Intervention de Bruno Retailleau

Réunion du 26 juillet 2018 à 15h00
Lutte contre la manipulation de l'information — Discussion générale commune

Photo de Bruno RetailleauBruno Retailleau :

Je voudrais commencer par dire, madame la ministre, combien ce moment est rare : nous avons peu de souvenirs, dans nos mémoires, de cas où deux commissions, des commissions importantes, compétentes, celle des lois, celle de la culture, aient fait le choix, à la quasi-unanimité de leurs membres, de la question préalable. Ce choix est partagé sur l’ensemble des travées de cet hémicycle : la très grande majorité, transpartisane, des expressions que vous avez pu entendre milite pour le rejet de ces textes.

Une telle situation n’est pourtant pas dans la logique habituelle du Sénat : notre logique à nous – vous le savez bien – est au contraire d’entrer dans un texte, pour essayer d’en améliorer les dispositions. Si, aujourd’hui, nous avons fait le choix de ces questions préalables, c’est parce que nous considérons que ces textes forment un bloc et qu’ils sont, en quelque sorte, irréparables.

Je voudrais, en quelques mots, tenter, non pas de vous persuader, mais au moins d’expliquer nos différentes positions.

D’autres l’ont dit avant moi : les fausses nouvelles n’ont rien de nouveau. Chacun a en mémoire deux grands moments, le pullulement des « canards » pendant la Révolution française et, aux États-Unis, en 1885, le feuilleton d’un grand quotidien newyorkais, le Great Moon Hoax, qui ont marqué, tant chez nous qu’outre-Atlantique, l’histoire de la propagation de fausses nouvelles.

Ce qui est nouveau, ce n’est pas l’existence de rumeurs, de tentatives de propagande, de fausses nouvelles ; ce sont les moyens technologiques qui sont mis en œuvre au service de leur démultiplication. Évidemment, le changement induit par le Web, cette extension planétaire d’internet, crée un cyberespace où prospèrent des tentatives de peser sur des scrutins. Nous avons tous en tête – il n’est pas question de négliger ces exemples – Cambridge Analytica et le scandale Facebook. C’est donc bien non pas à un changement d’échelle, mais à un changement de nature que nous avons assisté.

Ce constat posé, je m’interroge : les dispositifs que vous avez retenus dans ces deux textes – j’en dirai un mot tout à l’heure – sont-ils de bons remèdes ? Je ne le crois pas. Nous ne le croyons pas ; nous pensons même que ce remède peut être un poison pour nos libertés publiques.

S’agissant, tout d’abord, de l’efficacité du remède, là encore, un certain nombre d’intervenants qui m’ont précédé ont répété que nous disposons, en France, et depuis longtemps, d’un arsenal de dispositions, notamment législatives, permettant de lutter contre la propagation de fausses nouvelles. Le grand texte, le socle, évidemment, c’est la loi de 1881. Personne n’a cité – je le citerai donc, puisqu’il est question d’opérations préélectorales ou électorales – l’article L. 97 du code électoral. Et je passe sur de nombreuses autres dispositions – Christophe-André Frassa en a cité quelques-unes.

En réalité, vous auriez très bien pu, par exemple, prendre la loi de 1881 et la modifier, pour essayer de l’adapter. C’eût été une piste, sur laquelle nous aurions pu vous accompagner. Mais vous avez préféré créer ce monstre juridique qui, à mon avis, ne changera rien – je vais dire pourquoi.

Tout ceci, me semble-t-il, témoigne d’une profonde méconnaissance de ce qu’est internet, des mécanismes qui peuvent s’y déployer et du caractère souvent vain des tentatives pour le réguler. Je m’explique. Dire qu’internet est une zone de non-droit, c’est proférer une inexactitude. La loi de 1881 s’applique, bien sûr : je pourrais vous citer des dizaines de jurisprudences, notamment en matière de communications électroniques.

Au droit commun s’ajoutent des droits spécifiques : l’article 226-8 du code pénal a été cité par le rapporteur ; je citerai également l’article 222-33-2-2 du même code. Nous pouvons donc nous appuyer sur un certain nombre de dispositifs. La grande loi LCEN pour la confiance dans l’économie numérique du 21 juin 2004, transposant la directive européenne du 8 juin 2000 sur le commerce électronique, enjoint aux fournisseurs d’accès et de contenus de coopérer : ils ont un devoir d’assistance dès lors que le contenu a été déclaré comme illicite.

On entend souvent dire – on voit même parfois écrit – qu’internet est une zone de non-droit. Pas tout à fait ! Je suis certes parfaitement d’accord pour dire qu’internet est un phénomène extrêmement complexe, qui a d’ailleurs été conçu, précisément, pour être un espace de liberté mondial, planétaire. Son caractère viral – il en a été question tout à l’heure –, sa globalité, son instantanéité, son extraterritorialité, alors que notre droit, qu’il soit fiscal ou pénal, est ancré dans un territoire, sont bien sûr autant de limites qui fragilisent les ripostes juridiques.

Pour autant, la question posée est celle de l’efficacité : les dispositifs que, via ces deux textes, vous avez prévus, c’est-à-dire le CSA et le juge des référés, sont-ils efficaces pour apporter de vraies réponses ?

La réponse est non ! Le juge des référés est le juge de l’urgence et le juge de l’évidence. Vous lui demanderiez, en quarante-huit heures, dans des périodes de débat public intense, d’examiner des conditions cumulatives – je l’ai noté, et vous l’avez rappelé tout à l’heure –, prenant le risque de faire cesser le débat public dans un moment démocratique extrêmement particulier ? Croyez-vous un seul instant que le juge des référés pourra prendre cette responsabilité ? Je ne le pense pas, pour des raisons, aussi, de surcharge de travail des juridictions, un problème que Philippe Bas connaît bien.

Quant à l’autre dispositif, dont le cœur est le CSA, sera-t-il plus efficace ? Je ne le crois pas non plus : le CSA a ses propres règles ; il est le régulateur de l’audiovisuel. Très franchement, s’il voulait se lancer dans des opérations qui nécessiteraient des centaines de milliers de requêtes quotidiennes, il ne le pourrait pas. Tout au plus pourra-t-il dialoguer avec un certain nombre de plateformes, pour s’assurer que celles-ci auront bien prévu quelques dispositifs.

Vous le voyez, le remède ne sera pas efficace. Notre crainte est que, non contents d’être inefficaces, ces deux textes ne deviennent des poisons vis-à-vis des libertés publiques. Le mot est fort ; mais si ces textes, font, ici, au Sénat, maison gardienne des libertés publiques, la quasi-unanimité contre eux, c’est bien parce que nous pensons qu’il existe un risque, qui naît – d’autres l’ont très bien dit il y a quelques instants – de la définition de la fausse nouvelle.

Vous avez bien observé que l’Assemblée nationale avait procédé à tâtons. Et les tâtonnements ont abouti à quelque chose qui ressemble fort, en définitive, à une tautologie – un collègue en faisait la remarque, il y a quelques jours, en commission de la culture.

Le parcours de ce texte a été heurté : c’est l’un des seuls, avec la révision constitutionnelle, d’ailleurs, pour d’autres raisons, dont la discussion a été interrompue brutalement à l’Assemblée nationale. On le sait très bien : la définition de la fausse nouvelle pose problème.

Il faut relire l’avis du Conseil d’État : le problème est en particulier, à travers les mots choisis, celui de l’imprécision. Attention, donc ! Le risque est d’instaurer une sorte de vérité officielle. Ce risque a été accru par l’une de vos déclarations, madame la ministre, lorsque vous avez mis en doute le discernement de nos concitoyens.

Je pense qu’il faut être extrêmement prudent. Nos concitoyens sont des hommes et des femmes responsables ; ils peuvent certes être abusés, mais on doit aussi leur faire confiance. Et il n’y aurait rien de pire, de ce point de vue, qu’une vérité officielle, qu’une vérité d’État.

Ces propositions de loi ont pour seule vocation d’honorer des engagements présidentiels. Et le Gouvernement se cache derrière elles.

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