Intervention de Bruno Tertrais

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 24 janvier 2018 à 9h30
Corée du nord — Audition de Mme Juliette Morillot spécialiste de la corée du nord et M. Bruno Tertrais directeur adjoint de la fondation pour la recherche stratégique

Bruno Tertrais :

Je vais à mon tour répondre à vos questions en les regroupant. Sur les sanctions, il faut distinguer trois types : il y a les sanctions ONU, les sanctions nationales et les sanctions européennes. Mais il faut aussi distinguer les sanctions en fonction de leur objectif. Il y a les sanctions symboliques qui sont destinées à montrer que la prolifération ne paye pas. L'interdiction des livraisons de cognac en 2006 était de cet ordre. Les sanctions, à mon sens, les plus importantes sont les sanctions techniques qui visent des entités, des entreprises des individus et qui sont destinées à ralentir le programme nucléaire et balistique. On peut certes dire qu'elles n'ont pas très bien fonctionné puisque le pays est désormais un pays nucléaire, elles ont toutefois ralenti son avancée. Et le temps est un élément important dans les relations internationales. Enfin, il y a les sanctions sur lesquelles il peut y avoir débat : ce sont les sanctions économiques qui concernent le secteur énergétique notamment. Certains prétendent que c'est la clé, d'autres prétendent au contraire qu'elles ont un effet induit contraire en ralliant la population et en renforçant la détermination du régime. Je ne suis pas connu pour être « une colombe » dans ce domaine mais on ne peut pas se contenter de dire qu'il suffirait de couper le pétrole et les flux énergétiques avec la Corée du Nord pour que le programme nucléaire et balistique nord-coréen s'arrête.

J'ajoute qu'il faut éviter les raisonnements simples sur les sanctions et le rôle que pourrait jouer Pékin. La Chine a fait son deuil de sa proximité passée avec le régime nord-coréen. Cela lui a pris du temps et a été dur. Elle ne va cependant pas complètement laisser tomber la Corée du Nord y compris parce que ce furent longtemps une armée et un pays frères, avec des liens idéologiques forts. On ne déliera pas de tels liens facilement.

Sur les caractéristiques du programme nucléaire nord-coréen, il faudrait arrêter une certaine condescendance que l'on retrouve dans les pays occidentaux, y compris en France, qu'on a eue pendant longtemps avec ces « petits pays incapables de nourrir leur population ». Aujourd'hui au CEA et ailleurs on prend très au sérieux la Corée du Nord.

Est-ce du bluff ? Il y a les faits, lorsque le réseau de l'organisation pour l'interdiction des essais nucléaires détecte un essai de 200 kilotonnes, c'est une réalité incontestable ! Jamais un pays dit proliférant n'avait réalisé un tel essai. Cela atteste de la réalité des progrès qu'ils ont réalisés. Par ailleurs, les Nord-Coréens adorent montrer ce dont ils sont capables. Il y a des spécialistes de l'open source intelligence et de la géolocalisation qui arrivent ainsi à comprendre la réalité des progrès nord-coréens.

Ces progrès n'ont d'ailleurs pas été si rapides, ce résultat est celui d'efforts fournis depuis les années 1950. Les Nord-Coréens sont parvenus à une technologie qui date en réalité des décennies 1940/1950, ce qui n'est donc pas une prouesse technologique inédite, surtout à l'aune des moyens qui ont été mis en oeuvre. Il ne faut pas penser que ce sont les Russes ou les Chinois qui ont « donné » la technologie à la Corée du Nord, elle l'a obtenue en mobilisant d'énormes moyens. Le temps, la patience, et les trafics, car c'est un pays qui n'a aucun tabou du moment que c'est pour servir une cause nationale.

Sur la position de la France, il ne semble pas qu'elle puisse être à la manoeuvre. Elle n'a ni la place pour une initiative diplomatique, ni le temps et l'énergie nécessaires pour peser sur le sujet. Mais l'Union européenne pourrait maintenir un canal de discussion, à supposer qu'il n'existe pas déjà entre les États-Unis et Pyongyang.

Pour ce qui concerne les relations avec la Corée du Sud, je n'y reviens pas sauf pour souligner que la population sud-coréenne est beaucoup moins inquiète que la population américaine des récents développements.

Je suis heureux qu'il n'ait pas été fait mention d'un éventuel risque de voir le Japon de se doter d'une arme nucléaire. C'est un sujet encore très tabou dans le pays malgré une normalisation de la pensée stratégique japonaise qui l'amène à s'équiper de moyens conventionnels renforcés. C'est là une lente normalisation.

Pardonnez-moi de ne pas avoir été peut être assez précis sur les risques. Ce que je crains c'est un accident « classique », conventionnel, comme en 2010, année durant laquelle la Corée du Nord a coulé le navire Cheonan. Il pourrait également s'agir d'une incompréhension comme les récents échanges ont pu le faire craindre. Le problème, c'est que la manière dont s'exprime Donald Trump ne permet pas à Pyongyang de toujours comprendre avec clarté ce que veulent les États-Unis. Les Nord-Coréens font part de leur incompréhension de ce que veulent les Américains. C'est extrêmement problématique. Bien sûr on peut arguer que la dissuasion permet d'éviter la montée aux extrêmes. Mais elle a ses limites : elle n'est pas une assurance parfaite dans la situation que nous connaissons, entre deux entités qui ont du mal à comprendre.

Sur l'industrie nucléaire proliférante, l'exemple parfait est celui de la Syrie, puisque le réacteur qui avait été construit au début des années 2000 était un réacteur copié sur le modèle d'un réacteur nord-coréen. Aujourd'hui, je suis beaucoup moins inquiet sur les risques de prolifération nucléaire qu'il y a quelques années. Je ne connais pas, à ce jour, de pays qui aient à la fois la volonté et la capacité de se doter de l'arme nucléaire en un laps de temps relativement bref.

La Corée du Nord n'est plus un problème de prolifération, puisqu'elle a passé la ligne. Il y a des choses plus inquiétantes comme la coopération balistique entre l'Iran et la Corée du Nord qui n'a jamais cessé. Cela va participer à la montée en puissance du dossier iranien sur la scène internationale. Le fait que la Corée du Nord dispose d'un missile intercontinental, et les répercussions que cela a eu dans le dialogue avec les États-Unis, tout cela n'est pas passé inaperçu à Téhéran.

On m'a posé la question de savoir pourquoi exporter de la technologie nucléaire alors qu'il est si coûteux de l'acquérir. La réponse est que cela rapporte plus que cela ne coûte ! Par ailleurs, je ne crois pas du tout un risque de transfert de la technologie nucléaire à des groupes terroristes. Il me semble que c'est un fantasme occidental, les Etats n'aiment pas transférer de la matière fissile ou des armes nucléaires à des groupes qu'ils ne contrôlent pas.

Enfin, je ne suis pas expert de la société nord-coréenne mais il me semble qu'il ne faut pas sous-estimer la résilience du régime nord-coréen. En 1994 lorsque les Américains négociaient avec la Corée du Nord, avec des mesures applicables vingt ans plus tard, ils pensaient sincèrement que le régime aurait alors disparu. Vingt-cinq ans plus tard ils sont encore là ! Je pense que personne ne peut dire combien de temps ce régime se maintiendra. Je pense qu'il faut partir du principe que c'est un régime durable.

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