Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, je veux tout d'abord saluer la qualité du rapport que nous a présenté notre collègue Michel Guerry.
En effet, résumer la situation complexe de la Colombie n'est pas chose aisée : pays de violences depuis une cinquantaine d'années, en proie à la lutte armée entretenue par deux guérillas d'extrême gauche. La première est celle que mènent les forces armées révolutionnaires de Colombie, les FARC, et l'armée de libération nationale, l'ELN, en lutte à l'origine, ne l'oublions pas, pour l'accès à la terre et la réduction des inégalités sociales. La seconde est conduite par les groupes paramilitaires, les autodéfenses unies de Colombie, les AUC, commencée quelque vingt ans plus tard, pour la défense, elle aussi, de cette même terre, mais au profit des grands propriétaires terriens. Tout cela se fait sur fond de narcotrafic lié à la culture de la coca.
Oui, pour lutter contre ce phénomène, la coopération est indispensable. Tous nos interlocuteurs colombiens parlent de la responsabilité des pays consommateurs, et ils ont raison ! Mais attention à la façon de traiter ce problème qui, à ma connaissance, à ce jour, est essentiellement l'affaire des Etats-Unis.
Le système des « fumigations » pour éliminer les plants de coca ne semble guère efficace, car des cultures réapparaissent à d'autres endroits. La quantité produite est pratiquement toujours la même.
En revanche, les conséquences de cette pratique sont dramatiques tant pour les agriculteurs, qui n'ont plus rien, qui fuient leurs terres et vont dans les grandes villes rejoindre les desplazados, que pour la nature, car il devient presque impossible de faire pousser des plantes de substitution.
Je pense que, dans ce pays, tout tourne autour de la possession et de l'utilisation de la terre. Il s'agit d'un problème économique et social que, depuis des années et encore aujourd'hui, on traite par les armes.
Je crois connaître assez bien la Colombie pour m'y être rendue à plusieurs reprises, dans des circonstances différentes, et aussi pour avoir des amis colombiens, aussi bien sur place qu'en France.
J'ai découvert ce pays grâce au groupe d'amitié France-Amérique du Sud du Sénat et à son président, Roland du Luart. Puis, voilà deux ans, le comité permanent des droits de l'homme de Colombie m'a invitée à son dixième forum. Enfin, il y a une quinzaine de jours, je suis rentrée d'une mission organisée dans le cadre de la campagne de Caritas Internationalis pour la paix en Colombie.
Nous étions dix parlementaires de neuf pays d'Europe, dont notre collègue Denis Badré, et nous avons pu nous faire, je le crois, une idée objective et très concrète de la situation, grâce à la diversité des interlocuteurs que nous avons rencontrés : les plus hautes autorités de l'Etat - le Président Uribe, le procureur de la nation, le défenseur du peuple -, des représentants des ONG, des élus, hommes et femmes, des membres de l'Eglise catholique, des représentants de l'Organisation des Nations unies et de la Commission européenne.
A la suite de tous ces entretiens, j'ai de sérieux doutes sur les chiffres qui sont avancés et quant à l'amélioration qui serait due à la politique de sécurité intérieure lancée par l'actuel gouvernement.
Les organisations ou personnalités que j'ai rencontrées demandent à avoir des indicateurs fiables pour fournir des statistiques valables. En tout cas, je veux donner d'autres chiffres qui témoignent de l'inacceptable, car c'est une véritable crise humanitaire que vit ce pays.
Sait-on que la Colombie est au troisième rang mondial pour le nombre de mines antipersonnel ? Qu'en moyenne plus de deux Colombiens sont assassinés chaque heure, que, toutes les six heures, une personne est enlevée ? On ne peut pas oublier ces chiffres, quand bien même ils seraient, selon ce que l'on nous dit, à la baisse !
Un chiffre qui ne baisse pas, c'est celui des assassinats d'élus. Entre 2002 et 2003, le nombre de maires assassinés en Colombie est passé de huit à quatorze, le nombre d'enseignants assassinés a augmenté de 40 %. Et il faut y ajouter des violences particulièrement importantes à l'encontre des populations indiennes, que nous avons rencontrées, ou envers les syndicalistes.
Je précise que quatre-vingt-trois organisations non gouvernementales colombiennes dénoncent la violation des droits de l'homme.
Malheureusement, la priorité est donnée aux dépenses militaires le contingent total est passé de 95 000 hommes à 374 000 hommes, dont environ 27 000 soldats paysans - et au remboursement de la dette extérieure.
Cela se répercute de manière très négative sur les droits économiques, sociaux, culturels et a accentué la pauvreté : les 10 % des Colombiens les plus pauvres ne reçoivent que 0, 94 % du revenu national, contre 42 % pour les plus riches ; environ 7 % des enfants de moins de cinq ans souffrent de dénutrition chronique ; plus d'un million d'enfants ne vont pas à l'école ; sur 1 000 enfants, 25 meurent dans les premières années de leur vie.
La priorité aux dépenses militaires et au remboursement de la dette accroît aussi l'indigence : le nombre de personnes vivant avec moins de 2 dollars par jour est en forte augmentation, passant de 22 % à 26 % de la population en cinq ans.
Tels sont les chiffres dont je dispose. Permettez-moi maintenant de vous livrer mes impressions et mes réactions à l'issue de mon séjour en insistant sur deux aspects.
Je commencerai par les desplazados, ces populations civiles qui sont les premières victimes des affrontements.
Menacées par les combats, elles fuient leurs terres et se réfugient dans les villes. On estime à 3 millions le nombre des personnes qui, depuis quinze ans, ont dû quitter leur maison. Là aussi, les chiffres diffèrent : le gouvernement colombien évalue le nombre des « déplacés » à 1, 3 million.
Il s'agit d'une vraie crise humanitaire. Ces hommes et ces femmes sont exclus de tout. Nous avons pu mesurer la réalité de leur vie sur place, en nous rendant dans le nord du pays, puis à la frontière avec le Venezuela. Ces personnes, déracinées de leur milieu naturel, sont en outre rejetées par les personnes défavorisées vivant déjà dans ces quartiers et qui, en conséquence, reçoivent moins d'aides de l'État. Elles ne s'intègrent donc pas dans leur nouveau milieu et, lorsqu'il s'agit de la communauté indienne, l'exclusion est encore plus marquée.
Les familles sont assez souvent séparées, comme me l'a expliqué l'un des hommes avec qui j'ai pu m'entretenir. Tous les droits humains sont bafoués : droit au logement, à la santé, à l'éducation.
Les aides de l'État ne parviennent pas toujours à leurs destinataires. Comme je le disais, la querelle des chiffres n'est pas neutre : si ces femmes et ces hommes ne sont pas « recensés », ils ne reçoivent pas d'aides de l'État.
J'ai également été très marquée par la situation des enfants. Dès l'âge de onze ans, ils sont souvent enrôlés dans des groupes de guérillas, d'extrême droite ou d'extrême gauche. Les plus nombreux ont entre quatorze et dix-sept ans. S'engager, c'est pour eux un moyen de reconnaissance sociale, à travers l'uniforme qu'ils portent. C'est aussi une façon d'échapper à des conditions de vie misérable puisque leur solde est supérieure au salaire minimum. C'est encore une façon de fuir le milieu familial, où ils sont souvent maltraités, de quitter l'école, qui n'est pas attractive, mais aussi d'étancher une soif d'aventure.
On estime leur nombre à 4 000 dans les FARC, à 2 000 dans l'ELN, à 1 000 dans les AUC et à 7 000 dans les milices urbaines.
Parmi eux, 8 % admettent avoir tué, 40 % avoir tiré, 28 % ont été blessés, 60 % ont vu tuer, 78 % ont vu des cadavres, 18 % ont vu torturer, 25 % ont séquestré des personnes.
Ces chiffres m'amènent à poser une question : que représentent la vie et l'être humain pour ces enfants ? Ce sont les adultes de demain. Quelle Colombie prépare-t-on avec cette « formation initiale » ?
L'UNICEF, qui fournit ces chiffres, dénonce avec force les violations des droits des enfants, mais aussi des droits des femmes, très souvent victimes de violences sexuelles.
Alors, je m'interroge : quelle coopération avoir sur la sécurité intérieure quand on sait que la violence et l'exclusion sont bien telles que je viens de les décrire, que les positions se sont radicalisées depuis deux ou trois ans, que, manifestement, la volonté de négocier n'existe pas, que le gouvernement mène une politique de désarmement des paramilitaires, mais que les organisations non gouvernementales, l'Eglise catholique et l'opposition au Parlement mettent en garde contre le risque d'impunité ?
Durant notre séjour, le leader de la communauté de paix de San José de Apartado et sa famille - huit personnes, dont trois enfants - ont été sauvagement assassinés. Je pense que la plupart des sénateurs ont été touchés par la campagne que mènent actuellement les brigades de paix internationales, les BPI. J'ai rencontré quelques-uns de leurs membres au lendemain de ce drame. Certains étaient profondément choqués.
Pendant ce même séjour, un syndicaliste et son garde du corps ont été grièvement blessés.
Alors, quelle garantie peut-on avoir du respect des droits humains ? Comment peut-on s'orienter vers une solution négociée du conflit ? Quelles pressions peut exercer la communauté internationale ? Quelles solutions existe-t-il pour les otages ?
Je souhaite précisément aborder cette question des otages avant de conclure mon intervention.
Ils sont 3 000 à ce jour. En France, la plus connue est Ingrid Betancourt. J'ai eu la chance de la rencontrer alors qu'elle était encore sénatrice. Elle a la double nationalité, française et colombienne. Sa famille s'est beaucoup battue pour qu'on ne l'oublie pas. Elle continue, et elle a raison.
J'ai rencontré pour la quatrième fois Yolanda Pulecio, la mère d'Ingrid, femme digne, combative, mais découragée, car sans nouvelles de sa fille depuis un an et demi.
Une véritable chaîne de solidarité s'est développée en France. C'est bien, mais il ne faut pas oublier qu'il y a d'autres otages et, parmi eux, des militaires et des élus. Je connais d'autres familles qui vivent la même souffrance.
Je crois qu'il faut faire de la popularité d'Ingrid Betancourt et du symbole qu'elle est devenue un levier du combat pour la démocratie, pour la liberté et pour la paix. Il faut diriger le projecteur sur tous les otages afin que la communauté internationale intervienne en vue d'un accord et d'un échange humanitaire.
C'est aussi par le respect du droit international humanitaire que la protection de la population civile pourra s'exercer, car il s'agit bien d'un conflit armé et non de « terrorisme », comme l'affirme le gouvernement du président Uribe.
En conclusion, je dirai que je me suis engagée, à l'issue de cette mission, à témoigner, à alerter, en tout premier lieu, l'assemblée dans laquelle je siège, mais aussi le gouvernement de mon pays et les instances européennes.
Je sais le groupe socialiste du Sénat extrêmement attentif et vigilant sur cette question. Je témoigne avec passion parce que ce pays le mérite, parce que j'ai la chance de parler la langue de ces desplazados qui n'ont rien, ou plutôt qui ont tout perdu et qui gardent malgré tout espoir.
Quelle force la communauté internationale peut-elle déployer pour permettre à des négociations de s'engager, pour aller vers cet accord humanitaire indispensable ? De quels moyens dispose-t-elle pour éviter, comme l'a dit l'un de nos interlocuteurs, que « le crime soit une option de vie pour les Colombiens » ?
Monsieur le secrétaire d'État, quelles initiatives le Gouvernement envisage-t-il de proposer ? §