Intervention de Karine Demonet

Commission des affaires européennes — Réunion du 18 juillet 2018 à 17h35
Politiques commerciales — Audition commune sur l'union européenne et l'extraterritorialité des sanctions américaines de mmes claire cheremetinski direction générale du trésor christine lepage medef karine demonet banque publique d'investissement et de M. Thomas Lenk ambassade d'allemagne

Karine Demonet, directrice de la conformité et du contrôle permanent à la Banque publique d'investissement (Bpifrance) :

Je travaille avec mes équipes depuis environ deux ans, avec fierté, mais acharnement, sur la possibilité de mettre en place, à la demande de l'État français, des solutions de financement des entreprises françaises.

Certes, les sanctions secondaires américaines avaient bien été levées depuis les accords de Vienne, mais les banques, en particulier françaises, restaient extrêmement frileuses à l'idée de financer des exportateurs français pour des projets en Iran. Je ne m'étais pas saisie du sujet avec grand plaisir, convaincue qu'il était un peu fou de mettre en place ce système de financement. Comme tout directeur de la conformité d'une banque, je craignais cette instabilité et l'application des sanctions par les Américains - les fameux US Nexus, les liens de rattachement à la réglementation américaine de l'ensemble de nos opérations - quand bien même Bpifrance n'est pas une banque américaine, n'a pas de licence bancaire aux États-Unis, mais a dans son bilan des dollars, compte parmi ses collaborateurs des Américains, a des applications informatiques américaines et réalise des déplacements sur le territoire américain, autant d'opportunités pour le législateur américain et pour le Département de la justice d'intervenir contre elle.

Nous avons travaillé d'arrache-pied sur la possibilité d'un tel système et avions décidé son application. J'étais plutôt sereine, car nous avions mis en place un système de cantonnement extrêmement robuste au sein de la banque, avec une poche de financements dédiés : Bpifrance recrute sur les marchés financiers comme n'importe quel établissement bancaire, nous avons donc potentiellement des dollars parmi nos ressources - car vous recrutez sur l'ensemble des devises en fonction de leur taux. À l'époque, nous avions un programme d'émission dont la date d'échéance est depuis terminée, des dollars à notre bilan, et nous réalisons des opérations d'investissement en dollars pour des sociétés basées aux États-Unis. Nous avons des opérations de change comme n'importe quelle banque classique. Ce système de cloisonnement nous permettait de lutter contre les sanctions primaires imposables et opposables aux Américains, mais également aux non-Américains, dès lors qu'il y a ce fameux lien de rattachement.

Lutter contre les sanctions secondaires est une mission impossible : dès lors que les entreprises françaises envisagent de réaliser des opérations dans les secteurs d'activités visés, elles s'exposent elles-mêmes à des sanctions. Les banques qui participent directement ou indirectement se voient également rattrapées par ce mécanisme. De plus, en Iran, lorsque vous envisagez de financer les exportateurs français par du crédit export, vous ne prêtez pas à l'acheteur iranien, mais vous faites un prêt à une banque iranienne, un correspondent banking, qui prêtera ensuite à l'acheteur iranien. L'ensemble des banques iraniennes, y compris la Banque centrale iranienne, vont de nouveau être sur la liste des États-Unis. Si vous contractualisez avec ces banques, de fait vous réalisez une infraction qui vous expose à ces sanctions secondaires. Nous risquions alors d'exposer Bpifrance elle-même à ces sanctions secondaires et de la faire devenir une entité désignée par les fameuses SDN (Specially Designated Nationals List, liste noire de personnes spécifiquement désignées). Ce n'était pas tenable : nous allons sur les marchés financiers, et y récoltons environ 20 milliards d'euros. Imaginez l'impact sur le budget de l'État s'il fallait compenser ces sommes !

Par ailleurs, nous avons des investisseurs américains qui souscrivent aux émissions de Bpifrance et qui achètent du risque France ; nous avons également énormément de relations d'affaires avec des partenaires bancaires. Or les banques respectent désormais non seulement les réglementations françaises et européennes, mais aussi américaines : elles doivent régulièrement certifier qu'elles ne travaillent pas avec des personnes qui figurent sur ces fameuses listes. À défaut, les opérations s'arrêtent, sans aucun pouvoir de négociation : c'est à prendre ou à laisser.

Nous étions en train de finaliser notre dispositif - la gouvernance avait validé, la mise en oeuvre opérationnelle était en cours - lorsque le président Trump a annoncé, le 8 mai dernier, le rétablissement des sanctions. Nous avons donc gelé le dispositif qui était mature : nous étions en train de finaliser nos systèmes d'information, et un auditeur indépendant examinait le dispositif d'étanchéité. L'arrêt du projet a été assez frustrant parce que nous y avions beaucoup travaillé et nous étions persuadés que c'était la bonne manière de le faire. Désormais, lutter contre l'extraterritorialité est non plus un sujet technique, mais politique, et même diplomatique.

Au départ, lorsque j'ai appelé mes homologues directeurs de la conformité dans les autres banques, le mot Iran était quasiment tabou et les crispait. On ne parlait pas de cela. Vous avez évoqué l'over-compliance (surconformité) ; même si je suis un fervent défenseur de ma profession, cette peur s'explique par l'incertitude de l'attitude américaine. Cela a coûté très cher à BNP Paribas, et d'autres sanctions sont en cours. Cela encourage à la plus grande prudence.

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