Intervention de Sylvie Robert

Réunion du 26 juillet 2018 à 15h00
Lutte contre la manipulation de l'information — Exception d'irrecevabilité sur la proposition de loi

Photo de Sylvie RobertSylvie Robert :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». C’est par ces mots que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 proclame solennellement la liberté d’opinion et d’expression.

C’est aussi par ces mots que cette même déclaration concrétise l’essence même des Lumières, fruit d’un combat philosophique et politique séculaire, à savoir le droit de penser de manière indépendante et d’agir selon sa propre conscience.

Toutefois, dès l’origine, la liberté d’expression n’est pas définie comme un droit absolu, fidèlement à la lettre de l’article IV de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Il s’ensuit que, en cas d’abus ou d’atteinte avérée à l’ordre public ou à l’encontre d’un tiers, chacun peut être amené à répondre de ses propos. En d’autres termes, les libertés d’opinion et d’expression sont intrinsèquement fondées sur l’éthique de la responsabilité.

C’est ainsi que l’ensemble de notre droit positif interne repose sur cet équilibre entre consécration de la liberté d’expression et répression de ses abus. Nous sommes donc éloignés d’une logique de sacralisation extrême qui prédomine dans certains pays, notamment aux États-Unis.

C’est pourquoi, madame la ministre, nous, sénateurs socialistes et républicains, avons décidé de déposer une motion visant à opposer l’exception d’irrecevabilité à la présente proposition de loi. Nous estimons en effet qu’elle rompt en de multiples endroits l’équilibre précédemment mentionné et que, en ce sens, un certain nombre de ses dispositions apparaissent contraires à des principes pourtant constitutionnellement garantis.

Premièrement, plusieurs mesures de cette proposition de loi se révèlent manifestement une entrave disproportionnée à la liberté d’expression et d’information.

Il convient de rappeler que le Conseil constitutionnel a souligné, dans une jurisprudence constante, que la liberté d’expression et de communication est d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés.

Par conséquent, elle est une forme de droit premier, à la fois individuel et collectif, qui conditionne la nature d’un régime politique, caractérise son degré démocratique et assure l’effectivité d’autres droits dérivés ou, tout du moins, de droits dont l’exercice dépend de celui de la liberté d’expression et de communication, à l’image de la liberté de la presse. Elle est donc un droit éminemment ordonnateur.

Or la définition de la fausse information proposée au sein de l’article 1er semble peu aboutie : « Toute allégation ou imputation d’un fait inexacte ou trompeuse ».

Outre que cette définition ne prend nullement en considération le caractère d’intentionnalité, son champ particulièrement vaste et imprécis met potentiellement en cause pléthore de contenus émanant de publications aux tonalités différentes, parfois de nature parodique ou satirique – je pense bien sûr au Canard enchaîné, à Charlie Hebdo ou à d’autres quotidiens ou hebdomadaires.

Sans préjuger de l’utilisation qui pourrait en être faite, cette proposition de loi est porteuse en elle-même d’un risque de censure, qui menace la liberté d’expression, d’information et de la presse. En la matière, je crois qu’il faut faire preuve de prudence et ne pas insulter l’avenir. Si le débat relatif à la manipulation de l’information mérite vraiment d’être posé, les solutions à apporter sont constitutionnellement chancelantes, du point de vue du droit fondamental que constitue la liberté d’expression et de communication.

Par ailleurs, ce texte paraît porter atteinte au principe constitutionnel de la liberté du commerce et de l’industrie, ainsi qu’à celui de la liberté d’entreprendre, et ce pour des motifs divers.

Tout d’abord, par l’obligation de transparence imposée aux plateformes en période d’élection. Dans son avis, le Conseil d’État a mis en exergue que seul le rattachement de cette obligation à une raison d’intérêt général impérieuse et inédite, s’attachant à préserver l’information éclairée des citoyens en période électorale, était de nature à la justifier.

Si les députés ont pris soin d’introduire cette précision, l’absence de définition de la notion d’information éclairée, combinée à celle de fausse information, pour le moins contestable, ne motive aucunement l’application de cette obligation, que la Cour de justice de l’Union européenne a déjà condamnée à plusieurs reprises.

Ensuite, par la situation de concurrence déloyale induite, dès lors que certains médias peuvent se retrouver privés d’une exposition juste et équitable. Cela pourrait être le cas pour des sites ou des pages supprimés à la suite de l’intervention du juge des référés, pour des services audiovisuels qui verraient leur convention unilatéralement résiliée par le Conseil supérieur de l’audiovisuel, même hors période électorale, ou qui verraient leur distribution ou diffusion suspendue par le CSA pendant la période électorale.

Surtout, il faut noter une disparité de traitement flagrante entre les services conventionnés, seuls inclus dans le champ d’application de la proposition de loi, et ceux qui sont autorisés, c’est-à-dire diffusés par voie hertzienne, qui se situeraient hors du périmètre du texte de loi. Autrement dit, la mise en œuvre des articles du titre II entraînerait une rupture d’égalité manifeste en termes de libre concurrence, autre principe constitutionnel, sur lequel l’Union européenne et la Cour de justice de l’Union européenne sont très vigilantes.

De plus, la faculté de résiliation unilatérale de la convention par le CSA, ouverte par l’article 6 de la proposition de loi, pose des questions importantes.

En premier lieu, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 10 juin 2009 sur la loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, a censuré des dispositions qui visaient à conférer à une autorité administrative indépendante des pouvoirs de sanction inadaptés et excessifs.

Postulant qu’une autorité administrative indépendante n’était pas une juridiction et que les pouvoirs de sanction octroyés par le projet de loi pouvaient conduire à restreindre le droit de s’exprimer et de communiquer librement, le Conseil avait conclu que, eu égard à la nature de la liberté garantie par l’article XI de la Déclaration de 1789, le législateur ne pouvait, quelles que soient les garanties encadrant le prononcé des sanctions, confier de tels pouvoirs à une autorité administrative.

Le parallèle est évident avec la présente proposition de loi, que ce soit au niveau de la liberté concernée ou du pouvoir de sanction confié au CSA.

De surcroît, dans son avis, le Conseil d’État a mis en lumière que le fait de sanctionner une personne morale en raison des seuls agissements commis par d’autres personnes morales, qui peuvent être sans lien direct avec elle – ce serait par exemple le cas de filières de l’actionnaire de la société –, apparaît difficilement conciliable avec les principes constitutionnels de responsabilité personnelle et de proportionnalité des peines, garantis par les articles VIII et IX de la Déclaration de 1789.

Enfin, d’autres points juridiquement douteux et singulièrement flous laissent à penser que, en tant que législateurs, nous ferions preuve d’incompétence négative. En effet, le Conseil constitutionnel est attentif à ce que le législateur ne reporte pas sur une autorité administrative ou juridictionnelle le soin de fixer des règles ou des principes, dont la détermination n’a été confiée qu’à la loi en vertu de l’article 34 de la Constitution.

À cet égard, cet article a été élargi au secteur des médias lors de la réforme de 2008, grâce à un amendement des sénateurs socialistes, dont notre collègue David Assouline était le premier signataire. Désormais, le législateur a compétence pour établir les règles afférentes à la liberté, au pluralisme et à l’indépendance des médias.

En outre, l’incompétence négative est caractérisée quand le législateur adopte une loi trop imprécise ou ambiguë ou qu’il renvoie au pouvoir réglementaire de façon trop générale ou imprécise. Or, comme il a été démontré précédemment, le cœur même de ce texte, à savoir la définition de la fausse information, est explicitement imprécis et tend à mettre dans la difficulté le juge qui devrait l’interpréter.

Aussi, étant donné cette imprécision générale et constante, de nombreux contentieux risquent d’éclore et beaucoup d’inconnues demeurent.

Comment le juge des référés pourrait-il se prononcer sur des faits de nature à influencer un scrutin non encore advenu ? Comment effectuer un contrôle a priori sur un événement, dont l’aboutissement est par définition incertain ? Que signifie précisément et concrètement un service audiovisuel sous influence d’un État étranger ? Cette notion juridique est inexistante dans notre droit positif. Il eût été primordial de l’encadrer et de déterminer des critères qui permettent de l’appréhender. Malheureusement, il n’en est rien, et le risque d’incompétence négative est donc bel et bien réel.

En conclusion, mes chers collègues, j’aimerais seulement insister sur le danger qu’il y a à légiférer, sans prendre le temps nécessaire, sur un sujet aussi épineux, complexe juridiquement et aux implications si multiples.

« Pour agir avec prudence, il faut savoir écouter », disait Sophocle. Les doutes, pour ne pas dire la perplexité, sont unanimement partagés sur les travées de cette assemblée. J’espère, madame la ministre, que vous saurez nous écouter, à un moment où, une nouvelle fois, les médias, la liberté de la presse, ainsi que la liberté d’information et d’expression, qui sont intrinsèquement liés, sont fragilisés, voire attaqués.

Nous avons plus que jamais besoin que ces libertés soient strictement respectées, car elles sont les lettres de dignité de notre démocratie et les remparts contre toutes les vagues autocratiques que le monde d’aujourd’hui voit malheureusement déferler.

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