Intervention de Philippe Bonnecarrere

Commission des affaires européennes — Réunion du 18 juillet 2018 à 17h35
Politiques commerciales — Audition commune sur l'union européenne et l'extraterritorialité des sanctions américaines de mmes claire cheremetinski direction générale du trésor christine lepage medef karine demonet banque publique d'investissement et de M. Thomas Lenk ambassade d'allemagne

Photo de Philippe BonnecarrerePhilippe Bonnecarrere, rapporteur :

Je remercie le président du Sénat, Gérard Larcher, d'avoir souhaité que nous puissions travailler sur l'extraterritorialité des sanctions américaines, sujet largement débattu aujourd'hui en Europe, en particulier dans notre pays.

Existe-t-il une solution au problème de l'extraterritorialité des sanctions américaines ? Ma réponse sera brutale : juridiquement, non. Cette question est exclusivement politique.

Nous évoquerons aujourd'hui les sanctions américaines et plus particulièrement les sanctions secondaires liées au retrait américain de l'accord de Vienne. L'extraterritorialité existe par ailleurs en matière de corruption - c'est le volet qui fait le moins débat dans notre pays - ou de fiscalité, puisque les conventions fiscales avec les États-Unis n'ont pas encore été réglées, et de nouveaux problèmes apparaissent - la représentante du Medef en parlera certainement. Le sujet de l'extraterritorialité a des ramifications considérables.

Si les sanctions primaires s'appliquent aux États-Unis et aux ressortissants américains, les sanctions secondaires ont des répercussions très larges : elles menacent nos entreprises et nos banques auxquelles on interdit de facto d'exercer directement ou indirectement toute activité sous quelque forme que ce soit sur le territoire du pays frappé par des sanctions américaines, en particulier l'Iran, ou en lien avec les acteurs économiques de ce pays.

Cet état de fait appelle de notre part des réponses crédibles, qui soient politiques et économiques. Comment assurer la protection de nos opérateurs économiques lorsqu'ils investissent ou échangent des biens ou des services en Iran ? La commission des affaires européennes m'a chargé d'y réfléchir il y a quelques semaines. J'ai échangé avec des spécialistes du droit international économique, des représentants de plusieurs de nos grandes entreprises et des établissements financiers, des membres des services compétents de l'administration, en particulier le Trésor, ainsi qu'avec des représentants des institutions européennes.

Cette question, à l'évidence, doit être traitée à l'échelon européen et non franco-français. Le Conseil, le Service européen pour l'action extérieure (SAE) et les services de la Commission européenne s'emploient à identifier les instruments pertinents, mais leur mise en oeuvre est loin d'être aisée.

Une réponse pourrait être l'activation ou la mise à jour du règlement européen de 1996 dit de blocage. Peut-on aller au-delà et si oui, comment ? Ce règlement a été conçu comme une réponse à l'application de la loi américaine Helms-Burton sur Cuba. Tout le monde loue son efficacité, mais il n'a jamais eu à être appliqué puisque, à l'époque, un accord avait été trouvé entre l'Union européenne et les États-Unis. Son activation a été décidée au sommet de Sofia et a fait l'objet d'un acte délégué par la Commission, le 6 juin dernier. Il a donc été décidé de réactualiser le règlement en intégrant les sanctions secondaires sur l'Iran dans ses annexes.

L'article 5 du règlement offre une protection correcte aux opérateurs économiques européens, du moins aux PME européennes, contre l'exécution des décisions américaines sur le territoire européen. Concrètement, les sanctions sont considérées comme contraires à l'ordre public européen. Ainsi, il n'est pas possible, sur le territoire européen, de procéder à un exequatur des condamnations de la justice américaine en la matière. Les éventuelles sanctions n'ont donc pas d'effet juridique sur le territoire européen. Les PME sont correctement protégées. Malheureusement, le sort des grands groupes est très différent puisque ceux-ci ont des actifs aux États-Unis ou des capitaux américains, ou se financent sur les marchés internationaux de capitaux et sont donc confrontés au poids du marché américain. Ils ne peuvent pas se permettre de couper leur accès à ces marchés ni de perdre leurs intérêts aux États-Unis.

L'article 6 du règlement prévoit la compensation des dommages, ce qui n'est pas fonctionnel puisque l'indemnisation est à la charge de l'auteur de la décision de sanction. Autrement dit, les entreprises françaises devraient se retourner contre les États-Unis sur le territoire américain, sans chance de succès - c'est donc une pure vue de l'esprit.

Une piste intéressante est à chercher du côté de l'effet d'éviction, c'est-à-dire de l'ouverture d'un droit à indemnisation pour les entreprises européennes à l'égard de celles qui auraient bénéficié de leur retrait de toute activité économique en Iran.

Autre piste, les mesures transitoires. Autant nos entreprises sont privées de tout recours concernant les conséquences futures, autant elles pourraient faire valoir un sort différent pour les investissements déjà assurés. Par exemple, Total avait pris la décision d'investir, mais n'avait pas lancé d'appel d'offres ; PSA a vendu des voitures en Iran. Que deviennent ces voitures ? Et les lignes de production déjà mises en oeuvre dans un cadre parfaitement régulier après l'accord de Vienne de juillet 2015 ? Il y aurait probablement une expertise à mener sur les mesures transitoires, mais aussi les conditions dans lesquelles un recours pourrait être formé aux États-Unis pour un motif d'expropriation, c'est-à-dire de privation d'investissements déjà réalisés par nos entreprises.

Autre piste encore, le recours à un arbitre international ou, plus exactement, à l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Le droit international, lors de l'application extraterritoriale d'une norme, laisse les États libres de déterminer les critères de rattachement qu'ils estiment les plus appropriés. À ce titre, je rappelle que l'extraterritorialité n'est pas un sujet tout blanc ou tout noir. Nous la pratiquons nous-mêmes. La loi Sapin 2 a créé des dispositions en miroir des dispositions américaines anticorruption. Le règlement général sur la protection des données (RGPD) entre également dans cette catégorie ; les États-Unis y ont répondu par le Cloud Act - Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act. C'est une course à l'extraterritorialité. Je rappelle en outre que l'Union européenne a adopté des sanctions extraterritoriales concernant la Russie et la Syrie. Il devrait donc y avoir des arbitres, et pas seulement pour la Coupe du monde de football ! Ce serait la vocation de l'OMC qui, en principe, a à apprécier les conditions d'une libre concurrence et a déjà eu à connaître de l'argument de la sécurité nationale. Une saisine de l'OMC, nécessaire selon moi, pose des difficultés à cause du nombre de membres oeuvrant au sein de l'organe d'appel du mécanisme de règlement des différends. Toutefois, il serait possible d'obtenir de l'OMC un panel favorable à nos entreprises. Une réserve, néanmoins : les États-Unis contestent fortement l'OMC, depuis plusieurs années - c'est bien un problème politique et non juridique. Le Président de la République lui-même s'est exprimé à plusieurs reprises en faveur d'une réforme de cette institution. D'aucuns disent que cette saisine serait le dernier clou sur le cercueil de l'OMC, à cause de l'hostilité des États-Unis. Je laisse chacun en juger.

Une dernière piste est constituée par les stratégies de contournement, qui sont plus compliquées en économie qu'en matière militaire. Il s'agirait de mettre en place des sources de financement non susceptibles d'être sanctionnées par les autorités américaines. C'est compliqué puisque les sanctions américaines sont particulièrement extensives : elles visent les entreprises ayant des intérêts directs en Iran, mais également les banques qui les financent ainsi que tous les intermédiaires. Les grandes banques européennes deviennent paradoxalement les agents de service public bénévoles du gouvernement américain en suivant les règles de compliance, de conformité, pour s'assurer que chacun respecte les règles américaines. De même, le recours au dollar par un acteur, dans toute phase du processus économique, est considéré comme suffisant pour être passible de sanctions. En résumé, il faudrait prévoir des circuits financiers ad hoc avec des lignes de crédit en euros et des compensations hors des États-Unis, ce qui n'est pas simple - la représentante du Trésor pourra certainement nous en dire plus.

On m'a expliqué qu'une difficulté était due au fait que l'euro avait été structurellement conçu comme une monnaie de réserve et non d'échange, à l'image du Deutsche Mark. La stratégie de contournement suppose donc un changement de la conception que la Banque centrale européenne se fait de l'euro. Il faudrait trouver des établissements financiers qui n'aient pas besoin de se financer en dollars ni sur les marchés internationaux ni même auprès de la BCE, puisque les banques centrales se financent elles-mêmes sur les marchés internationaux. L'Assemblée nationale a tenté de créer dans la loi de finances une filiale dédiée de Bpifrance, avec un budget dédié.

Quelques petites banques sous le radar de la BCE n'ont pas besoin de se financer sur les marchés internationaux parce qu'elles ont des capitaux suffisants. Il en existe deux bien connues en France. N'étant pas de grands établissements bancaires, elles ont besoin de fonctions supports qui sont assurées par la BNP pour l'une et Natixis pour l'autre. Je ne sais pas jusqu'où ces grandes banques accepteront que les banques plus modestes financent des opérations en Iran. Les représentants des entreprises françaises ont souligné que l'Allemagne comptait plus de petites banques régionales répondant aux critères. Il sera donc important et utile de savoir s'il y a distorsion de concurrence entre les entreprises françaises et allemandes, puisque ces dernières, chanceuses, trouveraient un financement auprès de leurs banques régionales que nous ne sommes pas en mesure de fournir à nos propres entreprises.

Il existe bien d'autres hypothèses, mais nous devons nous méfier des fausses bonnes idées. Espérons que nos interlocuteurs nous apportent d'autres réponses.

Chers collègues, je vous remercie d'avoir écouté un mauvais rapporteur qui n'a pas été en mesure de vous donner des solutions, ce qui est absolument inacceptable.

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