Intervention de Nathalie Delattre

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 26 juin 2018 à 9h05
Projet de loi relatif à la lutte contre la fraude — Examen du rapport pour avis

Photo de Nathalie DelattreNathalie Delattre, rapporteur pour avis :

Ce projet de loi relatif à la lutte contre la fraude a été présenté en Conseil des ministres le 28 mars dernier puis déposé sur le bureau du Sénat. Ce texte, dont la commission des finances est saisie au fond, entend doter l'administration et l'autorité judiciaire de nouveaux instruments pour lutter plus efficacement contre les infractions fiscales et douanières.

Il est présenté comme le pendant répressif du projet de loi pour un État au service d'une société de confiance (Essoc) qui a pour objet de permettre à l'administration d'accompagner de façon bienveillante un contribuable ayant commis une erreur ou un oubli de bonne foi. Le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude prévoit, quant à lui, le renforcement de la sanction du contribuable qui se soustrait sciemment à ses obligations contributives.

Chaque année, la fraude fiscale prive l'État de ressources d'un montant estimé entre 60 et 80 milliards d'euros. L'administration fiscale procède à environ un million de contrôles par an sur des entreprises et des personnes physiques, contrôles sur pièces et parfois sur place qui permettent de repérer environ 15 000 dossiers de fraude fiscale présentant un caractère dit « répressif », c'est-à-dire des dossiers qui révèlent une intentionnalité d'éluder l'impôt, exclusive de la bonne foi, ce qui est la condition nécessaire pour pouvoir engager des poursuites pénales.

Un millier de dossiers sont transmis annuellement au parquet, qui peut décider d'engager ou non des poursuites. Le nombre de décisions finalement rendues par le juge pénal est de l'ordre de quelques centaines chaque année. Les dossiers transmis à la justice sont ceux que l'administration a sélectionnés et qui ont reçu un avis favorable de la commission des infractions fiscales (CIF). Créée en 1977, la CIF est une commission indépendante composée de 29 membres dont le président est un conseiller d'État.

Pour procéder à la sélection de ce millier de dossiers, l'administration applique les critères définis dans une circulaire commune du garde des sceaux et du ministre du budget de 2014 : on y retrouve des critères comme le seuil financier de plus de 100 000 euros d'impôts éludés, l'organisation de l'insolvabilité, l'omission ou la minoration de déclaration de plus-value, de successions, de donations, etc.

Tous les interlocuteurs auditionnés ont confirmé que les parquets et les tribunaux correctionnels n'auraient pas les moyens de traiter, dans un délai raisonnable, les milliers de dossiers qui présentent un caractère répressif. L'application de sanctions administratives permet donc de réprimer beaucoup plus vite les manquements constatés et surtout de percevoir plus rapidement les recettes fiscales que la fraude avait permis de soustraire au fisc.

Il est admis par le plus grand nombre qu'il est nécessaire de ne porter devant la justice que les affaires les plus emblématiques et pour lesquelles l'exemplarité de la sanction pénale, avec la publicité qui s'y attache, présente un intérêt majeur. Il n'en reste pas moins que le système actuel mérite à la fois d'évoluer et de se renforcer.

Le texte qui nous est soumis comporte onze articles, dont certains concernent le fonctionnement de la justice ou modifient des règles de droit pénal, ce qui a conduit la commission des finances à nous déléguer au fond les articles 1er, 8 et 9, étant précisé que le champ de notre saisine pour avis s'étend à l'article 5.

D'une manière générale, les dispositions du texte concourent à trois objectifs : mieux détecter, mieux appréhender, et mieux sanctionner la fraude.

En matière de détection, le projet de loi facilite l'échange de données entre administrations et la transmission d'informations par les plateformes collaboratives. En matière d'appréhension de la fraude, il renforce les moyens d'investigation. En matière de sanction, des dispositions complètent et alourdissent l'arsenal existant, notamment dans une logique plus large de publicité.

L'article 1er autorise la création, au sein du ministère du budget, d'un nouveau service à compétence nationale chargé de mener des enquêtes judiciaires en matière de fraude fiscale : il s'agirait d'une « police de Bercy ». Pourtant, depuis 2010, procureurs et juges d'instruction peuvent s'appuyer sur une brigade nationale de répression de la délinquance fiscale (BNRDF). Dépendant du ministère de l'intérieur, et co-administrée par Bercy, cette brigade associe des officiers de police judiciaire (OPJ) et des officiers fiscaux judiciaires (OFJ). Elle peut ainsi mettre en oeuvre les techniques d'investigation de la police judiciaire - écoutes, filatures, balises par exemple - et bénéficier d'une expertise pointue en matière fiscale. Cette brigade, originale par sa mixité de fonctions, comprend environ 40 agents qui peuvent s'appuyer sur l'ensemble du maillage territorial de la police judiciaire, soit environ 5 700 personnes.

Le Conseil d'État précise dans son avis qu'un second service d'enquête judiciaire fiscale créé hors du ministère de l'intérieur serait concurrent du premier. Il dit ne pas comprendre pourquoi, dans un souci de bonne administration, n'est pas retenue l'option consistant à renforcer le service existant.

Je suis également peu convaincue du bien-fondé de la création d'une nouvelle police, celle de Bercy, alors que la BNRDF a déjà pour mission de mener des enquêtes fiscales. Il me semble plus simple, plus sain et plus efficace de doter la BNRDF de moyens supplémentaires que de créer un nouveau service, qui risque d'alimenter une guerre des polices, préjudiciable à l'efficacité de l'action publique, et qui risque de faire fi de la nécessaire coordination que nécessite ce type de dossiers complexes. Je vous proposerai donc la suppression de cet article.

L'article 5 traite de la publicité des condamnations pour fraude fiscale, suivant le principe du name and shame. Dans sa rédaction actuelle, l'article 1741 du code général des impôts prévoit que les tribunaux peuvent décider l'affichage ou la diffusion des condamnations qu'ils prononcent pour fraude fiscale. Jusqu'en 2010, cette peine complémentaire d'affichage ou de publication était obligatoire. Mais le Conseil constitutionnel a estimé que cette règle, par son caractère automatique, contrevenait au principe constitutionnel d'individualisation des peines. Depuis qu'elles sont facultatives, les peines de diffusion ou d'affichage ne sont prononcées, en moyenne, que dans 5 % des affaires.

Considérant que la publicité des condamnations peut avoir une vertu dissuasive, le Gouvernement propose de la rendre de nouveau obligatoire en précisant que cette peine complémentaire pourrait être écartée, par une décision spécialement motivée du juge, si elle n'apparaissait pas justifiée au regard des circonstances de l'infraction et de la personnalité de son auteur. J'estime le dispositif proposé satisfaisant, en ce qu'il permet de rétablir la règle qui était en vigueur jusqu'en 2010, tout en la conciliant avec le principe d'individualisation des peines.

L'article 8 traite de l'alourdissement des amendes prévues en cas de fraude fiscale. L'article 1741 du code général des impôts prévoit que les personnes physiques condamnées pour fraude fiscale encourent une peine de 5 ans d'emprisonnement et de 500 000 euros d'amende. En cas de fraude fiscale aggravée, les peines sont portées à 7 ans d'emprisonnement et à 3 millions d'amende. Pour les personnes morales, le montant de l'amende est cinq fois plus élevé, soit 2,5 millions d'euros ou 15 millions en cas de fraude aggravée. Quoique d'un niveau élevé, ces peines d'amende se révèlent insuffisamment dissuasives face à certaines fraudes. C'est pourquoi cet article prévoit que le montant de l'amende pourra être porté au double du produit tiré de l'infraction. Ainsi, en cas de fraude ayant permis à un particulier d'éluder 5 millions d'impôts, l'amende pourrait atteindre, au maximum, 10 millions. Pour les personnes morales, compte tenu du principe figurant à l'article 131-38 du code pénal, le montant de l'amende pourrait atteindre le décuple du produit de l'infraction. Je ne peux qu'encourager la commission à approuver cette disposition.

Enfin, l'article 9 étend la procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) à la fraude fiscale. Cette procédure, souvent appelée le plaider-coupable, a été introduite dans notre code de procédure pénale en 2004. Elle permet d'apporter une réponse pénale plus rapide pour certaines infractions reconnues par leur auteur.

La procédure se déroule en deux temps : d'abord, une phase de proposition par le procureur puis, lorsque la personne poursuivie accepte la ou les peines proposées, une phase d'homologation auprès du président du tribunal de grande instance. La CRPC permet d'éviter un procès long et de régler le dossier en quelques mois sans effacer pour autant la culpabilité de l'auteur. Je vous propose d'accepter cette mesure.

Dans le même esprit, et en lien avec une proposition pertinente formulée par nos collègues députés Emilie Cariou et Éric Diard dans un récent rapport d'information, je vous propose d'étendre à la fraude fiscale la possibilité de conclure une convention judiciaire d'intérêt public (CJIP). La conclusion d'une telle convention par une personne morale est possible sur la seule proposition du procureur. Elle implique de verser au Trésor public une amende d'intérêt public et de mettre en oeuvre un programme de mise en conformité. La convention doit être obligatoirement homologuée par un juge qui doit également en faire publicité via un communiqué de presse et une diffusion en ligne.

Déjà autorisée pour le blanchiment de fraude fiscale, la CJIP a été utilisée avec succès par le parquet national financier (PNF) pour traiter certains dossiers et il est donc cohérent de l'autoriser aussi pour la fraude fiscale. Je vous proposerai un amendement en ce sens.

Le rapporteur général de la commission des finances est favorable aux amendements que je vais vous présenter. À cette heure, en revanche, je ne peux vous présenter les amendements qui seront proposés par la commission des finances, notre collègue Alberic de Montgolfier y travaillant jusqu'au dernier moment ; la commission des finances se réunira demain matin. Je sais son souhait d'inscrire des critères objectifs dans la loi qui permettraient de déterminer les dossiers issus d'un contrôle fiscal qui mériteraient d'être transmis directement au parquet, sans passer par la CIF, critères que la jurisprudence du Conseil constitutionnel, les circulaires ministérielles et les pratiques de la CIF, utilisent déjà, à savoir le seuil financier de 100 000 euros, l'opacité du montage, la récidive...

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