd'hui, en raison des sanctions, les enseignants américains sont rentrés chez eux. Des dirigeants de start-up européens sont récemment venus expliquer les fondements de la « cryptomonnaie ». Les Nord-Coréens ont mis en place des systèmes de blanchiment d'argent très efficaces passant par Hong Kong et par la Chine.

Pour répondre aux questions sur la formation des Nord-Coréens, historiquement l'aide est venue de Chine. Mao toutefois avait refusé son aide dans le domaine nucléaire. Ce sont les Soviétiques puis les Russes qui les ont aidés pour les missiles balistiques. La Corée du Nord a également été aidée dans la maîtrise de l'uranium par Abdul Qadeer Khan, le père de l'arme nucléaire pakistanaise. Ce serait Benazir Bhutto elle-même qui aurait rapporté dans son manteau les plans à Pyongyang.

Il faut aussi souligner que depuis des années les Nord-Coréens étudient partout à Moscou, en Chine, en Inde, en Birmanie. Il existe même en Inde un institut arborant sur son site internet le drapeau des Nations unies, le drapeau de l'Inde et le drapeau de la Corée du Nord, dédié à l'étude des satellites d'observation de la Terre. Au Pakistan, en Inde, en Indonésie, -pays non-aligné avec lesquels les liens sont historiquement très forts-, en Birmanie, en Thaïlande, au Laos, au Cambodge, mais aussi en Chine, et en Russie les Nord-Coréens sont nombreux ; parmi eux beaucoup d'étudiants. En Chine, ils bénéficiaient d'ailleurs de bourses des gouvernements nord-coréen mais aussi chinois. De même à Moscou, les étudiants nord-coréens étaient les bienvenus. Tout cela s'est passé pendant des années, « à la barbe » de tous. Nous connaissons aujourd'hui les effets de ce qui s'est passé pendant des années, sans que nous n'en ayons pleinement conscience.

Dernier point, la question des rapports avec la Corée du Sud. Le discours qui vous a été délivré par les services secrets sud-coréens est normal, ils sont dans leur rôle lorsqu'ils préviennent contre la Corée du Nord. Bien sûr la Corée du Nord est présentée comme un ennemi, mais c'est également un pays frère, dangereux, avec lequel on a appris à vivre. La population ne vit pas dans la peur de la Corée du Nord. C'est très exagéré par les médias. D'un point de vue politique il est extrêmement important de brandir la menace nord-coréenne, la précédente présidente coréenne, qui a été destituée en 20161, Park Geun-hye, ne s'en privait pas. Elle a durci les relations avec la Corée du Nord. L'actuel président, Moon Jae-in, a été élu sur la promesse d'une politique de main tendue avec Pyongyang. Le rameau d'olivier que tend provisoirement le dirigeant de la Corée du Nord a été saisi par Moon Jae-in car cela correspond donc à son programme politique dont la mise en oeuvre avait été empêchée jusqu'ici en raison des tensions entre Washington et Pyongyang.

S'agissant de la réunification, les Sud-Coréens, sur le plan économique, ont l'exemple de la réunification allemande. Il y a toute une jeune génération qui, tout en baignant dans un sentiment romantique de réunification idéalisée, n'envisage pas de façon pratique qu'elle ait lieu pour l'instant. Au nord, il existe le projet d'une fédération regroupant les deux régimes permettant ensuite aux deux peuples de s'autodéterminer. Je crois qu'eux-mêmes n'y croient pas.

Quant aux autres pays, le Japon voit dans la Corée du Nord une justification utile à sa remilitarisation, il n'est pas favorable à la constitution d'un bloc réunifié à ses portes dans lequel le sentiment anti nippon prospèrerait, incluant d'ailleurs la Chine. La Chine a besoin d'un État tampon à ses portes, elle ne veut pas de troupes américaines sur ses frontières et dans cette perspective l'existence de la Corée du Nord est bien utile. Pour leur part, les États-Unis, face à l'avancée de la Chine, tant sur le plan économique que militaire, ainsi en mer de Chine du Sud, ont trouvé une justification à leur présence dans leur région grâce à la Corée du Nord diabolisée. La contradiction de ces agendas internes divergents de la communauté internationale a permis à la Corée du Nord de tirer les ficelles de la diplomatie à son avantage et de se maintenir au pouvoir.

Le dernier point était : que peut faire la France et son représentant à Pyongyang ? Il me semble que pour agir efficacement dans un pays il faut y être présent. Il me semble aussi qu'il serait plus efficace pour la France d'avoir une ambassade dans le pays. Que pourrait faire la France à Pyongyang ? Les Nord-Coréens aiment rappeler le discours du général De Gaulle sur l'importance de l'arme nucléaire pour l'indépendance. L'arme nucléaire qui est inscrite dans la constitution nord-coréenne depuis 2012 fait partie de l'identité du pays. La dénucléarisation ne me paraît pas envisageable. La France peut toutefois user de sa puissance diplomatique et tenter de favoriser les conditions d'un dialogue avec les États-Unis.

Enfin, je conclurai ainsi, l'accalmie actuelle est une trêve olympique. Depuis 1972, la Corée du Nord a en fait participé à tous les jeux olympiques à l'exception de deux qui ont été organisés sans provoquer d'émoi international. C'est un symbole auquel il ne faut pas accorder plus d'importance qu'il n'en a. La Corée du Nord va sans doute tenter de tirer bénéfice de cette conjoncture notamment en obtenant la réouverture de discussions économiques avec la Corée du Sud. C'est une victoire politique intérieure pour le dirigeant de Corée du Nord qui marginalise ainsi les États-Unis et qui fragilise le président de la Corée du Sud qui avait d'ailleurs été reçu très fraîchement aux États-Unis au lendemain de son élection en avril 2017. Mais le problème de fond n'est pas réglé, la Corée du Nord est un État nucléaire qui ne dénucléarisera pas, et les exercices américano-sud-coréens reprendront après les jeux olympiques et paralympiques. Si je ne pense pas au déclenchement d'une guerre nucléaire, je partage l'analyse de mon collègue sur le risque non nul d'un dérapage qui déclencherait une catastrophe. Ce moment pourrait n'être qu'une simple accalmie avant la tempête.

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