Veuillez excuser le président Bizet qui défend en ce moment même un amendement en séance publique. Notre réunion est consacrée à l'extraterritorialité des sanctions américaines. Les personnalités qualifiées que nous recevons nous livreront leurs analyses. La commission des affaires européennes a déjà porté une grande attention à ce sujet, notamment à l'occasion des sanctions infligées par les États-Unis à BNP Paribas. Notre attention n'a pu être que ravivée par la décision du président américain Donald Trump, le 8 mai dernier, de retirer unilatéralement les États-Unis de l'accord de Vienne sur le nucléaire iranien. Cette décision a, en effet, des conséquences stratégiques, mais aussi économiques pour l'Union européenne. Nous avons confié à Philippe Bonnecarrère la mission difficile d'approfondir cette question. Parmi les conséquences pour l'Union européenne, les sanctions économiques et commerciales que les États-Unis ont remises en place figurent en bonne place. Par l'effet extraterritorial que les autorités américaines entendent leur donner, ces sanctions affectent gravement les entreprises européennes et singulièrement françaises déjà présentes en Iran ou désireuses d'y investir, conformément aux règles européennes.
Le président du Sénat, Gérard Larcher, a demandé à la commission des affaires européennes d'organiser cette table ronde en se concentrant sur les mesures que l'Union européenne peut et doit prendre pour préserver les intérêts de ses entreprises.
Je remercie nos invités, qui ont accepté de nous apporter leur éclairage : Mme Claire Cheremetinski, chef du service des affaires bilatérales et de l'internationalisation des entreprises à la direction générale du Trésor, Mme Christine Lepage, directrice de l'international au MEDEF, Mme Karine Demonet, directrice de la conformité et du contrôle permanent à la Banque publique d'investissement (Bpifrance) et M. Thomas Lenk, ministre conseiller et directeur des affaires économiques et financières de l'ambassade d'Allemagne.
Écoutons tout d'abord le rapporteur, Philippe Bonnecarrère, nous rappeler les principaux éléments du débat et nous faire part des pistes sur lesquelles il a lui-même travaillé.
Je remercie le président du Sénat, Gérard Larcher, d'avoir souhaité que nous puissions travailler sur l'extraterritorialité des sanctions américaines, sujet largement débattu aujourd'hui en Europe, en particulier dans notre pays.
Existe-t-il une solution au problème de l'extraterritorialité des sanctions américaines ? Ma réponse sera brutale : juridiquement, non. Cette question est exclusivement politique.
Nous évoquerons aujourd'hui les sanctions américaines et plus particulièrement les sanctions secondaires liées au retrait américain de l'accord de Vienne. L'extraterritorialité existe par ailleurs en matière de corruption - c'est le volet qui fait le moins débat dans notre pays - ou de fiscalité, puisque les conventions fiscales avec les États-Unis n'ont pas encore été réglées, et de nouveaux problèmes apparaissent - la représentante du Medef en parlera certainement. Le sujet de l'extraterritorialité a des ramifications considérables.
Si les sanctions primaires s'appliquent aux États-Unis et aux ressortissants américains, les sanctions secondaires ont des répercussions très larges : elles menacent nos entreprises et nos banques auxquelles on interdit de facto d'exercer directement ou indirectement toute activité sous quelque forme que ce soit sur le territoire du pays frappé par des sanctions américaines, en particulier l'Iran, ou en lien avec les acteurs économiques de ce pays.
Cet état de fait appelle de notre part des réponses crédibles, qui soient politiques et économiques. Comment assurer la protection de nos opérateurs économiques lorsqu'ils investissent ou échangent des biens ou des services en Iran ? La commission des affaires européennes m'a chargé d'y réfléchir il y a quelques semaines. J'ai échangé avec des spécialistes du droit international économique, des représentants de plusieurs de nos grandes entreprises et des établissements financiers, des membres des services compétents de l'administration, en particulier le Trésor, ainsi qu'avec des représentants des institutions européennes.
Cette question, à l'évidence, doit être traitée à l'échelon européen et non franco-français. Le Conseil, le Service européen pour l'action extérieure (SAE) et les services de la Commission européenne s'emploient à identifier les instruments pertinents, mais leur mise en oeuvre est loin d'être aisée.
Une réponse pourrait être l'activation ou la mise à jour du règlement européen de 1996 dit de blocage. Peut-on aller au-delà et si oui, comment ? Ce règlement a été conçu comme une réponse à l'application de la loi américaine Helms-Burton sur Cuba. Tout le monde loue son efficacité, mais il n'a jamais eu à être appliqué puisque, à l'époque, un accord avait été trouvé entre l'Union européenne et les États-Unis. Son activation a été décidée au sommet de Sofia et a fait l'objet d'un acte délégué par la Commission, le 6 juin dernier. Il a donc été décidé de réactualiser le règlement en intégrant les sanctions secondaires sur l'Iran dans ses annexes.
L'article 5 du règlement offre une protection correcte aux opérateurs économiques européens, du moins aux PME européennes, contre l'exécution des décisions américaines sur le territoire européen. Concrètement, les sanctions sont considérées comme contraires à l'ordre public européen. Ainsi, il n'est pas possible, sur le territoire européen, de procéder à un exequatur des condamnations de la justice américaine en la matière. Les éventuelles sanctions n'ont donc pas d'effet juridique sur le territoire européen. Les PME sont correctement protégées. Malheureusement, le sort des grands groupes est très différent puisque ceux-ci ont des actifs aux États-Unis ou des capitaux américains, ou se financent sur les marchés internationaux de capitaux et sont donc confrontés au poids du marché américain. Ils ne peuvent pas se permettre de couper leur accès à ces marchés ni de perdre leurs intérêts aux États-Unis.
L'article 6 du règlement prévoit la compensation des dommages, ce qui n'est pas fonctionnel puisque l'indemnisation est à la charge de l'auteur de la décision de sanction. Autrement dit, les entreprises françaises devraient se retourner contre les États-Unis sur le territoire américain, sans chance de succès - c'est donc une pure vue de l'esprit.
Une piste intéressante est à chercher du côté de l'effet d'éviction, c'est-à-dire de l'ouverture d'un droit à indemnisation pour les entreprises européennes à l'égard de celles qui auraient bénéficié de leur retrait de toute activité économique en Iran.
Autre piste, les mesures transitoires. Autant nos entreprises sont privées de tout recours concernant les conséquences futures, autant elles pourraient faire valoir un sort différent pour les investissements déjà assurés. Par exemple, Total avait pris la décision d'investir, mais n'avait pas lancé d'appel d'offres ; PSA a vendu des voitures en Iran. Que deviennent ces voitures ? Et les lignes de production déjà mises en oeuvre dans un cadre parfaitement régulier après l'accord de Vienne de juillet 2015 ? Il y aurait probablement une expertise à mener sur les mesures transitoires, mais aussi les conditions dans lesquelles un recours pourrait être formé aux États-Unis pour un motif d'expropriation, c'est-à-dire de privation d'investissements déjà réalisés par nos entreprises.
Autre piste encore, le recours à un arbitre international ou, plus exactement, à l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Le droit international, lors de l'application extraterritoriale d'une norme, laisse les États libres de déterminer les critères de rattachement qu'ils estiment les plus appropriés. À ce titre, je rappelle que l'extraterritorialité n'est pas un sujet tout blanc ou tout noir. Nous la pratiquons nous-mêmes. La loi Sapin 2 a créé des dispositions en miroir des dispositions américaines anticorruption. Le règlement général sur la protection des données (RGPD) entre également dans cette catégorie ; les États-Unis y ont répondu par le Cloud Act - Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act. C'est une course à l'extraterritorialité. Je rappelle en outre que l'Union européenne a adopté des sanctions extraterritoriales concernant la Russie et la Syrie. Il devrait donc y avoir des arbitres, et pas seulement pour la Coupe du monde de football ! Ce serait la vocation de l'OMC qui, en principe, a à apprécier les conditions d'une libre concurrence et a déjà eu à connaître de l'argument de la sécurité nationale. Une saisine de l'OMC, nécessaire selon moi, pose des difficultés à cause du nombre de membres oeuvrant au sein de l'organe d'appel du mécanisme de règlement des différends. Toutefois, il serait possible d'obtenir de l'OMC un panel favorable à nos entreprises. Une réserve, néanmoins : les États-Unis contestent fortement l'OMC, depuis plusieurs années - c'est bien un problème politique et non juridique. Le Président de la République lui-même s'est exprimé à plusieurs reprises en faveur d'une réforme de cette institution. D'aucuns disent que cette saisine serait le dernier clou sur le cercueil de l'OMC, à cause de l'hostilité des États-Unis. Je laisse chacun en juger.
Une dernière piste est constituée par les stratégies de contournement, qui sont plus compliquées en économie qu'en matière militaire. Il s'agirait de mettre en place des sources de financement non susceptibles d'être sanctionnées par les autorités américaines. C'est compliqué puisque les sanctions américaines sont particulièrement extensives : elles visent les entreprises ayant des intérêts directs en Iran, mais également les banques qui les financent ainsi que tous les intermédiaires. Les grandes banques européennes deviennent paradoxalement les agents de service public bénévoles du gouvernement américain en suivant les règles de compliance, de conformité, pour s'assurer que chacun respecte les règles américaines. De même, le recours au dollar par un acteur, dans toute phase du processus économique, est considéré comme suffisant pour être passible de sanctions. En résumé, il faudrait prévoir des circuits financiers ad hoc avec des lignes de crédit en euros et des compensations hors des États-Unis, ce qui n'est pas simple - la représentante du Trésor pourra certainement nous en dire plus.
On m'a expliqué qu'une difficulté était due au fait que l'euro avait été structurellement conçu comme une monnaie de réserve et non d'échange, à l'image du Deutsche Mark. La stratégie de contournement suppose donc un changement de la conception que la Banque centrale européenne se fait de l'euro. Il faudrait trouver des établissements financiers qui n'aient pas besoin de se financer en dollars ni sur les marchés internationaux ni même auprès de la BCE, puisque les banques centrales se financent elles-mêmes sur les marchés internationaux. L'Assemblée nationale a tenté de créer dans la loi de finances une filiale dédiée de Bpifrance, avec un budget dédié.
Quelques petites banques sous le radar de la BCE n'ont pas besoin de se financer sur les marchés internationaux parce qu'elles ont des capitaux suffisants. Il en existe deux bien connues en France. N'étant pas de grands établissements bancaires, elles ont besoin de fonctions supports qui sont assurées par la BNP pour l'une et Natixis pour l'autre. Je ne sais pas jusqu'où ces grandes banques accepteront que les banques plus modestes financent des opérations en Iran. Les représentants des entreprises françaises ont souligné que l'Allemagne comptait plus de petites banques régionales répondant aux critères. Il sera donc important et utile de savoir s'il y a distorsion de concurrence entre les entreprises françaises et allemandes, puisque ces dernières, chanceuses, trouveraient un financement auprès de leurs banques régionales que nous ne sommes pas en mesure de fournir à nos propres entreprises.
Il existe bien d'autres hypothèses, mais nous devons nous méfier des fausses bonnes idées. Espérons que nos interlocuteurs nous apportent d'autres réponses.
Chers collègues, je vous remercie d'avoir écouté un mauvais rapporteur qui n'a pas été en mesure de vous donner des solutions, ce qui est absolument inacceptable.
Je vous remercie. Je donne maintenant la parole à Mme Claire Cheremetinski qui va nous indiquer comment cette question est perçue par les autorités françaises et quel est l'état de nos échanges avec nos partenaires européens.
Je complèterai l'intervention de M. Bonnecarrère.
Concernant les sanctions, les sanctions dites primaires nécessitent un lien de rattachement - ce que les Américains appellent an US nexus - avec la juridiction américaine, contrairement aux sanctions secondaires. Toutefois, dans l'application de ces dernières, les sanctions portent toujours sur des actifs situés aux États-Unis ou concernent une interdiction d'acheter des biens américains, de voyager aux États-Unis, etc. Il y a un « moyen de pression » sur celui qui va commettre l'infraction.
La question de l'extraterritorialité ne se mesure pas uniquement sur le terrain juridique. La menace d'une sanction induit immédiatement un effet de saisissement sur les acteurs économiques. On l'a vu dès l'élection du président américain avec l'accord avec l'Iran, par exemple. Avant même la décision de sortie des États-Unis du JCPoA - Joint Comprehensive Plan of Action, le plan d'action global commun -, on a d'emblée constaté un ralentissement des projets des entreprises en Iran. Cette question est particulièrement aiguë dans la mesure où les régimes de sanctions américains et les régimes de sanctions européens divergent. S'ils étaient alignés, on se poserait probablement moins la question de l'extraterritorialité. Ce fut le cas jusqu'à récemment avec la Russie et même, dans une certaine mesure, depuis 2015, avec l'Iran, même s'il subsistait des sanctions primaires américaines, les Américains n'ayant levé que les sanctions liées à la prolifération nucléaire. Dès lors, plus la divergence entre les régimes de sanctions européens et américains est importante, plus cette question est cruciale.
Les autorités politiques, le Gouvernement et le Président de la République, ont très clairement affirmé leur détermination à faire en sorte de limiter l'effet extraterritorial des sanctions américaines. Comme vous l'avez dit, monsieur le rapporteur, la question de la limitation des effets extraterritoriaux est plus politique que strictement juridique : il est en effet très compliqué de trouver une parade sur le plan juridique, même si vous avez esquissé quelques pistes grâce à la révision du règlement de 1996, sur laquelle je reviendrai rapidement.
La divergence de nos régimes de sanctions est de plus en plus importante pour ce qui concerne la Russie avec, d'une part, le vote, par le Congrès américain en août 2017, de la loi dite CAATSA - Countering America's Adversaries Through Sanctions Act, la loi pour contrer les adversaires de l'Amérique au moyen de sanctions -, qui a introduit de nouvelles sanctions extraterritoriales américaines à l'encontre de la Russie, et, d'autre part, la décision plus récente du président Trump de sanctionner un certain nombre d'oligarques russes. Ainsi, la France, l'Allemagne et d'autres pays européens sont en discussion avec les autorités américaines pour essayer de trouver une voie de sortie concernant l'entreprise russe Rusal, un fournisseur majeur d'aluminium pour toute l'industrie européenne, qui est sanctionnée par les autorités américaines, afin d'éviter des effets absolument systémiques pour l'industrie européenne.
La deuxième source de divergences concerne la sortie des États-Unis du JCPoA et le rétablissement des sanctions secondaires, qui, de fait, menacent la pérennité des projets français et européens en Iran. Certaines entreprises françaises et européennes ont déjà pris la décision d'interrompre leurs projets en Iran. Cela remet en question la quasi-totalité des activités et des projets d'investissement, qui avait été relancés après 2015 et après la signature du JCPoA dans des secteurs clés, tels que l'aéronautique, l'automobile et l'énergie, des secteurs qui feront tous l'objet de sanctions secondaires américaines le 6 août 2018 ou le 6 novembre 2018.
Par ailleurs, la pérennité des activités dans les secteurs qui ne sont pas sanctionnés, tels que l'agroalimentaire et la pharmacie - les flux commerciaux avant le JCPoA étaient significatifs, avec plusieurs centaines de millions d'euros, voire plus - est remise en cause par la désignation par les Américains de la quasi-intégralité des banques commerciales iraniennes et même de la Banque centrale iranienne. Dès lors qu'il n'existe pas d'établissements de crédit iraniens susceptibles de recevoir des paiements, cela pose problème pour commercer avec des secteurs licites au regard des régimes de sanctions américains.
Face à cette situation, l'administration française est entièrement mobilisée pour trouver des solutions, en vue de protéger nos entreprises. À cet effet, on agit sur plusieurs leviers.
Le premier levier concerne le règlement européen de 1996 dit de blocage. La portée de ce règlement était limitée ; elle l'était d'autant plus que les mesures de portée extraterritoriale étaient listées dans une annexe qui n'avait pas été révisée depuis lors. Cette annexe a été récemment révisée par un acte délégué de la Commission européenne, qui doit entrer en vigueur le 7 août 2018. Nous avons listé les nouveaux textes juridiques adoptés par les Américains imposant des sanctions dont on estime qu'elles ont une portée extraterritoriale. En outre, nous continuons d'essayer de renforcer le dispositif pour le rendre plus opérant, notamment, comme l'a relevé le rapporteur, pour ce qui concerne l'article 6 relatif aux mécanismes d'indemnisation ou de récupération pour les acteurs sanctionnés.
Deuxième levier, nous essayons de trouver des canaux de financement, ne serait-ce que pour continuer de financer le commerce dans les secteurs qui ne sont pas sanctionnés, voire, pour être encore plus ambitieux, pour financer tous les secteurs que nous considérons comme légitimes. Cet exercice est rendu plus compliqué par le rétablissement des sanctions secondaires, la désignation des établissements financiers iraniens et de la Banque centrale iranienne par les autorités américaines. Le dispositif que l'on avait imaginé pour la Banque publique d'investissement (BPI) n'est plus opérant ; mais Karine Demonet vous en dira certainement davantage. La réflexion se poursuit et nous souhaitons engager un dialogue avec nos partenaires européens sur ce sujet. Il s'agit d'un sujet très compliqué et, pour l'heure, je ne puis vous donner d'éléments précis ou concrets.
Le troisième levier concerne le renforcement des mécanismes de coordination entre les États membres et de dialogue avec les autorités américaines sur l'élaboration des sanctions et leur mise en oeuvre. Les Américains parlent d'une voix unie : l'OFAC, Office of Foreign Assets Control, le bureau de contrôle des actifs étrangers, est la porte d'entrée reconnue pour tous les acteurs économiques, s'agissant des sanctions, alors que l'Europe compte vingt-huit régimes, avec, potentiellement, plusieurs autorités compétentes au sein de chaque État membre. On a parfois parlé de la possibilité de créer un OFAC européen : c'est un raccourci pour dire que les Européens doivent davantage se coordonner pour avoir plus de poids face aux autorités américaines et un moyen de recours pour les entreprises européennes. Cette coordination accrue est déjà à l'oeuvre à propos de l'Iran ; les échanges sont extrêmement nourris entre les États membres, en particulier au sein de l'E3, le Royaume-Uni, l'Allemagne et la France, avec le SEAE, mais ce dialogue n'est pas exclusif.
Je donne la parole à Mme Christine Lepage qui va nous faire part du point de vue des entreprises françaises.
En tant que représentante des entreprises, je tiens à remercier le Gouvernement et l'administration, qui ont été très proactifs à la suite de l'annonce du retrait des États-Unis de l'accord de Vienne, en organisant des réunions d'information à Bercy. L'administration a aussi consulté les entreprises pour recueillir leur point de vue sur les mesures annoncées : celles-ci se sentaient jusqu'alors très seules et ont donc été heureuses de s'exprimer. Toutefois, sur le fond, les mesures annoncées ne répondent pas à leurs besoins ou, en tout cas, ne sont pas suffisantes, comme vous l'avez souligné, monsieur le rapporteur. À court terme, il n'y a pas d'effets significatifs et, à moyen terme, on a des doutes sur la faisabilité des mesures et peu d'information et de visibilité sur ce que prépare la Commission. Les entreprises s'interrogent sur la capacité des pays de l'Union européenne à faire front commun.
Dans ce contexte, nombreuses sont les entreprises qui ont annoncé leur départ de l'Iran, à contrecoeur : cela fait moins de trois ans que plusieurs centaines d'entre elles s'y étaient établies. Certaines espéraient pouvoir être exemptées, mais le ministre a annoncé avoir peu d'espoir. Elles ont peu de temps pour se préparer au départ - le 6 août pour le premier secteur. Même les secteurs de l'agroalimentaire et de la pharmacie, qui en sont exclus, auront des difficultés à se faire financer, pour les raisons précédemment énoncées. De toute façon, il est difficile pour une petite entreprise de savoir si elle est concernée ou non par les sanctions primaires. Quand nous demandons à l'OFAC ce qu'est une « transaction significative », la réponse n'est pas précise. Or, comme vous le savez, c'est l'insécurité juridique que les entreprises détestent le plus. Nos entreprises ont un sentiment d'impuissance eu égard aux sanctions et un sentiment d'injustice et elles ont beaucoup aimé travailler avec l'Iran. Les relations commerciales avec l'Iran ont été agréables et de qualité et elles espèrent un jour y retourner.
Concernant les mesures envisagées par la Commission européenne, je ne reviendrai pas sur la réactivation du règlement de 1996, sauf pour dire que l'on espère que la situation sera moins contradictoire qu'elle ne l'était jusqu'à présent. Les entreprises ne savent pas si elles sont euro compliant ou US compliant. Répond-on aux injonctions de l'Europe ou des États-Unis ? Que se passe-t-il si une entreprise ne respecte pas ce règlement ? Des dérogations seront-elles délivrées comme par le passé ? Selon quels critères ? La Commission dit que nous aurons plus d'informations le 6 août, mais c'est le jour où les entreprises devront partir. Il y aura, semble-t-il, des sanctions nationales. Quelle sera la nature de ces sanctions ? Seront-elles pénales ?
Merci des informations concernant la révision du règlement, car la Commission nous a simplement dit qu'elle était dans les tuyaux.
Il est maintenant officiel que la Banque européenne d''investissement (BEI) ne pourra pas être un canal de financement.
Monsieur le rapporteur, je suis désolé de vous dire que nous n'avons pas de bonnes idées à partager. Mais ce que nous savons, c'est qu'il faut en trouver ! En effet, d'autres textes sont à risques quant à leur portée extraterritoriale ; vous avez cité le Cloud Act. Cette loi en vigueur depuis le mois de mars 2018 permet aux autorités judiciaires américaines d'accéder à des données hébergées par des serveurs américains, quelle que soit leur localisation. On peut donc demander à un serveur basé en France de donner des informations détenues par une entreprise française sans passer par les canaux de coopération judiciaire classiques, qui sont jugés trop longs.
Conformément au règlement général sur la protection des données (RGPD), nos données seront conservées en Europe. Mais les Américains se sont dotés du moyen juridique de pouvoir accéder aux données enregistrées sur les serveurs européens, avec les mêmes mécanismes de sanction.
La deuxième source d'inquiétude concerne la refonte du CIFIUS - The Committee on Foreign Investment in the United States, le Comité pour l'investissement étranger aux États-Unis -, qui contrôle les investissements étrangers sur le territoire américain. La réforme est en cours : serait instauré un principe de veto de l'administration américaine, au prétexte que les acquisitions d'entreprises ou les prises de participation dans un pays étranger affecteraient la sécurité nationale américaine.
Ces problématiques sont nouvelles. Les États-Unis se sont appuyés sur ces dispositions pour exprimer leur opposition au rachat par une entreprise chinoise d'une entreprise allemande de robots.
La troisième source d'inquiétude a trait à un projet de règlement chinois sur le contrôle des exportations : les entreprises seront obligées de demander des licences d'exportation pour exporter un bien de leur territoire dans un territoire qui ne sera pas la Chine, mais qui peut comporter des composants chinois. Cela signifie qu'il faut demander une autorisation à la Chine, qui devra faire des investigations sur les données de l'entreprise et, donc, avoir accès à des données secrètes.
La quatrième source d'inquiétude, c'est le risque de durcissement des sanctions en Russie, comme l'a annoncé le président de la Chambre des représentants Paul Ryan.
Enfin, la perte de souveraineté de l'Europe est un très mauvais signal au moment même où l'on constate un rejet de l'Europe et, plus généralement, de la mondialisation. Dans ces conditions, il est vraiment urgent de trouver des solutions.
C'est maintenant M. Thomas Lenk qui va nous dire comment cette question est appréhendée en Allemagne, que ce soit du côté des entreprises ou des autorités allemandes.
Je vous remercie de m'avoir invité, car ces problèmes nous concernent tous. Comme l'a dit il y a trois semaines notre ministre des affaires étrangères, nous devons réajuster notre relation transatlantique en raison des changements d'environnement et de la politique menée à Washington. Cela signifie qu'il faut faire, dans certains domaines, contrepoids aux mesures qui franchissent nos lignes rouges. Cela présuppose une alliance aussi étroite que possible entre la France et l'Allemagne.
Sur le fond, on partage votre analyse, monsieur le rapporteur, ainsi que les propos de Mmes Cheremetinski et Lepage. Le problème de l'extraterritorialité n'est pas nouveau : on pensait que tout irait mieux, même après l'accord avec l'Iran en 2015, mais les problèmes rencontrés par les entreprises ont persisté. L'une des raisons est le décalage décrit entre les sanctions et la logique politique des sanctions américaines et européennes. Quel est l'objectif exact des sanctions ? Le renoncement au JCPoA et les nouvelles sanctions envers la Russie ont accru les problèmes au cours des derniers mois. Les entreprises allemandes sont aussi concernées par cette situation. Je n'ai pas moi non plus de solution à vous proposer. Les options sont très limitées. J'en suis d'accord, il n'y a pas de solution juridique, il faut chercher des solutions politiques et des mesures économiques. La solution idéale serait que les États-Unis renoncent à l'application extraterritoriale.
Les entreprises se demandent comment elles peuvent réduire leur exposition au dollar. Mais, concernant les entreprises les plus importantes, 90 % ou 95 % des projets sont financés avec la participation de banques américaines. Le choix est donc très clair, elles ne vont pas risquer d'encourir des sanctions américaines.
The Blocking Regulation a été parfois critiqué, au motif que cette directive était purement symbolique. Pour notre part, nous soutenons sa mise en application à partir du 6 août : nous y envoyons là un signal politique, celui que nous ne sommes d'accord ni sur le fond ni sur la méthode. Il est important de ne pas donner d'accord tacite aux autorités américaines. La transparence de ce règlement sur la législation et la pratique des pays tiers est essentielle. Il importe que les entreprises de taille moyenne soient éclairées sur les sanctions. Nos entreprises et nos banques renoncent à agir parce qu'elles ne savent pas si elles tombent sous le coup des sanctions. Se pose le problème de la surconformité. Le secteur bancaire allemand est beaucoup moins consolidé que ne l'est le secteur bancaire français. Beaucoup de PME du Mittelstand qui exportent ont des liens avec des banques assez petites, mais le problème reste le même. Pensons au-delà ; la France nous a donné certaines idées pour compléter le règlement actuel afin de mieux protéger les entreprises.
Les entreprises allemandes sont confrontées à des obligations légales contradictoires, européennes et nationales. La législation allemande interdit de participer au boycott d'un autre État. Elles sont entre le marteau et l'enclume.
Ce droit à la protection reste encore un peu flou et serait plutôt une politique économique. Compte tenu des niveaux de pertes en jeu, étendre le droit à l'indemnisation à toutes les sanctions unilatérales serait irréaliste.
Il est très important qu'une Europe unie maintienne un dialogue approfondi avec les Américains. Renforçons les moyens de l'Union européenne par un OFAC européen ou par le renforcement du SEAE.
- Présidence de M. Jean Bizet, président -
Pardonnez mon retard dû au long examen d'un amendement en séance publique. J'arrive à point nommé, vous avez trouvé toutes les solutions ! Je donne la parole à Mme Karine Demonet qui va nous exposer le point de vue de la Banque publique d'investissement.
Je travaille avec mes équipes depuis environ deux ans, avec fierté, mais acharnement, sur la possibilité de mettre en place, à la demande de l'État français, des solutions de financement des entreprises françaises.
Certes, les sanctions secondaires américaines avaient bien été levées depuis les accords de Vienne, mais les banques, en particulier françaises, restaient extrêmement frileuses à l'idée de financer des exportateurs français pour des projets en Iran. Je ne m'étais pas saisie du sujet avec grand plaisir, convaincue qu'il était un peu fou de mettre en place ce système de financement. Comme tout directeur de la conformité d'une banque, je craignais cette instabilité et l'application des sanctions par les Américains - les fameux US Nexus, les liens de rattachement à la réglementation américaine de l'ensemble de nos opérations - quand bien même Bpifrance n'est pas une banque américaine, n'a pas de licence bancaire aux États-Unis, mais a dans son bilan des dollars, compte parmi ses collaborateurs des Américains, a des applications informatiques américaines et réalise des déplacements sur le territoire américain, autant d'opportunités pour le législateur américain et pour le Département de la justice d'intervenir contre elle.
Nous avons travaillé d'arrache-pied sur la possibilité d'un tel système et avions décidé son application. J'étais plutôt sereine, car nous avions mis en place un système de cantonnement extrêmement robuste au sein de la banque, avec une poche de financements dédiés : Bpifrance recrute sur les marchés financiers comme n'importe quel établissement bancaire, nous avons donc potentiellement des dollars parmi nos ressources - car vous recrutez sur l'ensemble des devises en fonction de leur taux. À l'époque, nous avions un programme d'émission dont la date d'échéance est depuis terminée, des dollars à notre bilan, et nous réalisons des opérations d'investissement en dollars pour des sociétés basées aux États-Unis. Nous avons des opérations de change comme n'importe quelle banque classique. Ce système de cloisonnement nous permettait de lutter contre les sanctions primaires imposables et opposables aux Américains, mais également aux non-Américains, dès lors qu'il y a ce fameux lien de rattachement.
Lutter contre les sanctions secondaires est une mission impossible : dès lors que les entreprises françaises envisagent de réaliser des opérations dans les secteurs d'activités visés, elles s'exposent elles-mêmes à des sanctions. Les banques qui participent directement ou indirectement se voient également rattrapées par ce mécanisme. De plus, en Iran, lorsque vous envisagez de financer les exportateurs français par du crédit export, vous ne prêtez pas à l'acheteur iranien, mais vous faites un prêt à une banque iranienne, un correspondent banking, qui prêtera ensuite à l'acheteur iranien. L'ensemble des banques iraniennes, y compris la Banque centrale iranienne, vont de nouveau être sur la liste des États-Unis. Si vous contractualisez avec ces banques, de fait vous réalisez une infraction qui vous expose à ces sanctions secondaires. Nous risquions alors d'exposer Bpifrance elle-même à ces sanctions secondaires et de la faire devenir une entité désignée par les fameuses SDN (Specially Designated Nationals List, liste noire de personnes spécifiquement désignées). Ce n'était pas tenable : nous allons sur les marchés financiers, et y récoltons environ 20 milliards d'euros. Imaginez l'impact sur le budget de l'État s'il fallait compenser ces sommes !
Par ailleurs, nous avons des investisseurs américains qui souscrivent aux émissions de Bpifrance et qui achètent du risque France ; nous avons également énormément de relations d'affaires avec des partenaires bancaires. Or les banques respectent désormais non seulement les réglementations françaises et européennes, mais aussi américaines : elles doivent régulièrement certifier qu'elles ne travaillent pas avec des personnes qui figurent sur ces fameuses listes. À défaut, les opérations s'arrêtent, sans aucun pouvoir de négociation : c'est à prendre ou à laisser.
Nous étions en train de finaliser notre dispositif - la gouvernance avait validé, la mise en oeuvre opérationnelle était en cours - lorsque le président Trump a annoncé, le 8 mai dernier, le rétablissement des sanctions. Nous avons donc gelé le dispositif qui était mature : nous étions en train de finaliser nos systèmes d'information, et un auditeur indépendant examinait le dispositif d'étanchéité. L'arrêt du projet a été assez frustrant parce que nous y avions beaucoup travaillé et nous étions persuadés que c'était la bonne manière de le faire. Désormais, lutter contre l'extraterritorialité est non plus un sujet technique, mais politique, et même diplomatique.
Au départ, lorsque j'ai appelé mes homologues directeurs de la conformité dans les autres banques, le mot Iran était quasiment tabou et les crispait. On ne parlait pas de cela. Vous avez évoqué l'over-compliance (surconformité) ; même si je suis un fervent défenseur de ma profession, cette peur s'explique par l'incertitude de l'attitude américaine. Cela a coûté très cher à BNP Paribas, et d'autres sanctions sont en cours. Cela encourage à la plus grande prudence.
La commission des affaires européennes s'est penchée depuis trois ans sur ce sujet, et je remercie Philippe Bonnecarrère de son engagement. Ce problème devient au fil du temps, avec le multilatéralisme qui n'a plus la faveur des Américains, un véritable problème politique. Nous essaierons de trouver des solutions.
Merci pour ces présentations très précises. C'est très inquiétant pour le développement de nos exportations, s'il suffit d'avoir un salarié américain, quelques dollars dans son bilan ou des échanges sur le territoire américain. Quel est le risque que les Américains renforcent leurs décisions, fragilisant à nouveau nos entreprises dans d'autres champs ? Renforçons l'unité européenne sur ce sujet, pour être plus forts dans un marché significatif, malgré les divergences et les difficultés à harmoniser les agences. Ne peut-on pas appeler l'Union européenne à réaliser un travail commun plus efficace, au moyen, par exemple, d'une proposition de résolution européenne ?
Je plaide pour un cloud européen pour sécuriser les données mises sur des dossiers partagés, qui actuellement ne dépendent que de fournisseurs américains.
M. Bonnecarrère, qui n'a pas encore fini son rapport, nous fera des propositions à l'automne.
Il y a différents niveaux de réflexion. L'extraterritorialité des lois américaines s'applique dans certains secteurs. Nous faisons également attention à ce que nos technologies ne soient pas transmises n'importe comment. Une partie de cette extraterritorialité pourrait être considérée comme une sorte d'impérialisme qui mériterait d'être combattu, tandis qu'une autre peut sembler assez logique, compréhensible, mais doit être traitée différemment suivant le contexte : selon qu'on est dans le cadre de la négociation d'accords multilatéraux, où des sanctions seraient légitimes au regard du droit international, avec des systèmes équivalents à l'OFAC, ou bien dans un contexte de guerre commerciale.
Prenons en compte le contexte actuel de guerre commerciale et la manière de traiter du sujet en union douanière, notamment si les échanges sont plus ouverts avec le Canada et le Japon. Ne découvrons pas après coup que l'Union européenne devait réagir. Certes, il n'y aura pas de solution absolue, car chacun fera un peu d'extraterritorialité. Certaines asymétries doivent être combattues, comme le fait qu'un chef d'entreprise français s'étant rendu en Iran doive justifier de ce qu'il y a fait avant d'obtenir un visa pour les États-Unis. L'inverse n'est pas vrai. Appliquons cette réciprocité.
Avec Joëlle Garriaud-Maylam, également sénateur des Français établis hors de France, nous constatons que la surconformité appliquée par les banques françaises est un réel problème pour nos entreprises. Les banques devraient pouvoir continuer à remplir leurs missions. Je m'interroge sur la pénalisation de la surconformité - à distinguer d'exigences différentes selon les banques. Elle devrait constituer un délit. Comment nos entreprises pourront-elles continuer à fonctionner en Afrique de l'Ouest ou dans d'autres parties du monde ?
Le principe d'extraterritorialité semble être devenu la règle, mais nous n'avons pas de mesures pour le parer. Comment pourrait-on établir un nouveau rapport de force fondé sur la réciprocité ? Même un cloud européen pose problème : il suffit d'un client américain pour qu'il tombe sous le coup de l'extraterritorialité.
Quel est l'état d'esprit des entreprises françaises en Iran ? Sont-elles en capacité de rebondir ou vont-elles simplement se replier ? J'attendais beaucoup du règlement de 1996. Or son effet est mineur. Ne peut-on déposer une plainte devant l'organe de règlement des différends de l'Organisation mondiale du commerce - même si cette organisation est un peu en difficulté actuellement ? À long terme, ce problème sera résolu avec le rééquilibrage des monnaies dans les échanges internationaux : actuellement, 80 % des échanges sont faits en dollars, contre 20 % en euros.
Merci au rapporteur qui a suivi ce dossier avec intérêt, passion et compétences depuis plusieurs années, et merci pour vos interventions.
Le Cloud Act ne vise pas toutes les informations sur un cloud européen, mais des informations concernant un citoyen ou une société américains. Nous ne sommes pas obligés d'y répondre. J'avais rencontré à l'Assemblée nationale des représentants notamment de Total et Technip qui participaient à la construction du complexe de Yamal, presqu'île russe, et font des investissements tombant sous le coup des sanctions. La Chine et l'Indonésie sont aussi impliquées. Ils m'ont expliqué contourner ces sanctions en investissant en équivalents dollars. Ces techniques de contournement seraient-elles une solution ? Je suppose que Bpifrance les connaît...
Le risque de nouvelles sanctions américaines est avéré ; en témoignent les nouvelles sanctions à l'égard de la Russie. Les États-Unis continuent d'ajouter des nouvelles entités - personnes ou entreprises - sur leur liste. Une entreprise entrant en relation commerciale, de bonne foi, avec une contrepartie russe à l'époque où celle-ci était considérée comme légitime, peut se retrouver le lendemain sanctionnée.
L'Europe est unanime sur le sujet iranien, et même au-delà. Le JCPoA avait été approuvée par l'ONU. Un acteur fait donc l'unanimité contre lui. Nous souhaitons tous préserver cet accord et des solutions techniques afin de continuer de commercer normalement avec l'Iran. Il est crucial pour l'Iran de rester dans cet accord et de pouvoir en tirer les bénéfices économiques, en échange de la fin de son programme nucléaire. Tous les Européens souhaitent conserver ces bénéfices économiques, mais il faut trouver une solution. Le contexte de guerre commerciale complique le règlement de cette question. Certains peuvent avoir des arrière-pensées commerciales - cela a été évoqué au Congrès américain la semaine dernière à propos du renforcement des sanctions contre la Russie, pour la désignation d'un certain nombre d'acteurs du secteur pétrolier, et lors du vote de la CAATSA.
Le contexte de tensions commerciales et de remise en cause du multilatéralisme rend aussi le règlement de cette question plus compliquée qu'au milieu des années quatre-vingt-dix. L'Union européenne avait publié le règlement de 1996 dit de blocage et déposé un contentieux à l'OMC. Ces actions se sont finalement soldées par un accord négocié en marge du contentieux avec les autorités américaines. Y a-t-il actuellement un terrain de négociation possible avec les autorités américaines ? Un contentieux à l'OMC renforcerait-il le poids des Européens dans cette négociation ? Nos interlocuteurs bruxellois ont un point de vue mitigé sur ce sujet. Ne fait-on pas peser un poids trop lourd sur les frêles épaules de l'OMC, déjà fragilisée par toutes sortes de contentieux ou de mesures unilatérales prises par, notamment, les États-Unis ?
Les banques françaises n'ont pas un comportement fondamentalement différent des autres banques européennes, comme le soulignait le représentant de l'ambassade d'Allemagne. Les banques extracommunautaires, avant l'entrée en vigueur du JCPoA, étaient-elles plus actives que nos banques dans les transactions avec l'Iran ? Continueront-elles de le faire ? Certaines banques turques étaient actives en Iran. Or l'une d'entre elles a été sanctionnée par les États-Unis, avec des poursuites engagées contre son dirigeant.
Parce qu'il n'est pas conforme ou qu'il ne respecte pas la surconformité ? Certains choisissent alors des banques italiennes ou slovaques et non plus françaises...
Nous l'entendons, mais en réalité, il est difficile de trouver des exemples d'entreprises européennes financées par d'autres banques de l'Union....
Les autorités américaines poursuivent peut-être les dirigeants de cette banque en toute légitimité, mais le fait d'être sous le coup de sanctions américaines a un effet sur le reste du secteur bancaire du pays considéré. Nous verrons si les banques situées en dehors de l'Union européenne continuent comme précédemment. On prétendait aussi que les banques chinoises étaient bien plus actives. Mais une grande entreprise chinoise, ZTE, vient d'être sanctionnée pour non-conformité avec la réglementation sur l'Iran... Tous les acteurs, y compris extracommunautaires, deviennent plus réticents à investir en Iran. Attention au mythe des banques françaises plus conservatrices que celles d'autres pays. La loi française prévoit déjà l'interdiction de discriminer un client ressortissant de tel ou tel pays, qui est pénalement répréhensible.
Concernant la réaction des entreprises allemandes, la situation est comparable à celle que la représentante du MEDEF a décrite : au vu des échanges commerciaux qu'elles entretiennent avec l'Iran et les États-Unis, elles ont choisi de se retirer d'Iran. Pour ce qui est de la réaction de l'Union européenne, il faut que nous précisions nos réponses à ce défi. Le ministre allemand des affaires économiques s'est entretenu à Paris avec Bruno Le Maire sur les questions commerciales : nos deux pays ne peuvent pas jouer l'un contre l'autre ! Quant à la coopération de l'Iran avec le GAFI, elle doit sans conteste être améliorée.
Même si la décision du Président Trump est contestable, les banques iraniennes ont effectivement encore de grands progrès à faire sur la conformité, en particulier en matière de lutte contre la corruption et le financement du terrorisme, car elles sont loin de respecter les standards internationaux : on pourrait même parler en la matière de « sous-conformité » !
Je signale d'ailleurs que la banque danoise Danske Bank, qui avait conclu le premier accord avec l'Iran, vient d'être sanctionnée par son régulateur national pour lutte insuffisante contre le financement du terrorisme. Pour sa part, Bpifrance a exigé des garanties sur ce point dans les accords signés avec des banques iraniennes. Quant aux exportateurs français, ils analysaient jusqu'à présent avec la plus grande attention les contrats et les paiements dans leurs relations avec l'Iran. L'arrivée des flux financiers risque toutefois de devenir problématique si la banque centrale iranienne n'avait plus accès au système SWIFT. Or un « dé-SWIFTage » est envisagé. Certains ont déjà eu recours à des voies de contournement de ce système mais ces solutions ne sont pas nécessairement satisfaisantes en raison de la licéité douteuse des canaux concernés.
Quant à la question de la réciprocité des sanctions, elle n'apparaît pas possible dès lors que les régimes de sanction américains et européens divergent.
C'est un vrai problème pour nos collaborateurs qui sont allés aux États-Unis pour le compte de l'État français et dont les demandes de visa pour y lever des fonds sont aujourd'hui refusées.
Ces échanges nous ont permis de prendre la mesure des enjeux. J'observe que la relation de l'Iran avec le GAFI est complexe. Le Parlement iranien estime que 80% du chemin a été parcouru mais les 20 % restant leur posent problème, en particulier la question de la participation des gardiens de la révolution au capital des entreprises alors que cette institution est considérée par le GAFI comme une entité dangereuse. Quant au Hezbollah, l'Iran le considère comme un partenaire naturel dans la lutte contre le terrorisme, mais le GAFI ne partage pas cette analyse.
L'Iran n'est toutefois pas l'enjeu de nos débats. La question centrale est celle de la souveraineté de la France et de l'Union européenne. Pour être efficace dans le bras de fer initié par les États-Unis, il est indispensable que l'Union européenne se renforce. Elle est la première puissance économique mondiale mais sa puissance politique est sans rapport avec ce poids. Seules les questions traitées au niveau européen ont un véritable poids, qu'il s'agisse de la politique commerciale ou de celle de la concurrence, comme le montre la sanction infligée à Google dont l'annonce a été faite ce matin.
Sur la question de l'extraterritorialité des sanctions américaines, les européens apparaissent aujourd'hui unis. Je rappelle toutefois que lors de son audition par notre commission, il y a deux mois, le commissaire Oettinger, qui est allemand, m'a fait une réponse cinglante : il s'agit d'un non-sujet et il conviendrait d'abord d'examiner le comportement des entreprises françaises. La situation a évolué et l'axe franco-allemand sur ce sujet est solide alors même que les conditions d'une unanimité européenne ne sont peut-être pas réunies, en particulier du côté est-européen.
Lors de la discussion du PTCI - l'accord commercial entre l'Union européenne et les États-Unis -, de nombreux messages nous enjoignaient de cesser toute négociation. Au vu de la situation actuelle, cela paraît absurde. On ne peut donc que se réjouir du succès des négociations commerciales avec le Japon et d'autres pays. Souveraineté française, souveraineté française partagée au sein de l'Union européenne : il reste encore bien des gens à convaincre de la nécessité de construire l'Union européenne, en particulier dans la perspective des élections européennes à venir.
Les entreprises ont peu de temps pour quitter l'Iran, elles le font à contrecoeur, après seulement trois ans. Elles n'ont plus d'exemptions à attendre de la part des États-Unis et sont dans l'incertitude quant aux propositions de l'Union européenne. Même dans les secteurs qui ne sont pas concernés par les sanctions comme l'agro-alimentaire et la pharmacie, les entreprises sont confrontées à des problèmes de paiement et les sanctions primaires restent effrayantes pour les entreprises qui n'ont aucune certitude juridique et font face à une complexité réglementaire américaine qui génère des pertes d'argent et de temps, en fait un système discrétionnaire.
La mise en oeuvre du règlement de blocage de 1996 ? Le recours à l'OMC ? C'est du long terme, or les entreprises ont besoin de court terme. Même les pays hors Union européenne sont menacés et prennent peur.
Oui à l'unité européenne et aux contremesures européennes. C'est une guerre commerciale qui effraie tout le monde. Il faut préserver les flux. Songeons aux 120 milliards de dollars que représentent les échanges de services avec les États-Unis, et aux 4 milliards avec l'Iran. C'est la même chose pour l'Allemagne. 5 000 entreprises françaises ont des filiales aux États-Unis, il faut donc être pragmatique.
Oui, il y a des divergences d'intérêts car certaines entreprises ne sont pas concernées par les pays sous sanctions. Mais l'unité de l'Union européenne reste la clé. La perte de souveraineté européenne est un vrai souci.
Merci pour ce débat. Nous abordons ces questions comme des cartésiens avec, en face de nous, quelqu'un qui ne l'est pas. Il faut donc construire des alliances politiques très larges car les dirigeants américains sont sensibles à la force. Qu'un pays veuille faire financer son déficit par les autres pays va entraîner des temps difficiles. L'OMC ? Elle n'est pas respectée par les États-Unis. Il faut chercher des alliances au-delà de l'Europe. La Chine ? La Russie ? L'Afrique ?
Il serait positif que notre commission puisse exprimer une position sur ce sujet...
M. Philippe Bonnecarrère, en tant que rapporteur, poursuivra ses travaux et rendra compte à l'automne. Je me félicite que le Sénat ait déjà évoqué ce concept d'extraterritorialité, à une époque où on n'en parlait pas beaucoup, il y a trois ans, dans le cadre des travaux sur le PTCI. La technique juridique est importante, mais c'est la détermination politique qui peut faire la différence. Nos partenaires commerciaux sont conscients de l'importance de l'unité européenne. Le marché unique fait de l'Europe la première force économique du monde. L'Union européenne est sortie de sa naïveté d'hier. Rappelons-nous le brevet communautaire, en son temps très étudié dans notre assemblée. Ayons en tête ce que nous construisons désormais avec les accords de libre-échange de nouvelle génération. Plus l'Union pourra conclure ce type d'accords, plus les normes européennes deviendront mondiales.
Quand on regarde l'évolution des flux commerciaux entre l'Union et la Russie, on constate qu'ils diminuent alors que ceux entre les États-Unis et la Russie sont sur une courbe ascendante...
Certes, la communauté internationale est indisposée aujourd'hui. Comment agir ? Je regrette que les épaules de l'OMC soient fragilisées. L'organe de règlement des différends est un très bel outil. Les récriminations à l'égard de la Chine ne sont pas infondées et ce pays provoque des distorsions commerciales insupportables. La Commission et le Parlement européen ont su répondre à la problématique de la Chine « économie de marché ». Les reproches des États-Unis à la Chine sont fondés mais ils recourent à une mauvaise méthode. Une économie de marché implique des règles.
Il serait intéressant d'approfondir les conditions de la fondation de l'euro sous l'angle du rapport entre Union européenne et États-Unis. Par ailleurs, l'analyse du MEDEF nous serait très utile sur la question du rapport de force technologique entre États-Unis et Europe. Les États-Unis sont convaincus d'être la première puissance technologique. Il serait stratégique, éventuellement en franco-allemand, d'identifier celles des technologies européennes qui sont indispensables à l'économie américaine. Ce pourrait être une partie de la réponse.
Sous le contrôle de mes collègues qui sont membres du groupe de travail « Subsidiarité », je constate que la note qui leur avait été adressée n'a pas appelé d'observations de leur part. Ses conclusions peuvent donc être entérinées.
La réunion est close à 19 h 30.