Intervention de Catherine Morin-Desailly

Réunion du 26 juillet 2018 à 15h00
Lutte contre la manipulation de l'information — Question préalable sur la proposition de loi

Photo de Catherine Morin-DesaillyCatherine Morin-Desailly :

En l’état, comme l’observe le groupe Les Républicains dans sa motion tendant à opposer la question préalable, la proposition de loi incite les plateformes à supprimer les contenus qui pourraient les exposer à des sanctions, ce qui est susceptible, en cas d’excès de zèle, de constituer une menace pour la liberté d’information et d’expression.

Comme je l’ai rappelé, la proposition de loi se heurte au verrou de la directive européenne e-commerce de juin 2000, qu’il faut rouvrir pour clarifier le statut et la responsabilité des grands acteurs de l’internet dans l’accès à l’information.

Il y a, ensuite, les dispositions du titre Ier, qui suscitent une vive inquiétude – c’est le point essentiel. Sur ce sujet, je salue le travail rigoureux du rapporteur de la commission des lois.

Notre commission partage l’analyse de nos collègues du groupe Les Républicains, qui insistent dans leur motion sur « la difficulté qu’il y aura à caractériser l’infraction, ce qui rendra la procédure au mieux inefficace, au pire dangereuse pour l’expression des opinions ».

De même, nos collègues du groupe socialiste et républicain estiment dans leur motion tendant à opposer la question préalable que ces dispositions « ne permettront pas de lutter réellement contre la manipulation de l’information et la propagation des fausses nouvelles ».

Par ailleurs, comme le soulignent cette fois nos collègues du groupe Union Centriste, ce texte peut même apparaître dangereux pour la liberté d’expression. N’oublions pas que nous touchons ici à une liberté essentielle, affirmée dès 1789, et dont la liberté de la presse constitue le corollaire.

Les professionnels de l’information que nous avons auditionnés – je vous renvoie aux comptes rendus de nos nombreuses auditions – ne nous ont pas dit autre chose, ce qui a achevé de nous convaincre.

La définition des « fausses informations » adoptée par l’Assemblée nationale ne convainc pas par ailleurs ! Elle ne permettra pas de lutter contre les fake news, mais apparaîtra nécessairement comme un dispositif « permettant d’étouffer certaines affaires », pour reprendre les termes de la motion tendant à opposer la question préalable de nos collègues centristes.

Le référé est également décrié par les professionnels, qui le trouvent à la fois trop court et trop long. Trop court pour le juge, avec le risque, s’il ne devait pas ordonner le retrait de l’information contestée, que celle-ci se voie dotée d’un brevet de respectabilité. Trop long ensuite pour les médias et pour les citoyens, compte tenu de la vitesse de diffusion des informations, sans doute même plus rapide pour les fausses nouvelles que pour les vraies !

Fallait-il en réalité de nouvelles dispositions législatives ? On peut en douter, tant notre pays dispose déjà d’un large arsenal législatif à cet endroit. Le code électoral condamne la diffusion de « fausses nouvelles », le code pénal réprime la diffusion « d’informations malveillantes de nature à fausser la sincérité d’un scrutin », la loi du 29 juillet 1881 prévoit un délit de diffamation. Enfin, l’article 6 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique prévoit que les chapitres IV et V de la loi de 1881 sont applicables aux services de communication en ligne.

J’en viens aux dispositions de la proposition de loi qui concernent le rôle du régulateur. Les professionnels de l’information ont également évoqué leur préoccupation par rapport à une loi qui reconnaît une nouvelle responsabilité au CSA sur l’information, au détour d’un texte qui n’a fait l’objet d’aucune véritable concertation.

La question de la régulation de contenus sur internet ne peut, selon moi, que s’apprécier et se travailler en étroite coopération et réflexion avec les autres autorités indépendantes concernées par les droits et libertés numériques.

En matière audiovisuelle, la mise en demeure de Russia Today par le CSA, le 28 juin dernier, au motif que la traduction d’un reportage manquait de sincérité, montre que le régulateur dispose déjà des moyens d’agir. Dès le lendemain, comme il fallait s’y attendre, le régulateur russe a menacé d’interdire la diffusion de France 24 en Russie au nom d’une violation du droit des médias russes.

Cet exemple montre bien que la lutte contre les fausses informations ne peut pas être distinguée en réalité de la définition d’une relation globale que notre pays souhaite conduire avec certaines puissances maniant à la fois l’outil des coopérations et celui de l’intimidation, avec des objectifs géopolitiques.

On comprend mieux la réserve du CSA face à ces nouveaux pouvoirs qu’il n’avait pas demandés. Lors de son audition par notre commission le 18 juin dernier, son président nous a ainsi indiqué qu’il n’avait contribué « ni à sa rédaction, ni à son suivi, ni aux travaux de réflexion menés par les députés », et que le collège n’avait jamais débattu de ce texte.

Madame la ministre, vous avez entendu l’ensemble des orateurs des groupes. Il est rare qu’un texte réussisse à unir contre lui tant les juristes que les professionnels du secteur et à susciter un soutien si timide du régulateur. Il est encore plus rare que trois groupes politiques – les plus importants en nombre, mais je n’oublie pas mes autres collègues qui se sont exprimés – et deux commissions permanentes déposent des motions tendant à opposer la question préalable.

La question des médias touche aux fondements de notre démocratie, c’est ce que l’ensemble des orateurs ont tenu à rappeler. Elle appelle donc des initiatives prudentes et justifie la recherche du consensus le plus large possible. Les conditions de ce consensus ne sont, à l’évidence, aujourd’hui pas réunies. Il serait préférable, madame la ministre, de profiter du lancement ce jour des États généraux des nouvelles régulations numériques par votre collègue Mounir Mahjoubi, pour réfléchir de manière approfondie à des solutions plus ambitieuses et plus offensives au niveau européen.

Ensuite, le sujet du numérique doit être traité de manière globale, et non plus parcellaire, à travers des législations de circonstance qui ne font que fragmenter le débat, alors que les problématiques sont transversales.

Tout renvoie à un ensemble de questions régulièrement évoquées à propos des GAFAM, Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft : problèmes de fiscalité, abus de position dominante, entraves à une juste concurrence, défense des droits d’auteur et de la propriété intellectuelle. Tout est, bien entendu, lié au monopole de ces géants américains, peut-être bientôt chinois, et à la régulation désormais nécessaire de ce nouvel espace politique et social que constitue l’écosystème numérique.

En tout état de cause, la commission de la culture, de l’éducation et de la communication considère qu’une lecture détaillée du texte ne permettra pas de lever les sérieuses réserves soulevées, ce que nous regrettons.

Dans ce contexte et en son nom, je vous propose donc d’adopter la présente motion. Dans sa sagesse, le Sénat, grand défenseur des libertés, ne peut sans assurances risquer de toucher à la liberté d’expression et à la liberté d’informer.

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