Monsieur le président, mes chers collègues, en préambule, je vous prie d'excuser nos collègues Claude Kern et Cyril Pellevat qui ne peuvent être parmi nous aujourd'hui. Nous avons réalisé notre travail dans un calendrier contraint, car nous avons appris récemment que l'initiative dont je vais vous parler pourrait faire l'objet d'une orientation générale au Conseil à la fin de ce mois. Pour que nous puissions prendre position avant cette échéance, j'ai dû mener les auditions en un temps très court et seul ou presque.
Et pourtant, elles étaient passionnantes ! Nous avons pu rencontrer les principaux acteurs français - brillants, compétents, engagés et volontaristes - du calcul intensif : Antoine Petit, le PDG du CNRS ; Philippe Lavocat, le PDG du grand équipement national de calcul intensif (GENCI) ; Jean-Philippe Nominé, le spécialiste du calcul à haute performance du Commissariat à l'énergie atomique (CEA) ; Jean-Philippe Bourgoin, le conseiller recherche de la ministre Frédérique Vidal.
Avant-hier, le bureau de notre commission a pu entendre Thierry Breton, le PDG d'Atos. Son groupe réalise un chiffre d'affaires de près de 14 milliards d'euros par an et il est un des trois premiers constructeurs mondiaux de supercalculateurs. Depuis son alliance avec Siemens, c'est un succès franco-allemand qui a le statut d'entreprise européenne.
On parle beaucoup moins du calcul intensif que de l'intelligence artificielle. Pourtant, il est amené à jouer un rôle crucial pour la souveraineté de l'Europe dans les années qui viennent.
À quoi sert le calcul à haute performance ? Principalement à la simulation numérique : grâce à une capacité toujours plus grande d'ordinateurs de pointe, les supercalculateurs, on peut faire des simulations de plus en plus précises, de plus en plus réalistes. Au point même de ne plus avoir, parfois, besoin de tests réels. J'en prends deux exemples.
Le premier, que vous connaissez tous et qui est ancien, ce sont les essais nucléaires français. Si nous avons pu nous en passer, c'est parce que nos projections informatiques nous permettaient de déterminer avec précision leur impact et leurs conséquences. Aujourd'hui, il n'y aurait pas de dissuasion sans simulation et c'est Atos qui assure celle-ci.
Le second est plus concret, plus matériel, ce sont les crash tests des voitures et les tests de l'aéronautique sur les ailes d'avions. Avant, on faisait 7 000 crash tests de voitures. Aujourd'hui, sept ! Les premiers tests se font, eux, sur des simulateurs qui intègrent tous les paramètres de ces matériaux complexes. Je vous laisse, dès lors, imaginer les gains - de temps, de matériels, financiers - qui en découlent.
Pour la recherche, l'avantage est aussi important : on peut améliorer les prévisions climatiques et météorologiques, le développement de nouvelles molécules pour les médicaments. Les exemples se déclinent dans de nombreuses disciplines.
Cette évolution va s'accentuer encore dans les années qui viennent, car nous aurons toujours plus de données à analyser avec le big data. Je vous ai souvent dit que la donnée était au centre de l'économie numérique, vous en avez un exemple concret. Pour analyser ces masses de données, il faut des calculateurs de plus en plus puissants. C'est un outil stratégique dans la compétition économique mondiale et aussi un élément de souveraineté.
Or, malgré des efforts engagés dès 2007, l'Europe souffre de deux carences : un sous-investissement par rapport à ses concurrents, et une dépendance à des technologies importées. La Commission européenne estime que le sous-investissement se situe entre 500 et 750 millions d'euros par an. La Chine, les États-Unis, le Japon, et aussi la Suisse, ont investi et vont investir des milliards.
Pour ce qui est de la dépendance, c'est assez simple. Pour faire marcher un supercalculateur, il faut des dizaines de milliers de microprocesseurs et le marché de ces derniers est dominé par les grandes entreprises américaines comme Intel, qui fournit à elle seule 80 % des processeurs pour ordinateurs. Les Chinois ont aussi lancé leur propre filière, à des fins domestiques. Et ce, malgré l'existence en Europe d'entreprises de pointe dans le calcul intensif, comme Atos. Face à cela, il fallait réagir et c'est ce que la Commission européenne a fait, en deux temps.
Le 7 février dernier, elle a présenté une proposition visant à créer une entreprise commune pour le calcul à haute performance, EuroHPC. Cette initiative me paraît intéressante sur trois aspects.
Premièrement, sa structure : plutôt qu'une nouvelle agence européenne qui mettrait la main sur les capacités des États membres, la Commission propose de créer une entreprise à laquelle participeraient, en plus de l'Union elle-même, les États et les acteurs privés qui le souhaitent. Cette plus grande place accordée aux États membres, du point de vue tant décisionnel que financier, me paraît plus féconde.
Deuxièmement, les objectifs de l'entreprise commune : acquérir et exploiter d'ici à 2020 des machines du niveau le plus avancé actuellement, qui permettent de faire entre 10 et 33 milliards d'opérations par seconde ; développer, sur la base d'un partenariat public-privé de recherche, un véritable savoir-faire pour construire en Europe, d'ici à 2023, des machines de nouvelle génération capables d'un milliard de milliards d'opérations par seconde.
Troisièmement, l'engagement financier : la Commission européenne met sur la table 486 millions d'euros de l'actuel cadre financier. Les États membres participant au projet devront en faire autant, et le secteur privé devra lui aussi investir. Au total, l'entreprise commune devrait être dotée d'un budget d'1,4 milliard d'euros pour 2019 et 2020.
À cela, il faut ajouter l'annonce, la semaine dernière, d'un budget pour un programme européen nouveau en faveur du numérique. La Commission européenne propose 9,2 milliards d'euros pour ce secteur sur la période 2021-2027. Sur ces 9,2 milliards, 2,7 milliards d'euros seraient consacrés au calcul à haute performance. Avec cette pérennisation de l'engagement financier sur presque dix ans, l'Union se donne les moyens de disposer de capacités de calcul parmi les plus avancées au monde.
Ce budget irait à l'entreprise commune et les États membres devraient, à leur tour, apporter le même montant que l'Union européenne. Ainsi, au total, près de 6,4 milliards d'euros d'argent public seraient consacrés au calcul à haute performance entre 2019 et 2027, soit plus de 700 millions d'euros par an. L'effort ainsi fait placerait l'Union européenne au même niveau que ses grands rivaux mondiaux.
Le projet porté par la Commission européenne est essentiellement d'inspiration française. Appelant de nos voeux, depuis plusieurs années, une véritable politique industrielle européenne en faveur du numérique, nous ne pouvons que nous en réjouir. C'est bien ce qui se passe ici : nous avons au départ un écosystème public/privé à la pointe de la recherche pour une technologie qui va répondre aux besoins de la société numérique ; puis la puissance publique, à l'échelle européenne, est prête à investir massivement dans ces projets, parce qu'ils sont durablement bons pour l'économie et notre souveraineté ; enfin, il y a la possibilité de développer une technologie européenne et une filière industrielle d'avenir, créatrice d'emplois qualifiés et renforçant nos meilleures entreprises dans la compétition mondiale. C'est la raison pour laquelle nous soutenons cette initiative.
Trois questions se posent encore.
La première concerne l'engagement des États et leur participation au projet. Les choses évoluent dans le bon sens. S'ils étaient sept à signer une déclaration en faveur du calcul à haute performance en mars 2017, ils sont aujourd'hui quinze à avoir annoncé s'engager dans l'entreprise commune. Maintenant, il faudra qu'ils apportent leur financement.
Deuxième question, toujours en matière de financement, les 2,7 milliards d'euros que l'Union consacrerait au projet entre 2021 et 2027 font partie du prochain cadre financier pluriannuel, qui n'est pas arrêté. Nous plaidons pour que ce budget stratégique soit sanctuarisé, mais il est impossible de dire ce qu'il en sera à la fin des négociations.
Troisième question, enfin, quel pays hébergera quelle machine ? C'est une question importante car, quand vous avez l'infrastructure et que vous l'exploitez, vous développez la recherche et le savoir-faire. Or, si l'entreprise commune sera propriétaire des machines, celles-ci seront hébergées sur le territoire d'un État membre, qui les acquerra à terme. Au total, il y aura quatre machines : les deux machines achetées et de niveau pré-exaflopique, et deux machines qui seraient construites en Europe, dans un second temps.
Il y a un enjeu pour la France : les machines dont nous disposons, notamment celle du CEA, arriveront en fin de vie vers 2022-2023. Donc, plutôt que d'héberger les premières machines, avec des processeurs américains, notre pays pourrait développer l'une des deux premières machines européennes et démontrer ainsi son savoir-faire. Il ressort de nos auditions que toute la filière française du calcul à haute performance est prête à s'investir dans un projet européen.
C'est donc une véritable filière industrielle de pointe que nous pourrions développer en Europe, et particulièrement en France. Appuyée sur une recherche d'excellence, soutenue par un groupe de niveau mondial comme Atos et d'autres acteurs innovants, elle pourrait créer nombre d'emplois qualifiés à très qualifiés dans notre pays.
Voilà les raisons qui nous amènent à vous présenter une proposition de résolution pour appuyer ce programme aujourd'hui et dans les années qui viennent.