Intervention de Rachel Mazuir

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 27 juin 2018 à 9h30
Évolution de la situation en libye — Examen du rapport d'information

Photo de Rachel MazuirRachel Mazuir, co-président du groupe de travail :

L'actualité récente a une nouvelle fois mis en exergue la Libye. Le 29 mai dernier, par une déclaration conjointe, les quatre principaux acteurs politiques, sous les auspices des Nations unies et de la communauté internationale, s'engageaient à la poursuite du processus de réconciliation et à la tenue d'ici la fin de l'année 2018 d'élections législatives et présidentielles. La semaine dernière, un navire de l'ONG SOS Méditerranée transportant à son bord 629 migrants rescapés du naufrage d'embarcations au départ des côtes libyennes se voyait refuser l'accès aux ports italiens et dérouté vers l'Espagne, à la suite d'une décision du ministre de l'intérieur déclenchant une crise au sein de l'Union européenne.

La situation de la Libye, son instabilité depuis 2011, la crise qui s'y est installée, l'absence d'Etat ont créé sur l'autre rive de la Méditerranée une situation de vacuité propice au développement de menaces pour les Etats voisins, y compris en Europe.

C'est l'état de cette situation que la Commission nous a demandé de lui présenter. Nous nous sommes documentés en réalisant 21 auditions à Paris, un déplacement de 4 jours à Tunis où nous avons rencontré le représentant spécial des Nations unies, M. Ghassan Salamé, de nombreux acteurs du jeu politique libyen et de parties prenantes (diplomates, ONG, divers agences des Nations unies...), puis la semaine dernière à Rome où nous avons souhaité recueillir le sentiment de nos partenaires italiens qui connaissent bien la Libye et sont, eux aussi, très engagés dans ce pays.

Nous avons choisi de vous présenter quatre focus : un rappel des rapports de forces et un état de la situation de la menace terroriste, un état des lieux de la question des migrants, une présentation par Christine Prunaud du processus politique de réconciliation engagé par les Nations unies, enfin, une réflexion de Jean-Pierre Vial sur l'attitude des Etats de la communauté internationale impliqués en Libye et sur la nécessité de la cohérence de leur position pour asseoir le processus de réconciliation et de stabilisation.

Nous n'avons pas, face à la complexité de ce dossier et à la connaissance limitée que nous en avons même au terme de cette étude, eu la prétention de présenter les voies et moyens d'une solution à la crise qui appartiennent au premier chef aux Libyens eux-mêmes et que personne n'est en mesure de leur imposer.

Pour comprendre la situation, il faut avoir en mémoire :

- l'étendue de la Libye, c'est 3 fois la France ;

- la faiblesse de sa population : 6,5 millions d'habitants, concentrés sur les côtes : 65% en Tripolitaine, 28% en Cyrénaïque, 7% dans le Fezzan ;

- l'absence d'une culture institutionnelle et de structures étatiques fortes, même à l'époque de Kadhafi ;

- une économie basée sur l'exploitation des hydrocarbures qui représentent 95% des revenus de l'Etat et un système de redistribution avec une hypertrophie du secteur public qui emploie 75% de la population active et des prix subventionnés pour les produits de base, dont les carburants.

La guerre civile de 2011 va conduire à la fragmentation de la société libyenne, à sa militarisation et à une dégradation de son économie.

1re conséquence : la base de solidarité tribale a retrouvé sa fonction y compris dans les zones urbaines et se combine avec des clivages plus récents de nature politique ou idéologique liés aux évolutions dans le monde arabo-musulman, notamment sur la place de l'islam politique, et avec une tradition de clientélisme qui fait que chaque parcelle de pouvoir est une source de bénéfices financiers à redistribuer.

2e conséquence : la guerre civile a entraîné une militarisation de ces groupes qui assurent d'une certaine façon l'ordre, mais participent aussi aux rapports de forces politiques et perturbent le fonctionnement des institutions. On en dénombre plusieurs centaines. Leurs alliances sont versatiles et fragiles.

3e conséquence : l'instabilité a provoqué une baisse de la production pétrolière et une crise économique qui se traduit par un déficit budgétaire récurrent, une inflation importante, un chômage en hausse, une dégradation des services publics, une crise de liquidités et un appauvrissement de la population. Sans redressement rapide, la Libye est à la veille d'une crise humanitaire. Dans ce contexte, l'économie illégale faite de fraudes et de trafics, y compris celui des êtres humains, s'est développée rapidement. Comme l'a relevé le RSSGNU Ghassan Salamé, « l'économie libyenne est devenue une économie de prédation ». La conquête ou la conservation de chaque parcelle de pouvoir se lisent en termes de captation de revenus et de capacités de redistribution. C'est sans doute l'une des principales difficultés pour avancer dans le processus de stabilisation de la Libye.

4e conséquence : sur le plan politique et sécuritaire, s'est installé un rapport de forces entre l'Ouest et l'Est.

A l'Ouest, la situation est confuse. En 2014, les forces politiques et militaires dominantes n'ont pas reconnu le résultat des élections législatives. Le Conseil général national, issu des élections de 2012 au sein duquel les partisans de l'islam politique sont influents, a poursuivi son activité obligeant les nouveaux députés à s'exiler à Tobrouk.

Pour autant, le paysage politico-sécuritaire est très fragmenté.

Tripoli est aux mains de trois milices importantes d'obédiences diverses mais qui s'entendent habituellement pour contrôler la capitale. Misrata demeure un pôle puissant, disposant de véritables forces armées aguerries mais qui ont été affaiblies par leur retrait de Tripoli et par les pertes subies lors des combats contre Daech à Syrte. Un autre pôle, révolutionnaire mais hostile à l'islam politique, est celui de Zintan.

A l'Est, la Cyrénaïque est le point de départ de l'opération militaire « Dignité » lancée en mai 2014 par le maréchal Haftar avec des éléments de l'Armée nationale libyenne et des milices alliées tribales ou salafistes madkhalistes, pour chasser du pouvoir les tenants de l'islam politique. Cette force est assez puissante puisqu'elle dispose d'une aviation et d'unités d'artillerie et de blindés. Elle est soutenue par l'Égypte et les Émirats arabes unis. L'Est est aussi le siège de la Chambre des représentants élue en juin 2014 qui s'est réfugiée à Tobrouk sous la pression des milices proches de l'islam politique.

Le camp de l'Est a progressé militairement en reprenant Benghazi. Il a aussi repris le Croissant pétrolier des mains d'une milice tribale ce qui a permis sa remise en exploitation par la compagnie nationale, mais la région demeure instable et subit depuis quelques jours une attaque de grande ampleur. Il a enfin étendu son influence vers le sud grâce à des jeux d'alliance, mais celles-ci sont versatiles.

La situation dans le Sud est plus confuse. Elle repose sur des équilibres tribaux entre Arabes, Touaregs et Toubous qui se disputent les divers trafics sur les itinéraires reliant l'Afrique subsaharienne à la Méditerranée. Cela donne lieu à de fréquents accrochages, autour de Sebha. Les camps de l'Ouest et de l'Est interfèrent dans ses rivalités. Notons également dans ce jeu, la présence de groupes armés rebelles tchadiens et soudanais dont c'est la zone traditionnelle de refuge et qui se mettent au service des plus offrants comme mercenaires.

Issus de l'accord de Skhirat en décembre 2015, un conseil présidentiel représentant les différentes parties prenantes et un gouvernement d'entente nationale présidée par M. Sarraj ont été mis en place. Partie prenante à cet accord, la Chambre des représentants a été confirmée. Un Haut Conseil d'Etat dont les membres sont issus du Conseil général national a été créé. S'il bénéficie du soutien de la communauté internationale, le Gouvernement a du mal à exercer sa pleine souveraineté car il n'a pas été investi par la Chambre des représentants et même si de nombreuses composantes de l'Ouest reconnaissent son autorité, il reste très dépendant pour sa sécurité des milices de Tripoli et de négociations avec les différents groupes armés. Cependant il contrôle jusqu'à présent les grandes institutions économiques et donc les ressources financières.

Aucun des deux camps n'est aujourd'hui en mesure de l'emporter sur le plan militaire. Cette prise de conscience fait l'actualité de la solution « politique » depuis 2016 mais les parties prenantes tardent à s'accorder ; le statu quo préserve les situations acquises même s'il nuit à l'intérêt général.

Cette situation confuse a permis le développement de groupes terroristes qui menacent aussi bien la stabilité intérieure que celle des pays voisins.

Des groupes djihadistes locaux préexistants se sont renforcés comme Ansar al-Charia à Benghazi et à Derna.

La Libye est également une zone d'opération pour Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), en connexions avec les groupes opérant dans la bande sahélo-saharienne.

Daech a profité du chaos libyen pour constituer une emprise territoriale autour de Syrte, y installer des camps d'entraînement et perpétrer des attaques menaçant le Croissant pétrolier à l'Est et la ville de Misrata à l'Ouest. Il a reçu aussi des ralliements de groupes sur tout le territoire.

Ces implantations représentent un risque sécuritaire pour les pays voisins. Le territoire libyen a servi de base de lancement d'opérations terroristes. En 2013, le site gazier d'In Amenas en Algérie a été attaqué par le groupe dirigé par Mokhtar Belmokhtar. Les attentats de 2015 et 2016 en Tunisie ont été organisés depuis la Libye. L'implantation des groupes liés à AQMI dans le Sud libyen constitue une base de remise en condition et d'entrainement des groupes qui agissent dans le Sahel. L'Égypte elle-même est soucieuse de la sécurité de sa frontière. Enfin, des groupes terroristes ont orchestré, depuis la Libye, des attentats sur le sol européen le 26 décembre 2016 à Berlin et le 22 mai 2017 à Manchester.

Ces groupes sont combattus par les principales composantes libyennes. En 2017, le maréchal Haftar a repris Benghazi aux groupes islamistes extrémistes aux termes de trois années de combat. En 2016, plusieurs forces dont les puissantes milices de Misrata, organisées sous l'opération Bunyan al-Marsous, ont repris Syrte à Daech aux termes de combats meurtriers (700 morts du côté de Bunyan, 2000 du côté de Daech).

Ces deux opérations ont bénéficié du soutien de plusieurs puissances régionales et internationales. Les forces spéciales italiennes, britanniques et françaises y ont contribué, tout comme l'Égypte et les Émirats arabes unis, qui ont offert un soutien militaire, matériel et financier à l'ANL. Les États-Unis ont mené des frappes décisives, qui se poursuivent encore aujourd'hui, pour empêcher Daech et AQMI de restaurer leurs capacités opérationnelles. Les opérations antiterroristes se poursuivent à l'échelle nationale : à l'Est, avec l'opération de l'ANL sur la ville de Derna, comme à l'Ouest avec une nouvelle initiative du GEN.

Ce soutien s'explique par l'importance géostratégique de la Libye au centre de la région méditerranéenne, sa proximité avec l'Europe et la porte d'entrée qu'elle constitue sur l'Afrique. On se souvient des craintes exprimées par Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la défense, devant notre Commission, d'une connexion forte entre les théâtres du Sahel et du Levant. La lutte contre le terrorisme est un point d'intérêt important pour la France dans son engagement à la résolution de la crise libyenne.

Aujourd'hui, la présence de Daech et AQMI a nettement diminué. EI en Libye compterait dans ses rangs entre 500 et 700 combattants à la mi-2018 et ne contrôle plus de territoire, contre 300 hommes pour AQMI.

Pour autant, l'optimisme ne peut être que relatif. En l'absence d'une armée et d'une police unifiée et sans stabilité retrouvée, ces groupes terroristes parviennent à se maintenir et à mener des attaques comme récemment Daech contre la Haute Commission électorale à Tripoli, le 2 mai 2018, le nombre d'attaques s'étant même accru depuis le début de l'année.

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