Intervention de Marie-Pierre de La Gontrie

Réunion du 26 juillet 2018 à 15h00
Lutte contre la manipulation de l'information — Exception d'irrecevabilité sur la proposition de loi organique

Photo de Marie-Pierre de La GontrieMarie-Pierre de La Gontrie :

Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le président de la commission des lois, madame la présidente de la commission de la culture, mes chers collègues, me voilà placée dans un exercice assez étrange, j’allais dire inédit : défendre une exception d’irrecevabilité dont le principe est partagé par la présidente de la commission de la culture et d’autres collègues, mais sur laquelle tant la commission que le Gouvernement émettront un avis défavorable.

Connaissant déjà l’avis des uns et des autres, je ne puis qu’être extrêmement modeste et humble. Néanmoins, je vais essayer de vous convaincre. Plusieurs groupes considèrent qu’il y a un réel problème de constitutionnalité, mais ne souhaitent pas voter l’exception d’irrecevabilité en raison des règles d’organisation de nos débats. Vous avouerez que l’exercice devient très ingrat pour moi, et je vous remercie, par conséquent, de m’encourager.

Le groupe socialiste et républicain a présenté une exception d’irrecevabilité sur chacun des deux textes qui nous sont soumis. Les motifs que nous soulevons ont été parfaitement développés par notre collègue Sylvie Robert. Nous considérons que ces textes sont de nature à porter atteinte aux principes constitutionnels que sont la liberté d’opinion et la liberté d’expression.

C’est notre responsabilité de législateur que de préserver la nature libérale de notre droit, de protéger les valeurs constitutionnelles, de garantir à la presse sa liberté, au-delà des contingences politiques et des tentations hégémoniques, de la préserver de toute tentative d’intimidation et d’interdire à quiconque, jamais, quelles que soient les circonstances, de prétendre qu’elle n’avait ni à enquêter ni à dénoncer.

Tel est le sens de notre engagement. C’est pour cette raison, mes chers collègues, que nous vous proposons d’adopter cette motion.

La liberté d’opinion et la liberté d’expression sont protégées par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – je n’y reviendrai pas, puisque les articles ont été cités précédemment et que chacun les connaît. Pourtant, les textes qui nous sont soumis aujourd’hui les menacent. Nous devons en être parfaitement conscients.

Madame la ministre, tout à l’heure, vous avez voulu nous rassurer, en précisant que ces textes ne pouvaient pas être dangereux, puisqu’ils étaient d’origine parlementaire – c’était l’un de vos trois arguments. Nous pouvons tout de même sourire ! Chacun a en mémoire l’engagement, très vibrant, du Président de la République, qui, constatant, non sans raison, la façon dont les rumeurs et les fausses informations – ou les vraies… – avaient pu circuler pendant sa campagne électorale, estimait qu’il y avait lieu de légiférer.

De ce fait, ne nous y trompons pas, les textes qui nous sont soumis n’ont qu’un objectif : préserver, si tant est que ce soit possible, ce qui ne semble pas l’être finalement, l’élection présidentielle.

Parlementaire récemment élue, j’adorerais que mes collègues députés fassent preuve d’autonomie dans leurs initiatives, mais, concernant ces textes, ce point n’apparaît pas tout à fait clairement, disons-le ainsi… En fait, il est évident que, pour des raisons diverses, le choix a été fait, de ce côté-là de la Seine, de privilégier la forme d’une proposition de loi, plutôt que celle d’un projet de loi.

Il nous semble que ces textes sont dangereux. D’ailleurs, l’actualité récente – l’histoire est parfois ironique ou cruelle – nous rappelle qu’il est possible qu’un homme se réclamant de la présidence de la République parvienne à déroger aux règles fondamentales de fonctionnement des services républicains de sécurité.

Elle nous rappelle aussi qu’une enquête journalistique qui révèle ces faits et rend compte de leurs conséquences peut être considérée par le Président de la République comme émanant d’« une presse qui ne cherche plus la vérité », d’un « pouvoir médiatique qui veut devenir un pouvoir judiciaire » ou d’un pouvoir qui aurait « la tentation de sortir de son lit »… Qui veut-on impressionner, lorsque l’on tient ce type de propos ? Quel organe de presse encourage-t-on à ne pas prendre le risque de publier des enquêtes ?

Nous devons toujours renoncer à l’inertie lorsqu’une liberté démocratique est en jeu. C’est bien le cas aujourd’hui. Oui, nous considérons qu’une information d’intérêt général a vocation à être rendue publique immédiatement dans la presse.

Cette loi a pour objectif, vertueux, de définir la fausse information et de la combattre, pour répondre à ce que le Président de la République, le 3 janvier dernier, a appelé « des bobards inventés pour salir les hommes politiques et la démocratie ».

La dangerosité passe d’abord par les mots. Or il était tellement simple de définir une fausse information que le Parlement s’y est repris à trois fois : la proposition de loi initiale a été, comme vous l’avez si joliment dit, madame la ministre, enrichie en commission – en clair, réécrite intégralement –, puis le texte a été, de nouveau, réécrit intégralement en séance, pour aboutir à des formules tout à fait alambiquées, au point qu’elles en deviennent dangereuses juridiquement.

Le texte vise également à permettre au ministère public, aux candidats et aux partis de saisir le juge des référés dans les trois mois qui précèdent un scrutin, afin de faire cesser ces fameuses fausses informations, qui seraient de nature à en altérer la sincérité.

Il faudra que l’on m’explique comment cela peut fonctionner. Je suis avocate de métier et je ne vois pas comment un juge pourra apprécier en quarante-huit heures – un exploit ! –, si une information, qui ne serait pas exacte, est de nature à altérer la sincérité d’un scrutin qui n’aura pas encore eu lieu. Cela revient à établir qu’une information qui n’existe pas est de nature à altérer le résultat d’un scrutin qui n’a pas eu lieu !

Il faut savoir que, dans ce domaine, normalement, le juge des référés se déclare incompétent, car il est le juge de l’évidence et renvoie au juge de l’élection la capacité de se prononcer sur l’altération du scrutin. Il est vrai que, dans un cas particulier, celui de l’élection présidentielle, un recours ne peut pas être utilement formé, puisque le juge de cette élection n’a pas la capacité d’annuler cette dernière.

Pour cette raison, j’ai la conviction que ce texte n’est en réalité construit que pour protéger les modalités de l’élection présidentielle, qui, sur cet aspect-là seulement, bien évidemment, a laissé un souvenir cuisant au Président de la République.

Il existe néanmoins un effet pervers : l’action judiciaire serait vraisemblablement infructueuse, ce qui du coup renforcerait les convictions de la personne poursuivie. Il faut aussi relever les risques de censure et d’autocensure, qui se développeront pour éviter les contentieux.

Les pouvoirs donnés au Conseil supérieur de l’audiovisuel posent également question, cela a été rappelé tout à l’heure de manière très précise par notre collègue Sylvie Robert. Nous nous élevons contre ces dispositions.

Ce texte a vocation à s’appliquer en période électorale, comme si, d’ailleurs, le problème des fake news ne se posait qu’à cette période-là, ce qui est en soi un véritable sujet de réflexion. Or les périodes électorales sont des moments où la démocratie s’exprime avec le plus d’intensité et revêt des symboles lourds, comme le rappelle régulièrement le Conseil constitutionnel.

Le groupe socialiste et républicain estime que nous ne pouvons pas prendre de risques sur un sujet aussi important que les droits fondamentaux des citoyens et de la presse. Il considère que ce texte est inconstitutionnel en raison des dangers pesant sur la liberté d’expression et sur la liberté d’opinion.

Encore une fois, l’actualité récente nous invite à la plus grande vigilance ; elle nous a brutalement rappelé l’importance des médias dans le processus démocratique et le fait que, sur ce point, tous ne semblent pas partager cette opinion… Cette actualité nous fait également comprendre que le risque d’une vérité instaurée, officielle ou même sous-entendue par l’État n’est pas acceptable. Les médias doivent rester libres d’investiguer, d’écrire et de publier. C’est la base même de la liberté d’expression.

Comme nous le voyons ces derniers jours, les médias font des révélations, que certains ne pouvaient imaginer, mais qui sont capitales pour la démocratie. La presse est un contre-pouvoir. Et Montesquieu, qui est très souvent cité depuis quelques jours – non à propos de ce texte, mais à propos de l’actualité – rappelait dans De l ’ esprit des lois : « Pour que l’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ».

Cette phrase doit être méditée encore aujourd’hui, et je vous invite, mes chers collègues à voter, avec le groupe socialiste et républicain, cette motion d’irrecevabilité.

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