Intervention de Catherine Morin-Desailly

Réunion du 26 juillet 2018 à 15h00
Lutte contre la manipulation de l'information — Rejet en procédure accélérée d'une proposition de loi et d'une proposition de loi organique

Photo de Catherine Morin-DesaillyCatherine Morin-Desailly :

Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le rapporteur pour avis, mes chers collègues, la proposition de loi relative à la lutte contre les fausses informations a été déposée le 21 mars 2018 par les membres du groupe La République En Marche de l’Assemblée nationale.

La commission de la culture, de l’éducation et de la communication a délégué au fond l’examen du titre Ier et du titre IV à la commission des lois. Cette dernière a également été saisie de la proposition de loi organique relative à la lutte contre les fausses informations, qui complète le dispositif avec la prise en compte de l’élection présidentielle.

Je tiens d’ailleurs à remercier le rapporteur de la commission des lois, Christophe-André Frassa, ainsi que son président, Philippe Bas, de la qualité de nos échanges et de notre travail extrêmement coordonné et approfondi sur ce texte.

Toutefois, fallait-il légiférer ? Fallait-il légiférer dans l’urgence ? Fallait-il légiférer ainsi ? Madame la ministre, il existe un fort consensus dans cette assemblée sur la réalité du défi posé par les fausses informations à nos démocraties. J’ai choisi le terme « fausses informations », bien que, en réalité, comme l’a souligné le Conseil d’État dans son excellente analyse du phénomène, la définition de dernier ne soit pas stabilisée.

Si elles ne datent pas d’aujourd’hui, tant s’en faut, les fausses informations, à la faveur du développement des réseaux sociaux, ont pris une ampleur inédite à l’occasion des derniers scrutins, en Europe comme aux États-Unis. Elles ont gangréné les campagnes électorales et fait peser la suspicion sur les résultats. Tous les pays européens s’en préoccupent désormais, telle la Belgique qui, la semaine dernière, a décidé, néanmoins, de ne pas légiférer sur le sujet, alors que des élections générales s’y dérouleront en 2019.

Nous devons avoir une conscience du terrain d’affrontement mondial qu’est devenu l’Internet. Les Européens n’ont pas l’entière maîtrise des réseaux mondiaux de l’information, et apparaissent comme singulièrement démunis face aux manipulations politiques menées sciemment par certaines puissances étrangères. C’est pourquoi une initiative destinée à s’attaquer à cette question ne pouvait que trouver un écho favorable au Sénat.

Les deux commissions ont donc mené un travail très approfondi, précis et rigoureux. Nous avons rencontré plus de soixante interlocuteurs, notamment à l’occasion de trois tables rondes.

Le rapporteur pour avis de la commission des lois évoquera le titre Ier, qui suscite une réaction quasi épidermique contre sa principale disposition, le référé introduit par l’article 1er. C’est le cœur du sujet, car de la définition que l’on donne des fausses informations et du dispositif mis en place pour en interdire la diffusion découle l’appréciation de l’ensemble de la proposition de loi.

La plupart des dispositions introduites par ailleurs, si elles suscitent moins de passion, paraissent cependant mal calibrées, insuffisamment réfléchies et souvent insuffisantes.

Le titre II a l’objectif de permettre au CSA de contraindre davantage un média étranger ou sous influence étrangère qui chercherait à influencer le débat politique à travers la diffusion de fausses informations.

Le titre III, ou plus exactement « II bis », à la suite de la réécriture opérée à l’Assemblée, vise à introduire un embryon de régulation des plateformes en ligne.

La bonne question à se poser dans ce contexte est tout de même : « Pourquoi, face à un problème bien identifié, est-il si délicat de trouver une solution adaptée ? »

Le sujet n’est pas simple. Dans son avis du 19 avril dernier, le Conseil d’État marque bien les écueils auxquels une législation doit faire face. Aller trop loin, comme en Allemagne, c’est faire apparaître un risque de censure privée et préventive. Ne rien faire, c’est, pour accéder à l’information sans garantie de sa fiabilité, nous en remettre volontairement aux plateformes, « catégorie juridique nouvelle et hétérogène », à mi-chemin entre les hébergeurs et les éditeurs, responsables de rien, mais dont le rôle n’est absolument pas neutre. Entre ces deux voies, le chemin, nous en convenons, est étroit.

Justement, je voudrais traduire le sentiment convergent de la commission de la culture, de la commission des lois et des trois groupes politiques qui ont déposé une motion tendant à opposer la question préalable, mais aussi de beaucoup d’autres sénateurs. Cette proposition de loi ne traduit pas vraiment une vision stratégique, globale et appropriée des enjeux – ô combien complexes – de l’information à l’heure du numérique.

Je vais illustrer mon propos par trois points qui sont autant de pistes de réflexion.

Premier point : aujourd’hui, l’Internet est la principale source d’accès à l’information de nos concitoyens. Les grands acteurs de l’Internet structurent maintenant notre vision du monde, à l’aide d’algorithmes sophistiqués et opaques.

Le modèle économique de l’Internet repose sur une fausse gratuité, qui consiste à commercialiser nos données personnelles aux annonceurs. Si besoin en était, l’affaire Cambridge Analityca a bien montré la dérive qui pouvait en résulter dans une campagne électorale. C’est dans cette faille que se sont engouffrées les fausses informations, ou plutôt ceux qui en tirent bénéfice.

Leur diffusion peut relever de la manipulation, d’une stratégie délibérée pour déstabiliser et influencer les opinions ; c’est cela, nous l’avons compris, que le texte entend combattre. Mais il faut bien mesurer, comme vous l’avez expliqué, madame la ministre, qu’elle est avant tout rentable et constitue une industrie. Tous les procédés technologiques sont bons : « bots followers », fermes de contenus…

L’ancien ingénieur de Google Tristan Harris l’a parfaitement ramassé en une formule : « l’économie de l’attention », c’est-à-dire ce qui vous pousse à rester sur votre réseau social favori le plus longtemps possible… Ainsi, durant la campagne américaine, un certain Paul Horner gagnait près de 18 000 dollars par mois en répandant des informations totalement absurdes et diffamatoires sur la candidate démocrate.

Sur ce sujet, madame la ministre, je pense qu’il faut une vraie initiative et une véritable stratégie, mais au niveau européen. Les réponses des États en ordre dispersé sont insuffisantes, et le titre III du texte souligne surtout l’impuissance du niveau national face au verrou posé par la directive sur le commerce électronique de juin 2000, qui crée un cadre extrêmement libéral pour les moteurs de recherche et les hébergeurs.

Ce que la proposition de loi traduit donc, c’est, avant tout, une grande impuissance face aux GAFAM, et je pense particulièrement à Google et Facebook, le duopole qui a vocation, selon les dires d’un certain dirigeant, à « organiser l’information du monde », et qui profite d’un cadre européen devenu particulièrement inadapté. Défini voilà près de vingt ans, il a fait son temps.

La Commission européenne privilégie actuellement l’autorégulation. Elle s’est donnée jusqu’en décembre pour trancher. Je pense, en réalité, qu’il est grand temps, comme l’a préconisé le Conseil d’État dans un avis rendu en 2014 sur le numérique et les droits fondamentaux, de revoir le cadre juridique des plateformes.

C’est pourquoi, madame la ministre, au lieu de perdre six mois sur ce texte, il aurait été préférable de faire avancer la réflexion en France et en Europe sur ce sujet, une réflexion à la hauteur des enjeux, à laquelle le Sénat aurait été, bien sûr, heureux de contribuer.

Second point : la formation aux médias et au numérique, qu’il ne faut pas confondre. Nos collègues députés ont introduit plusieurs dispositions en faveur de l’éducation aux médias et à l’information. On ne peut que s’en satisfaire, car il y a là un vrai enjeu.

« Former et informer » : le Sénat porte depuis longtemps un grand intérêt à cette question. Dès 2011, à l’initiative de la commission de la culture dont j’étais rapporteur à l’époque, dans le cadre de l’examen du « troisième paquet télécom », nous avons inscrit dans la loi que « dans le cadre de l’enseignement d’éducation civique, les élèves sont formés afin de développer une attitude critique et réfléchie vis-à-vis de l’information disponible […] dans l’utilisation des outils interactifs lors de leur usage des services de communication au public en ligne ».

Malheureusement, sept ans plus tard, comme je l’ai souligné dans mon récent rapport sur la formation à l’heure du numérique, ce qu’il convient de renforcer, c’est l’éducation aux médias, bien sûr, mais aussi au numérique – comprendre l’écosystème dans lequel je me trouve pour en maîtriser le fonctionnement et ne pas me laisser piéger. Sur ce sujet, il nous manque toujours un plan d’action global et stratégique – évitons, de grâce, de confier notre numérique éducatif aux GAFAM ! –, un plan clairement défini et accompagné de moyens budgétaires, et qui inclut la formation des formateurs.

En réalité, nous n’avons pas besoin de nouvelles dispositions législatives, d’autant que la loi sur l’encadrement de l’utilisation des téléphones portables dans les établissements scolaires, que nous avons adoptée ce matin même, mentionne expressément l’éducation à la citoyenneté numérique. Au-delà, madame la ministre, je plaide pour que la montée en compétences numérique de tous soit décrétée grande cause nationale.

Troisième et dernier point : la construction de notre écosystème numérique. Nous devons impérativement trouver les moyens d’accompagner la transition vers le numérique de la presse. Comment, avec leurs faibles moyens et un lectorat en attrition, les titres de presse peuvent-ils couvrir le bruit des fausses informations ?

Il faut évidemment mettre en œuvre une véritable stratégie numérique puissante, évoquée plus haut, et ne pas se contenter naïvement de l’aumône – au regard de ce dont il est redevable fiscalement – que nous verse Google pour alimenter le fonds de transition. Cette stratégie permettra aussi d’accompagner la digitalisation des entreprises, l’évolution des métiers et l’adaptation aux nouveaux usages. C’est ce défi qu’il nous faut également relever, et non compliquer la tâche d’une presse aujourd’hui confrontée à des bouleversements sans précédent.

Madame la ministre, je vous sais sincère sur tous ces sujets. Il est encore temps que nous engagions un travail approfondi ensemble. Je vous remercie, en tout cas, de votre attention.

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