Pierre Laurent est désigné vice-président en remplacement de M. Thierry Foucaud.
Mes Chers collègues, nous accueillons à présent M. Patrick Youssef, directeur régional adjoint pour l'Afrique du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Entré au CICR en 2005, M. Youssef a effectué des missions au Soudan, au Tchad, en Irak et à Guantanamo. De 2010 à 2013, il a été chef adjoint des opérations pour le Proche et le Moyen-Orient. Il a également dirigé la délégation du CICR en Irak pendant plus de deux ans. Depuis janvier 2016, M. Youssef est directeur régional adjoint pour l'Afrique et il gère à ce titre les opérations du CICR au Maghreb, dans la région du Sahel, dans le bassin du lac Tchad et en Afrique de l'Ouest.
Monsieur le Directeur, après nous être focalisés à de nombreuses reprises sur la situation sécuritaire au Sahel du fait de l'engagement de nos forces armées dans cette région, nous souhaiterions élargir quelque peu la perspective en évoquant l'Afrique de l'Ouest dans son ensemble et en mettant l'accent sur les aspects humanitaires. Les importants flux économiques et humains entre les différentes sous-régions nous incitent d'ailleurs à cette vue plus générale. On sait notamment que les pays côtiers et en particulier leurs zones urbaines sont en réalité la première destination des migrants en provenance du Sahel. Parallèlement, des routes de migration partent de plus en plus des pays de l'Afrique de l'Ouest pour rejoindre l'Europe via notamment la Libye. Cette question a d'ailleurs été abordée par le Président Macron lors de la première visite d'un chef d'Etat français au Ghana, le 30 novembre 2017. On sait que les flux en provenance de Guinée par exemple sont très importants. Pourriez-vous évoquer ces mouvements migratoires et leurs conséquences humanitaires ?
Par ailleurs, l'application du droit international humanitaire (DIH) est l'un des grands défis de cette région confrontée à de nombreux conflits, entre les populations et les groupes armés mais aussi entre ceux-ci et les armées régulières des pays de la région ou les forces internationale déployées sous l'égide des organisations internationales africaines ou de l'ONU. Récemment, au Mali, une fosse commune a été découverte dans le centre près de Mopti, et les forces armées maliennes pourraient être impliquées ; une enquête a été ouverte par le Gouvernement.
Dans ce contexte, pourriez-vous nous présenter un état des lieux de l'application du droit humanitaire par les parties en présence et des efforts accomplis par le CICR pour améliorer cette application ? De manière plus générale, quels sont les effets sur le plan humanitaire des efforts accomplis pour lutter contre le terrorisme et pour réguler les migrations ?
Enfin, une autre question nous préoccupe particulièrement : celle de l'état des systèmes de santé en Afrique de l'Ouest quatre ans après la grande crise du virus Ebola de 2014. Je vous laisse à présent la parole.
Je voudrais tout d'abord vous remercier pour cette audition car je suis convaincu qu'il faut renforcer les liens entre le CICR et les parlements. Sur le Sahel tout d'abord, il y a évidemment les conséquences des pressions climatiques, mais surtout la situation de violence, de tensions communautaires, de conflits armés, que ceux-ci mettent en jeu des Etats ou des groupes non-étatiques.
Le CICR a pour vocation de répondre aux besoins des gens affectés directement ou indirectement par ces conflits, ce qui nous amène à négocier aussi bien avec les acteurs étatiques qu'avec les acteurs non-étatiques. Notre valeur ajoutée vient de notre proximité aux victimes. Et notre neutralité et notre impartialité sont des éléments très important de notre action.
Le CICR est présent dans la majorité des pays de la région, parfois dans des zones critiques comme Agadès ou Kidal. Nos partenaires naturels sont les Croissant-Rouge et Croix-Rouge de ces pays, mais aussi d'autres pays comme par exemple la Croix-Rouge française.
Le Sahel fait face à de nombreux défis :
- un défi environnemental, avec le réchauffement climatique qui produit des effets dramatiques sur la production agricole, alors que 80 % de la main-d'oeuvre est employée dans le secteur agricole ;
- un défi démographique, avec le doublement de la population d'ici vingt ans, ce qui va nécessairement générer des conflits territoriaux ;
- un défi alimentaire, avec une malnutrition chronique ;
- un défi sécuritaire, enfin, qui pèse sur des millions de personnes, surtout les plus jeunes, dont certains n'ont parfois même pas connu la maison d'origine de leur famille.
Les migrations à l'intérieur et à l'extérieur de l'Afrique sont très dynamiques. Les pays d'Afrique du Nord sont devenus les réceptacles de ces mouvements migratoires. Seul le retour de la paix pourrait réduire significativement ces flux migratoires. En attendant, les migrants qui arrivent en Europe méritent d'être traités avec compassion et dignité. Je reviens d'une visite en Libye, où j'ai pu observer que les Libyens eux-mêmes vivent dans des conditions très difficiles. Il faut donc aussi penser à aider les habitants de ces pays-réceptacles des flux migratoires. En matière de migration, l'action politique ne peut se limiter à tenter de restreindre le nombre de migrants qui arrivent : les Etats doivent aussi accomplir leur devoir humanitaire et aider ces migrants.
Il y a aussi la problématique des migrants disparus ; la Méditerranée est devenue un immense cimetière et les Etats européens doivent aussi s'efforcer d'aider les familles des migrants disparus à savoir ce qui a été leur sort. Je rappelle le principe de non-refoulement des demandeurs d'asile et de certaines catégories de migrants. Nous devons également être vigilants à la question de la détention : la liberté des migrants devrait être la norme.
J'en viens maintenant à l'application du DIH dans la région. L'Afrique de l'Ouest compte 16 pays, dont seul un tiers est affecté par les conflits. Parfois, ceux-ci mettent aux prises des groupes armés sans commandement clair, ce qui rend plus difficile l'application du DIH. Nous tendons la main à tous les groupes armés pour essayer de faire respecter le DIH. Le deuxième défi est de faire intégrer le respect des non-combattants, non seulement du point de vue du droit humanitaire, mais aussi du point de vue du droit islamique.
Il faut rappeler que le droit humanitaire ne s'applique pas systématiquement. Les actions menées contre les groupes armés ne sont pas interdites par le DIH. Par ailleurs, on observe en Afrique de nombreuses actions violentes, parfois menées par des inconnus qui attaquent des soldats ou des civils, par exemple début mai au Nigéria. Dans la plupart de ces cas, le DIH ne s'applique pas. Cette branche du droit est relativement récente dans l'enseignement des universités d'Afrique de l'Ouest, même si elle se développe rapidement. De même, certaines activités criminelles ne sont pas le fait de groupes armés et ne relèvent pas à ce titre du droit humanitaire.
Il faut préciser que, de plus en plus souvent, on trouve sur le terrain des coalitions d'États, parfois associées à des groupes armés non-étatiques. Il faut rappeler aux Etats la complexité des conflits et aussi la responsabilité qui va avec le soutien qu'ils apportent à des groupes armés. L'approvisionnement en armes devrait venir avec le souci du respect du DIH.
Pour finir, il y a la dimension sanitaire : les conflits touchent tous les secteurs, dans la santé. On observe des épidémies, avec des taux de mortalité très élevés. Parallèlement, les systèmes de santé sont très affaiblis.
Dans quelques zones prioritaires du CICR, les conflits empêchent l'accès aux zones les plus difficiles. Les attaques sur les hôpitaux et les centres de santé ont diminué. Importe aussi la vaccination ou l'effort contre les maladies, par exemple le paludisme. On constate que l'aide apportée pour vaincre le virus Ebola n'a pas eu d'impact à long terme. Dans les trois pays concernés (Guinée équatoriale, Libéria, Sierra Leone), le CICR a arrêté son activité directe pour se concentrer sur la responsabilisation des acteurs locaux.
Parmi les objectifs de notre action, il y a bien sûr l'aide directe, mais aussi l'effort pour freiner la détérioration de la situation et permettre un jour la reconstruction de ces pays. Il faut favoriser la résilience des communautés et des individus, par exemple en proposant de l'argent ou du matériel plutôt que des sacs de riz, leur donner le moyen de regagner leur dignité.
Merci, monsieur le directeur, pour cette présentation et pour l'ensemble des actions que vous menez. Le dernier point que vous venez d'évoquer est particulièrement intéressant.
Les besoins dans les pays de l'Afrique de l'Ouest sont très importants - sur les plans alimentaire, sanitaire... et le sont davantage encore en période de conflit. Je souhaiterais que vous nous présentiez, de manière plus précise, les actions menées par le CICR sur le terrain et leurs résultats. Par ailleurs, combien d'organisations non gouvernementales (ONG) françaises travaillent à vos côtés et quelles difficultés rencontrent-elles ? Sont-elles amenées à se retirer compte tenu de la situation ou continuent-elles, malgré tout, leurs actions - le cas échéant, dans quelles conditions ? Enfin, sur quels soutiens étatiques pouvez-vous compter ?
Au Togo, des figures de la défense des droits de l'homme sont victimes de harcèlement, de répression et de désinformation. Le 4 avril dernier, plusieurs d'entre elles ont été arrêtées, dont Assiba Johnson, contre qui deux chefs d'accusation ont été retenus : propagation de fausses nouvelles et atteinte aux autorités publiques. N'y a-t-il pas un risque de recul des droits de l'homme dans l'ensemble des pays de cette région ? Par ailleurs, lors de la mission de notre commission à Djibouti, j'ai pu mesurer l'attachement de la population à la langue française. La francophonie peut-elle constituer un levier d'action en Afrique de l'Ouest ?
Selon les organisations onusiennes, il existe en Afrique des dizaines de millions de personnes qui n'ont pas d'état-civil. Les familles déclarent le premier enfant - surtout s'il s'agit d'un garçon - mais « oublient » de déclarer les suivants, parfois en raison de la distance qui les sépare de la mairie, ou du coût des démarches administratives. Quid de ces personnes qui « n'existent pas » et qui, par conséquent, peuvent être victimes de trafics d'êtres humains ? La Croix-Rouge est-elle consciente de ce problème très important en Afrique et qui concernerait quelque 180 millions de personnes dans le monde selon l'ONU ? Comment agissez-vous contre ce phénomène ?
La mise en esclavage de migrants en Libye a été récemment mise en lumière. Cette situation pousse ces migrants à tenter la traversée de la Méditerranée, au péril de leur vie. Je rappelle à cet égard que le nombre de morts est plus important entre l'île d'Anjouan et Mayotte qu'en Méditerranée. Vous avez parlé des « zones » d'accueil de migrants qui m'ont rappelé le village de Kakuma au Kenya où un camp de réfugiés a été construit, faisant de ce village l'équivalent de la dixième ville du pays en nombre d'habitants. Que penseriez-vous de la mise en place de grandes zones humanitaires où les populations pourraient s'établir en cas de conflit, et préparer, par la suite, le retour vers leur territoire d'origine conformément à leur souhait ?
Je voudrais vous interroger sur votre financement et vos choix d'intervention. Votre mode de financement est très particulier : vous recevez parfois des fonds publics pour conduire des missions précises, mais vous bénéficiez aussi de fonds privés. D'ailleurs, vos capacités budgétaires sont parfois supérieures à celles des États dans lesquels vous intervenez. Comment se font vos choix d'interventions et d'investissements ? En effet, le CICR apporte un soutien important, mais il ne peut pas intervenir partout. L'utilisation des dons manque toutefois de transparence alors que les Français sont très généreux en la matière.
Dans votre présentation, vous avez abordé la question des conflits « larvés » sans toutefois évoquer celui du Sahara occidental. J'ai eu l'occasion de me rendre dans les camps de Laâyoune. Quelle est aujourd'hui la situation de ce territoire vis-à-vis du Maroc qui le revendique ?
La qualité du travail de la Croix-Rouge n'est plus à démontrer. J'ai visité le camp de réfugiés de Zaatari en Jordanie et constaté les tensions qui pouvaient exister entre les ONG présentes sur place. Avec quelles ONG travaillez-vous ? Une mutualisation des moyens dans le cadre de grands projets est-elle envisageable ?
Je vous remercie de votre action en Afrique de l'Ouest et dans le monde en général. Au sein de notre commission, nous avons créé un groupe de travail sur l'évolution de la situation en Libye où l'État n'existe plus. S'agissant de l'accueil des migrants, nos demandes de solutions politiques, tant au plan national qu'européen, n'ont pas abouti. Quelle influence la France a-t-elle pour améliorer la situation en Libye ? Par ailleurs, avez-vous accès aux camps dans le Sud du pays pour nous éclairer sur les conditions de vie des migrants ?
En Tanzanie, des drones sont utilisés pour approvisionner les hôpitaux en médicaments et réaliser des cartographies. Quel regard portez-vous sur l'utilisation des nouvelles technologies dans le domaine de la santé et dans la lutte contre la famine ?
Merci pour vos questions, car dans mon introduction d'une quinzaine de minutes, je n'ai pas pu vous présenter tous les actions du CICR dans la région. Nous avons 2 500 employés sur toutes les lignes de front, qui travaillent nuit et jour dans nos centres de santé, et notamment des équipes chirurgicales dans les régions les plus reculées comme à Diffa, à Agadès et à Maiduguri où j'étais fin janvier et où il a fallu accueillir en une soirée 54 blessés de guerre.
L'action du CICR, dans toutes ces zones, se déploie dans cinq domaines spécifiques. En premier lieu, nous sommes encore une organisation qui répond aux urgences. Elle apporte une réponse urgente en distribuant de l'eau ou de la nourriture, même dans des conflits qui durent depuis dix ans. Nous voyons encore des déplacements brutaux de populations avec une demande urgente de réponse pour leur survie. Apporter une réponse urgente aux besoins que nous voyons sur le terrain reste un élément fondamental de notre action. En deuxième lieu, le CICR assure des programmes sur plusieurs années, ce qui n'était pas le cas auparavant. Quand j'ai commencé à travailler il y a treize ans au Darfour, nos actions étaient limitées à une ou deux années. Aujourd'hui, l'idée est de voir beaucoup plus loin. Les investissements que nous faisons, par exemple, dans le rétablissement des services sanitaires dans une région donnée, s'étalent dans le temps. En troisième lieu, il faut citer la protection. À l'origine, le CICR n'a pas été créé pour distribuer de la nourriture et de l'eau, mais surtout pour inciter les porteurs d'armes à respecter le cadre mis en place par les conventions de Genève après la Seconde Guerre mondiale. Cela nous conduit à promouvoir le droit auprès des porteurs d'armes de toutes sortes, y compris non-étatiques, et aussi à visiter tous les lieux de détention. La visite d'une prison où séjournent 2 500 détenus alors que la capacité d'accueil est de 100 personnes est un défi à part entière. Face à la surpopulation carcérale, le CICR s'assure non seulement du bon traitement des détenus, mais aussi du respect de leurs garanties judiciaires, de leur nutrition, etc. En quatrième lieu, le CICR ne travaille pas seul. Cela répond à la question sur la collaboration du CICR avec les ONG. Nous travaillons avec le plus grand réseau de volontaires au monde - la Croix-Rouge et le Croissant-Rouge - et notamment avec des acteurs locaux qui peuvent aller partout dans leurs pays. Cela nous apporte beaucoup en nous donnant un accès illimité et la possibilité de travailler avec des volontaires dont l'engagement humanitaire est impressionnant. Nous travaillons aussi à l'adaptation des capacités de ces sociétés nationales dans le cas où le CICR serait conduit à quitter le pays, afin que la relève soit assurée. En cinquième lieu, nous sommes très présents dans le développement des capacités locales. Nous ne voulons pas nous substituer aux services gouvernementaux ou régionaux. Parfois nous y sommes contraints, comme en 2012 dans l'hôpital de Gao qui était complétement vide après l'arrivée des groupes djihadistes. Le CICR l'a réhabilité et continue d'en assurer la gestion depuis cette date, tout en formant du personnel local qui prendra la suite. Nous avons un grand projet dans la région de Mopti au centre du Mali où le Gouvernement nous a demandé de créer un centre orthopédique. La promotion et le respect du droit humanitaire international sont très importants car ils assurent la préservation du tissu social, sur lequel se rebâtira la société d'après conflit.
Sur le Togo, je n'ai pas la totalité de la réponse. Le CICR a une petite présence à Lomé, qui lui permet par exemple de faire des visites des lieux de détention. Le levier principal, ici, est la société civile et le dialogue avec les autorités concernées. Le CICR pourrait peut-être envisager une intervention s'il avait un mandat pour le faire.
Sur la question des personnes non identifiées ou sans état-civil, je veux vous dire que le CICR n'a jamais fait de distinction de cette sorte entre les personnes. Dès lors que ces personnes sont identifiées par un gouverneur, un chef tribal, elles sont intégrées dans nos listes de bénéficiaires. Notre grande valeur ajoutée est la proximité avec les victimes. Une fois que ces personnes ont un dialogue avec un délégué, elles sont prises en charge. Par exemple, un patient qui arrive à l'hôpital de Gao pour être soigné ne se voit jamais demander son identité tout de suite. Elle lui est demandée plus tard pour référencer le dossier et pour éventuellement joindre sa famille.
Sur la question du financement, je voudrais signaler une différence entre le CICR et la Croix-Rouge française. La Croix-Rouge française a en quelque sorte un monopole pour recueillir les dons des Français. Le CICR ne s'adresse qu'aux gouvernements. Il ne demande jamais de soutien financier aux particuliers. 92 % de notre budget provient des Etats et cela n'a pas changé. Il est peut-être temps de réfléchir à une participation des acteurs privés.
La Croix-Rouge française est favorable à un travail en collaboration avec le CICR notamment dans le domaine de la récolte de fonds. Une rencontre entre notre direction et la Croix-Rouge française a eu lieu à Paris la semaine dernière et témoigne de l'étroite collaboration entre nous. Dans le domaine opérationnel, nous partageons certains théâtres avec la Croix-Rouge française, en particulier dans le secteur du Sahel. Nous travaillons ensemble à Agadès à la gestion d'un centre hospitalier. Nous sommes extrêmement fiers du travail accompli dans ce secteur, car nous nous appuyons sur des experts, des personnes qui ont vécu des moments très difficiles pendant la guerre du Liban. J'ai moi-même connu ma femme lorsqu'elle était experte pour la Croix-Rouge française.
S'agissant du Sahara occidental, nous avons à Tindouf un centre orthopédique. Nous travaillons également en étroite collaboration avec le Maroc et le Sahara occidental, donc le front Polisario, pour essayer d'établir des espaces de dialogue. Nous poussons ce dialogue avec les Marocains afin de mettre en place des actions humanitaires dans le Sahara occidental. Nous cherchons à agir dans la détection des mines et à instaurer un dialogue sur les personnes disparues. Dans ce domaine, c'est la diplomatie qui prime sur l'action en ce moment. Nous sommes également en étroite relation avec le représentant spécial pour le Sahara occidental afin de définir la place du CICR dans cette action diplomatique et humanitaire.
En réponse à la question sur les ONG, j'ai répondu en précisant que nos partenaires privilégiés sont les sociétés nationales du Croissant-Rouge et de la Croix-Rouge. Lorsque nous considérons qu'une ONG est compétente et a une expertise, le CICR se retire. C'est ce que nous avons fait au nord-est du Nigéria, lorsque le programme alimentaire mondial (PAM) s'y est installé. Le CICR oriente alors son action là où aucune autre ONG n'agit. Dans cette zone, 200 000 personnes n'ont encore reçu aucune aide, il est donc important d'agir là où personne d'autre que le CICR ne va.
Sur la question libyenne, le CICR a dû rapatrier il y a 4 ans son personnel mobile pour des questions de sécurité. C'est à travers ce personnel expatrié, qui assure une certaine neutralité, que nous entamons normalement un dialogue et des visites des lieux de détention ou de rétention. Nous sommes actuellement en train d'entamer un processus de retour de ces expatriés pour pouvoir mener à bien une mission de visite des centres de rétention. Nous voulons entamer un dialogue afin de créer des liens entre les détenus et leurs familles. Dans l'intervalle où nos personnels expatriés n'étaient pas présents, nous avons mené des actions dans les centres de rétention avec le Croissant-Rouge libyen. Notre coopération a été extrêmement fructueuse et nous a permis d'avoir accès à quelques centres de rétention. Je ne vous cache pas que les centres identifiés ne sont en général pas les plus problématiques. Les centres non-identifiés, parfois gérés par des groupes armés, sont ceux dans lesquels notre action est la plus pertinente. Notre présence physique sur place permet de faire la différence. Notre système de confidentialité et de partage bilatéral avec les autorités locales nous permet d'avoir des résultats positifs et concrets.
Quant aux drones, à ma connaissance, en Afrique de l'Ouest leur utilisation a été limitée à la géolocalisation à titre militaire. Le PAM s'en est servi pour un recensement des camps, mais à cette exception près, il ne m'apparaît pas que les drones aient été utilisés à des fins humanitaires. Le CICR pousse l'innovation, afin d'avoir une action au plus près de la population. Nous avons élaboré des actions au Nigéria et dans d'autres secteurs de cette partie de l'Afrique pour voir comment le secteur privé pouvait être associé de façon innovante à la réponse humanitaire. Nous cherchons à faire en sorte de ne pas baser notre action et notre évaluation humanitaire sur les seuls États. Nous avons sollicité des fondations et des groupes privés. Nous avons un groupe de philanthropes de compagnies qui nous soutiennent. Pour conclure sur les drones, le CICR les a utilisés à des fins de communication à Mossoul.
Que faites-vous pour contrôler la bonne utilisation de vos aides ? Lors du Tsunami, l'argent a abondé, des particuliers, des États, du monde entier et toutes les ONG étaient là-bas, quasiment en concurrence. Je parle aussi bien de l'aide humanitaire de départ que de l'aide qui s'est mise en place ensuite pour reconstruire. Les associations étaient en concurrence pour mobiliser les artisans afin de reconstruire. Il semblerait qu'il n'y a quasiment pas de détournement d'argent. L'exemple que vous avez cité du Darfour est connu. Pas loin de 80 % de l'aide qui a été apportée est contrôlée par des chefs militaires. Autrement dit vous avez la garantie que 20 % de l'aide que vous apportez bénéficie aux populations, le reste va indirectement au territoire, mais moyennant ponction des chefs militaires locaux. Que faites-vous pour contrôler la bonne utilisation et lutter contre le détournement de vos aides ?
La première partie de ma réponse est que le CICR, avec son budget assez limité par rapport aux agences onusiennes, n'utilise pas d'intermédiaires pour mener son action sur le terrain. Il suffit d'additionner les budgets des agences onusiennes dans deux secteurs seulement, par exemple la Syrie et le lac Tchad, pour équivaloir notre budget total. Nos ressources sont assez limitées, car ce sont nos propres agents qui évaluent, mettent en oeuvre et qui vérifient que l'argent que nous recevons arrive directement à ceux auxquels il doit bénéficier. Nous ne nous contentons pas de cela. Récemment, pour respecter les objectifs de transparence dans lesquels le CICR souhaite travailler avec les pays donateurs, le CICR a demandé à ses bénéficiaires des rapports de redevabilité. Nous avons créé des systèmes dans lesquels les bénéficiaires eux-mêmes contactent nos agents et font retour sur la mise en oeuvre des actions humanitaires et leur efficacité. Nous savons ainsi ce qu'ils ont reçu ou pas. À travers ces mécanismes, nous essayons d'être le plus transparents possible. C'est d'ailleurs pour ça qu'après 150 ans nous recevrons de plus en plus le soutien des États, car le CICR est considéré comme une organisation qui parle peu et qui agit beaucoup, et qui met sa neutralité en action. Si nous devions être critiqués sur ces sujets, nous le serions directement par les groupes armés et les Etats. C'est un immense défi auquel nous faisons face, un défi de transparence et de responsabilité du CICR auprès de ses donateurs et auprès de ses bénéficiaires. J'étais moi-même en Irak pendant deux ans comme chef de délégation et ma seule préoccupation, outre la sécurité, était que les groupes armés ne détournent pas l'assistance du CICR, ne l'utilisent pas comme une arme de guerre. C'est le défi d'une organisation qui est sur la ligne de front et qui ne reste pas dans les capitales en demandant à d'autres de faire le travail sur le terrain.
Merci pour cet éclairage sur ces questions. Le fait de vous inviter traduisait aussi notre volonté de rendre hommage à la Croix-Rouge française, bien sûr, mais aussi au CICR qui est sur tous les fronts dans des conditions très difficiles. La commission continuera bien sûr à suivre vos travaux et à voir comment il est possible de soutenir votre action en attendant que la paix puisse revenir dans toute cette région. Quant à la complexité des questions migratoires, on voit bien, par exemple en Algérie, qu'il y a une transformation de ces flux. Ils sont aussi nourris par une perte d'espérance de la jeunesse. Même si le pays fonctionne, la population jeune s'enfuit, considérant qu'il y a plus d'espoir en Europe. C'est un mal contre lequel il est tout aussi complexe d'agir que pour la résolution d'un conflit armé.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La Commission a confié à nos collègues Cédric Perrin, Rachel Mazuir, Christine Prunaud et Jean-Pierre Vial, un rapport sur la situation de la Libye.
La Libye revient à la « une » de l'actualité avec à Paris, le 29 mai, une réunion tenue sous les auspices des Nations unies, pour faire acter le principe d'élections d'ici la fin de l'année 2018. Nous avons entendu, le 4 juin, l'envoyé spécial du ministère des affaires étrangères, M. Frédéric Desagneaux. De nouveaux accrochages ont eu lieu dans le Croissant pétrolier alors que nous pensions la situation maîtrisée par l'Armée nationale libyenne et que la production avait repris. Enfin, l'odyssée de l'Aquarius pose la question de la maitrise des flux migratoires en Méditerranée centrale et des moyens pour l'Europe de les limiter et surtout de réduire la pression sur les pays de premier accueil. Vous étiez à Rome la semaine dernière et vous pourrez nous donner vos impressions sur la position italienne. Sans plus attendre, je vous cède la parole.
L'actualité récente a une nouvelle fois mis en exergue la Libye. Le 29 mai dernier, par une déclaration conjointe, les quatre principaux acteurs politiques, sous les auspices des Nations unies et de la communauté internationale, s'engageaient à la poursuite du processus de réconciliation et à la tenue d'ici la fin de l'année 2018 d'élections législatives et présidentielles. La semaine dernière, un navire de l'ONG SOS Méditerranée transportant à son bord 629 migrants rescapés du naufrage d'embarcations au départ des côtes libyennes se voyait refuser l'accès aux ports italiens et dérouté vers l'Espagne, à la suite d'une décision du ministre de l'intérieur déclenchant une crise au sein de l'Union européenne.
La situation de la Libye, son instabilité depuis 2011, la crise qui s'y est installée, l'absence d'Etat ont créé sur l'autre rive de la Méditerranée une situation de vacuité propice au développement de menaces pour les Etats voisins, y compris en Europe.
C'est l'état de cette situation que la Commission nous a demandé de lui présenter. Nous nous sommes documentés en réalisant 21 auditions à Paris, un déplacement de 4 jours à Tunis où nous avons rencontré le représentant spécial des Nations unies, M. Ghassan Salamé, de nombreux acteurs du jeu politique libyen et de parties prenantes (diplomates, ONG, divers agences des Nations unies...), puis la semaine dernière à Rome où nous avons souhaité recueillir le sentiment de nos partenaires italiens qui connaissent bien la Libye et sont, eux aussi, très engagés dans ce pays.
Nous avons choisi de vous présenter quatre focus : un rappel des rapports de forces et un état de la situation de la menace terroriste, un état des lieux de la question des migrants, une présentation par Christine Prunaud du processus politique de réconciliation engagé par les Nations unies, enfin, une réflexion de Jean-Pierre Vial sur l'attitude des Etats de la communauté internationale impliqués en Libye et sur la nécessité de la cohérence de leur position pour asseoir le processus de réconciliation et de stabilisation.
Nous n'avons pas, face à la complexité de ce dossier et à la connaissance limitée que nous en avons même au terme de cette étude, eu la prétention de présenter les voies et moyens d'une solution à la crise qui appartiennent au premier chef aux Libyens eux-mêmes et que personne n'est en mesure de leur imposer.
Pour comprendre la situation, il faut avoir en mémoire :
- l'étendue de la Libye, c'est 3 fois la France ;
- la faiblesse de sa population : 6,5 millions d'habitants, concentrés sur les côtes : 65% en Tripolitaine, 28% en Cyrénaïque, 7% dans le Fezzan ;
- l'absence d'une culture institutionnelle et de structures étatiques fortes, même à l'époque de Kadhafi ;
- une économie basée sur l'exploitation des hydrocarbures qui représentent 95% des revenus de l'Etat et un système de redistribution avec une hypertrophie du secteur public qui emploie 75% de la population active et des prix subventionnés pour les produits de base, dont les carburants.
La guerre civile de 2011 va conduire à la fragmentation de la société libyenne, à sa militarisation et à une dégradation de son économie.
1re conséquence : la base de solidarité tribale a retrouvé sa fonction y compris dans les zones urbaines et se combine avec des clivages plus récents de nature politique ou idéologique liés aux évolutions dans le monde arabo-musulman, notamment sur la place de l'islam politique, et avec une tradition de clientélisme qui fait que chaque parcelle de pouvoir est une source de bénéfices financiers à redistribuer.
2e conséquence : la guerre civile a entraîné une militarisation de ces groupes qui assurent d'une certaine façon l'ordre, mais participent aussi aux rapports de forces politiques et perturbent le fonctionnement des institutions. On en dénombre plusieurs centaines. Leurs alliances sont versatiles et fragiles.
3e conséquence : l'instabilité a provoqué une baisse de la production pétrolière et une crise économique qui se traduit par un déficit budgétaire récurrent, une inflation importante, un chômage en hausse, une dégradation des services publics, une crise de liquidités et un appauvrissement de la population. Sans redressement rapide, la Libye est à la veille d'une crise humanitaire. Dans ce contexte, l'économie illégale faite de fraudes et de trafics, y compris celui des êtres humains, s'est développée rapidement. Comme l'a relevé le RSSGNU Ghassan Salamé, « l'économie libyenne est devenue une économie de prédation ». La conquête ou la conservation de chaque parcelle de pouvoir se lisent en termes de captation de revenus et de capacités de redistribution. C'est sans doute l'une des principales difficultés pour avancer dans le processus de stabilisation de la Libye.
4e conséquence : sur le plan politique et sécuritaire, s'est installé un rapport de forces entre l'Ouest et l'Est.
A l'Ouest, la situation est confuse. En 2014, les forces politiques et militaires dominantes n'ont pas reconnu le résultat des élections législatives. Le Conseil général national, issu des élections de 2012 au sein duquel les partisans de l'islam politique sont influents, a poursuivi son activité obligeant les nouveaux députés à s'exiler à Tobrouk.
Pour autant, le paysage politico-sécuritaire est très fragmenté.
Tripoli est aux mains de trois milices importantes d'obédiences diverses mais qui s'entendent habituellement pour contrôler la capitale. Misrata demeure un pôle puissant, disposant de véritables forces armées aguerries mais qui ont été affaiblies par leur retrait de Tripoli et par les pertes subies lors des combats contre Daech à Syrte. Un autre pôle, révolutionnaire mais hostile à l'islam politique, est celui de Zintan.
A l'Est, la Cyrénaïque est le point de départ de l'opération militaire « Dignité » lancée en mai 2014 par le maréchal Haftar avec des éléments de l'Armée nationale libyenne et des milices alliées tribales ou salafistes madkhalistes, pour chasser du pouvoir les tenants de l'islam politique. Cette force est assez puissante puisqu'elle dispose d'une aviation et d'unités d'artillerie et de blindés. Elle est soutenue par l'Égypte et les Émirats arabes unis. L'Est est aussi le siège de la Chambre des représentants élue en juin 2014 qui s'est réfugiée à Tobrouk sous la pression des milices proches de l'islam politique.
Le camp de l'Est a progressé militairement en reprenant Benghazi. Il a aussi repris le Croissant pétrolier des mains d'une milice tribale ce qui a permis sa remise en exploitation par la compagnie nationale, mais la région demeure instable et subit depuis quelques jours une attaque de grande ampleur. Il a enfin étendu son influence vers le sud grâce à des jeux d'alliance, mais celles-ci sont versatiles.
La situation dans le Sud est plus confuse. Elle repose sur des équilibres tribaux entre Arabes, Touaregs et Toubous qui se disputent les divers trafics sur les itinéraires reliant l'Afrique subsaharienne à la Méditerranée. Cela donne lieu à de fréquents accrochages, autour de Sebha. Les camps de l'Ouest et de l'Est interfèrent dans ses rivalités. Notons également dans ce jeu, la présence de groupes armés rebelles tchadiens et soudanais dont c'est la zone traditionnelle de refuge et qui se mettent au service des plus offrants comme mercenaires.
Issus de l'accord de Skhirat en décembre 2015, un conseil présidentiel représentant les différentes parties prenantes et un gouvernement d'entente nationale présidée par M. Sarraj ont été mis en place. Partie prenante à cet accord, la Chambre des représentants a été confirmée. Un Haut Conseil d'Etat dont les membres sont issus du Conseil général national a été créé. S'il bénéficie du soutien de la communauté internationale, le Gouvernement a du mal à exercer sa pleine souveraineté car il n'a pas été investi par la Chambre des représentants et même si de nombreuses composantes de l'Ouest reconnaissent son autorité, il reste très dépendant pour sa sécurité des milices de Tripoli et de négociations avec les différents groupes armés. Cependant il contrôle jusqu'à présent les grandes institutions économiques et donc les ressources financières.
Aucun des deux camps n'est aujourd'hui en mesure de l'emporter sur le plan militaire. Cette prise de conscience fait l'actualité de la solution « politique » depuis 2016 mais les parties prenantes tardent à s'accorder ; le statu quo préserve les situations acquises même s'il nuit à l'intérêt général.
Cette situation confuse a permis le développement de groupes terroristes qui menacent aussi bien la stabilité intérieure que celle des pays voisins.
Des groupes djihadistes locaux préexistants se sont renforcés comme Ansar al-Charia à Benghazi et à Derna.
La Libye est également une zone d'opération pour Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), en connexions avec les groupes opérant dans la bande sahélo-saharienne.
Daech a profité du chaos libyen pour constituer une emprise territoriale autour de Syrte, y installer des camps d'entraînement et perpétrer des attaques menaçant le Croissant pétrolier à l'Est et la ville de Misrata à l'Ouest. Il a reçu aussi des ralliements de groupes sur tout le territoire.
Ces implantations représentent un risque sécuritaire pour les pays voisins. Le territoire libyen a servi de base de lancement d'opérations terroristes. En 2013, le site gazier d'In Amenas en Algérie a été attaqué par le groupe dirigé par Mokhtar Belmokhtar. Les attentats de 2015 et 2016 en Tunisie ont été organisés depuis la Libye. L'implantation des groupes liés à AQMI dans le Sud libyen constitue une base de remise en condition et d'entrainement des groupes qui agissent dans le Sahel. L'Égypte elle-même est soucieuse de la sécurité de sa frontière. Enfin, des groupes terroristes ont orchestré, depuis la Libye, des attentats sur le sol européen le 26 décembre 2016 à Berlin et le 22 mai 2017 à Manchester.
Ces groupes sont combattus par les principales composantes libyennes. En 2017, le maréchal Haftar a repris Benghazi aux groupes islamistes extrémistes aux termes de trois années de combat. En 2016, plusieurs forces dont les puissantes milices de Misrata, organisées sous l'opération Bunyan al-Marsous, ont repris Syrte à Daech aux termes de combats meurtriers (700 morts du côté de Bunyan, 2000 du côté de Daech).
Ces deux opérations ont bénéficié du soutien de plusieurs puissances régionales et internationales. Les forces spéciales italiennes, britanniques et françaises y ont contribué, tout comme l'Égypte et les Émirats arabes unis, qui ont offert un soutien militaire, matériel et financier à l'ANL. Les États-Unis ont mené des frappes décisives, qui se poursuivent encore aujourd'hui, pour empêcher Daech et AQMI de restaurer leurs capacités opérationnelles. Les opérations antiterroristes se poursuivent à l'échelle nationale : à l'Est, avec l'opération de l'ANL sur la ville de Derna, comme à l'Ouest avec une nouvelle initiative du GEN.
Ce soutien s'explique par l'importance géostratégique de la Libye au centre de la région méditerranéenne, sa proximité avec l'Europe et la porte d'entrée qu'elle constitue sur l'Afrique. On se souvient des craintes exprimées par Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la défense, devant notre Commission, d'une connexion forte entre les théâtres du Sahel et du Levant. La lutte contre le terrorisme est un point d'intérêt important pour la France dans son engagement à la résolution de la crise libyenne.
Aujourd'hui, la présence de Daech et AQMI a nettement diminué. EI en Libye compterait dans ses rangs entre 500 et 700 combattants à la mi-2018 et ne contrôle plus de territoire, contre 300 hommes pour AQMI.
Pour autant, l'optimisme ne peut être que relatif. En l'absence d'une armée et d'une police unifiée et sans stabilité retrouvée, ces groupes terroristes parviennent à se maintenir et à mener des attaques comme récemment Daech contre la Haute Commission électorale à Tripoli, le 2 mai 2018, le nombre d'attaques s'étant même accru depuis le début de l'année.
J'évoquerai en ce qui me concerne la question migratoire. La Libye est depuis longtemps une destination pour les travailleurs migrants des pays arabes voisins. Depuis une quinzaine d'années, elle est devenue aussi un pays de transit vers l'Europe : en effet, l'ouverture de la Libye aux travailleurs migrants subafricains, l'afflux de réfugiés en provenance des zones de conflits, notamment de la Corne de l'Afrique, ainsi que la fermeture progressive des frontières de l'Europe ont favorisé le développement des traversées de la Méditerranée depuis les côtes libyennes. Mouammar Kadhafi a habilement mis à profit cette situation, en monnayant auprès de l'Union européenne et de l'Italie son engagement dans une politique de lutte contre l'immigration irrégulière. Les accords passés entre la Libye et l'Italie dans les années 2000 permettent ainsi de contenir le flux de migrants traversant la Méditerranée. A compter de 2014, celui-ci connaît cependant une envolée, passant de 40 000 traversées en 2013 à 170 000 en 2014 et même 181 000 en 2016. Ce flux reste certes inférieur à celui enregistré en 2015 et au début 2016 en Méditerranée orientale (plus d'un million de migrants étaient alors entrés en Europe par la Grèce et la route des Balkans). Mais il y a bien un changement d'échelle sur la route de la Méditerranée centrale, dont la Libye était autrefois le verrou.
L'effondrement des institutions et l'impunité, sans oublier les difficultés économiques, ont en effet favorisé l'essor du trafic de migrants. À cela s'ajoutent, bien sûr, une aspiration à la migration chez de nombreux ressortissants africains, pour des raisons économiques ou en raison des crises (les deux grands bassins alimentant la route vers la Libye étant l'Afrique de l'ouest et la Corne de l'Afrique), ainsi qu'un contexte propice au développement du trafic de migrants, pour des raisons économiques, dans certains pays de transit comme le Niger.
En Libye, l'économie de la migration acquiert un poids considérable, de l'ordre de 20 à 25 % du PIB. Si elle est d'abord le fait de réseaux structurés dotés de ramifications internationales, elle implique aussi directement ou indirectement une grande partie de la population libyenne. Le trafic de migrants est aussi une importante source de revenus pour les groupes armés, qui rackettent les trafiquants ou prennent le contrôle des réseaux. Il alimente aussi la corruption de fonctionnaires sous-payés (un garde-côte libyen gagnerait de l'ordre de 140 € par mois) qui ferment les yeux sur les flux illicites.
Confrontée à une pression accrue et à un nombre croissant de naufrages sur la route de Méditerranée centrale, qualifiée de route migratoire la plus dangereuse du monde, l'Union européenne disposait de marges de manoeuvre limitées. La situation politique en Libye ne permettait pas d'envisager un accord migratoire sur le modèle de celui passé en mars 2016 avec la Turquie. L'UE décide donc de renforcer sa frontière maritime en confiant à Frontex une nouvelle opération de surveillance dans la zone, appelée Triton, et lance au printemps 2015 l'opération militaire EUNAVFOR MED, dite Sophia, avec pour mission de « démanteler le modèle économique des passeurs ». Pour limiter les arrivées en amont de la Libye, l'Union européenne mise sur le renforcement de la coopération avec les pays de transit et d'origine, grâce à un nouveau cadre de partenariat et la création d'un Fonds fiduciaire d'urgence (FFU) pour les migrations en Afrique. Cette impulsion est donnée au sommet de La Valette en novembre 2015. Avec ces nouveaux instruments, elle entend inciter ces pays à mieux contrôler leurs frontières et soutenir leur développement économique pour décourager la migration.
Bien évidemment, une telle politique, outre le fait qu'elle ne va pas de soi (les pays africains tirant très largement profit de la migration, à travers l'argent envoyé par les migrants), met un certain temps à produire ses effets.
Quant à l'opération Sophia, on en connaît bien les écueils. Il en a été question à plusieurs reprises lors d'auditions qui se sont déroulées au Sénat ces dernières années. Après un débat sur la question de savoir à quelles conditions ses bâtiments pourraient entrer dans les eaux territoriales libyennes, voire entreprendre une action au sol contre les trafiquants, il a été convenu qu'elle resterait positionnée en haute mer où elle fait surtout de la surveillance et beaucoup de sauvetages. Les interrogations sur son utilité, voire sur la possibilité qu'elle fasse, malgré elle, « le jeu des passeurs », conduisent à lui confier en 2016 de nouvelles missions, en particulier celle de former les garde-côtes libyens.
La réponse européenne à la crise migratoire n'a pas d'effet immédiat sur les flux au départ de Libye. En 2016, avec le tarissement des arrivées en Grèce à la suite de l'accord UE-Turquie, la Méditerranée centrale est même redevenue la première route migratoire vers l'Europe. Les traversées se poursuivent, avec la complicité des ONG qui interviennent à proximité des côtes libyennes pour recueillir les migrants en détresse et les amener en Italie, où beaucoup demandent l'asile, même si tous n'y sont a priori pas éligibles. Depuis 2011, ce sont plus de 700 000 migrants qui sont arrivés en Italie par la mer. En outre, depuis 2015, plusieurs Etats membres ont rétabli des contrôles aux frontières intérieures de l'espace Schengen afin d'empêcher l'entrée de migrants arrivés par l'Italie ou la Grèce (c'est ce que fait la France à la frontière italienne. Notre pays est en effet très exposé, via les mouvements secondaires, au flux migratoire venant de Libye et transitant par l'Italie).
Or, cette fermeture des frontières intérieures et les arrivées incessantes sur ses côtes font peser sur l'Italie, par ailleurs confrontée au mécontentement croissant de sa population, une charge écrasante. Les structures chargées d'examiner les demandes d'asile sont saturées et les autres Etats membres manifestent peu d'empressement à appliquer le programme temporaire de relocalisations. Cette situation intenable la conduit à prendre des mesures qui vont s'avérer déterminantes, en complément des mesures européennes, pour stopper les départs depuis la Libye. Sur le fondement d'un accord passé en février 2017 avec le gouvernement d'entente nationale, elle s'implique fortement dans la formation, l'équipement et le financement des gardes-côtes libyens. Par ailleurs, elle impose aux ONG qui interviennent dans la zone le respect d'un code de bonne conduite les obligeant à se tenir à distance des côtes et à ne pas communiquer avec les passeurs. Exerçant une surveillance active dans les eaux territoriales libyennes, l'Italie fait en sorte que les gardes-côtes libyens empêchent les départs et ramènent sur les côtes libyennes les migrants tentant la traversée. Enfin, on sait que l'Italie a négocié directement avec certaines milices impliquées dans le trafic de migrants. Ces mesures aboutissent à une baisse spectaculaire des départs depuis les côtes libyennes : en 2017, le nombre de traversées sur la route de Méditerranée centrale baisse de 34 % par rapport à 2016, passant de 181 000 à 119 000. Sur les cinq premiers mois de l'année 2018, ce chiffre est en baisse de 77 % par rapport à la même période de l'année dernière, soit un nombre de traversées irrégulières ramené à 13 450.
Dans le même temps, la coopération des pays européens avec les pays en amont, notamment le Niger, commence à porter ses fruits. La circulation dans les pays d'origine de l'information sur les exactions subies par les migrants en Libye a aussi un effet dissuasif. Tout cela se traduit par une diminution des flux en amont de la Libye.
Les tensions actuelles entre pays européens sur la question migratoire apparaissent donc un peu contradictoires avec cette évolution à la baisse, attestée par les chiffres.
La situation des migrants se trouvant en Libye reste en revanche difficile, même si quelques avancées doivent être relevées. Il y aurait à ce jour environ 700 000 migrants dans le pays, qui ne sont pas tous des migrants irréguliers et qui n'aspirent pas tous à venir en Europe. En revanche, la plupart sont confrontés à des conditions de vie de plus en plus précaires et risquent à tout moment de tomber dans un système répressif particulièrement cruel, étroitement lié à l'économie de prédation qui sévit dans le pays. Le sort épouvantable qu'ils subissent dans les centres de détention est connu, notamment grâce aux rapports des ONG. Il y aurait une soixantaine de centres de ce type, la moitié sous le contrôle du gouvernement d'entente nationale, les autres aux mains des milices. Dans ces centres, les migrants subissent de graves violations des droits humains : privations, travail forcé, viols, tortures en vue d'extorquer des rançons aux familles... Certains sont « revendus » aux réseaux de traite qui prospèrent dans le pays. C'est d'ailleurs en partie l'indignation provoquée par la diffusion en novembre dernier d'un reportage de CNN sur une vente aux enchères d'esclaves migrants en Libye qui a poussé la communauté internationale à se mobiliser. Lors du sommet qui s'est tenu à Abidjan en novembre 2017, l'Union européenne et l'Union africaine ont décidé la mise en place d'une équipe commune dite « task force » chargée de faciliter le travail du Haut-Commissariat aux Réfugiés (HCR) et de l'Organisation internationale des migrations (OIM) en Libye. L'action des agences onusiennes est traditionnellement difficile dans ce pays, la Libye n'étant notamment pas signataire de la convention de Genève sur les réfugiés. Il faut donc se réjouir que l'OIM et le HCR aient désormais accès à l'ensemble des centres de détention officiels. Par ailleurs, l'UE apporte, via le FFU, son soutien financier à un plan dont l'objectif est de vider ces prisons où 17 000 migrants étaient retenus l'automne dernier. Ce soutien permet à l'OIM d'accélérer les rapatriements volontaires vers les pays d'origine : 25 000 migrants ont été concernés en 2017 et 2018. Par ailleurs, 1 600 réfugiés et demandeurs d'asile ont été évacués par le HCR vers des pays tiers, notamment le Niger, dans l'attente de leur réinstallation dans des pays d'accueil. La France s'est engagée à accueillir 3 000 d'entre eux, mais elle est malheureusement assez isolée dans cette démarche. Enfin, le HCR a été autorisé récemment à ouvrir un centre pour l'accueil de migrants vulnérables à Tripoli, ce qui constitue une avancée notable.
Au bilan, la situation est sans doute un peu meilleure qu'elle ne l'a été, non seulement sur le plan des flux, mais aussi, en ce qui concerne la situation humanitaire des migrants dans le pays.
Elle n'en reste pas moins fragile.
Au plan intérieur, le maintien des départs à un niveau bas est tributaire de la bonne volonté des interlocuteurs libyens, officiels ou non. Or, ceux-ci jouent souvent un double jeu, se prêtant à la lutte contre les trafics tout en restant complices des trafiquants. Les gardes-côtes relâchent parfois leur vigilance ou se laissent corrompre. Par ailleurs, il se pourrait que la baisse des flux s'accompagne d'une accentuation des pressions et des violences exercées sur les migrants et notamment d'une recrudescence des pratiques d'extorsion.
Au plan externe, les migrants semblent se détourner de la voie libyenne, mais d'autres routes pourraient prendre la relève, comme celle de Méditerranée occidentale, qui enregistre une forte hausse des traversées, ainsi que la route entre la Tunisie et l'Italie, désormais empruntée à 95 % par des migrants subafricains. Les routes migratoires fonctionnent comme des vases communicants. Or, avec la croissance démographique en Afrique, les dérèglements climatiques, l'explosion du nombre de réfugiés dans le monde, la circulation de l'information et le développement de la mobilité, la question migratoire reste devant nous.
Alors quelles recommandations pouvons-nous formuler à ce sujet d'une actualité brûlante ?
- la priorité est de mener à bien le processus politique en Libye et favoriser la restauration d'un Etat capable d'unifier ses forces de sécurité et d'assurer le contrôle de ses frontières. Il faudra aussi chercher à accompagner la Libye dans sa gestion des migrations en l'incitant à évoluer sur la question de l'asile et en la sensibilisant à l'importance du paramètre migratoire pour son économie ; en effet, ce pays aura besoin de la main-d'oeuvre étrangère pour se reconstruire et se développer, il n'est pas dans son intérêt de décourager les migrants de venir sur son territoire ; à titre d'exemple, on nous a rapporté qu'un hôpital à Tripoli ne pouvait plus fonctionner en raison de la fuite du personnel d'origine étrangère ;
- il faut aussi accentuer la lutte contre les passeurs, notamment les têtes de réseaux. L'adoption de sanctions individuelles il y a deux semaines au Conseil de sécurité des Nations unies contre des trafiquants de haut niveau est une avancée. Les mandats d'arrêts émis en mars dernier par la justice libyenne contre 200 trafiquants de migrants libyens et étrangers vont aussi dans le bon sens. Il faut faire plus, notamment en s'attaquant aux flux financiers considérables qui émanent de ce trafic et qui transitent par l'étranger ;
- continuer à tarir le flux migratoire en amont afin d'obliger les acteurs vivant de la migration à renoncer à cette activité ; il s'agit d'abord d'aider les pays de transit à assurer la gestion de leurs frontières ; mais cela suppose aussi d'être attentif au développement de sources de revenus alternatives à la migration, faute de quoi, des régions entières telles que le Nord du Niger pourraient être déstabilisées ; par ailleurs, il faudra veiller à préserver les migrations régionales qui existent depuis toujours en Afrique et qui contribuent à réguler naturellement les écarts de croissance économique et de démographie ; par exemple, des Nigériens se rendent en Libye de manière saisonnière pour travailler dans l'agriculture ;
- enfin, il faut encourager le développement économique dans les pays d'origine, afin de donner aux candidats potentiels à la migration des opportunités dans leur propre pays. Les initiatives prises lors du sommet de la Valette vont dans le bon sens. Encore faut-il que les Etats acceptent d'y consacrer des moyens suffisants. Or, force est d'admettre que ce n'est pas le cas. Le FFU créé en 2015, est aujourd'hui doté de 3,4 milliards d'euros dont près de 3 milliards apportés par l'UE et seulement 419 millions par les Etats membres, qui étaient censés apporter 1,6 milliard d'euros. La contribution de la France à ce fonds n'est à ce jour que de 9 millions d'euros, contre 154 millions pour l'Allemagne et 102 millions pour l'Italie, même s'il faut souligner que le France contribue largement à la stabilisation de la région en conduisant et en finançant seule l'opération Barkhane. Il n'en reste pas moins que si l'on veut que le FFU fonctionne et même si l'on sait que les effets des projets mis en oeuvre seront différés, il faut accepter d'y consacrer des moyens suffisants.
Je vais pour ma part vous présenter l'évolution de la situation politique, ses perspectives, ses freins et les efforts déployés par les Nations unies pour conclure la transition.
La crise libyenne est un enchevêtrement de plusieurs crises. Parmi celles-ci, la crise politique. Elle est centrale et constitue la priorité de la stratégie élaborée par la Mission d'appui des Nations unies en Libye (la MANUL).
La chute de Kadhafi puis les élections parlementaires de 2014 ont plongé la Libye dans une crise dont elle peine encore aujourd'hui à trouver l'issue.
En décembre 2015, un nouvel élan avait été donné avec la signature à Skhirat (Maroc), de l'accord politique libyen. Cet accord n'était pas qu'un simple arrangement institutionnel : c'était un compromis fondateur devant permettre de finaliser la transition politique. Il mettait un terme à la situation déconcertante que connaissait la Libye, à savoir un dédoublement du Gouvernement et du Parlement, qui a pris la forme d'une polarisation géographique, avec un camp à l'Ouest (dans la capitale Tripoli) et le second à l'Est (dans les villes de Tobrouk et de Beïda).
Plus de sept ans après l'intervention de la coalition et plus de deux ans après la signature de l'accord de Skhirat, la phase de transition, s'est enlisée.
Les Nations unies ne ménagent pourtant pas leurs efforts, mais les multiples blocages constituent de véritables défis qui ralentissent la stratégie onusienne.
Le 22 juillet 2017, le Secrétaire général des Nations unies nommait un nouveau représentant spécial pour la Libye, en la personne de Ghassan Salamé. Le cinquième en seulement six ans, signe de la complexité de la mission confiée. Nous avons eu le privilège de le rencontrer à Tunis dans le cadre de ce groupe de travail.
Le 20 septembre 2017, il présentait un nouveau plan d'action, approuvé par la Conseil de sécurité de Nations unies, avec pour ambition de finaliser la transition politique d'ici la fin de l'année 2018. Un calendrier optimiste, irréaliste diront certains.
Ce plan pertinent et original repose sur la combinaison de deux approches :
- la première approche dite « top-down » (descendante, du haut vers le bas), dont l'objectif est de favoriser le dialogue entre les représentants politiques et institutionnels dans la perspective des prochaines élections ;
- la seconde approche est dite « bottom-up » (ascendante, du bas vers le haut), plus inclusive et qui consiste à consulter la population libyenne sur les grandes questions (politiques, économiques, sociétales, sécuritaires...) pour que ses préoccupations soient prises en compte. La crise politique n'est pas seulement institutionnelle, elle est plus profonde.
Plus concrètement, le plan d'action se décline sous différents axes. Il n'est pas séquencé, la stratégie de Ghassan Salamé étant d'avancer de manière simultanée sur plusieurs volets. Ainsi, il prévoit à la fois :
1/ l'amendement de l'Accord politique libyen de 2015 ;
2/ l'organisation d'une conférence nationale inclusive ;
3/ l'organisation d'élections parlementaires et présidentielles d'ici la fin de l'année 2018.
Le 21 mai dernier, Ghassan Salamé annonçait devant le Conseil de sécurité avoir abandonné l'idée d'amender l'accord politique. Aucun compromis entre le Haut conseil d'Etat et la Chambre des représentants n'a pu être trouvé, notamment pour que cette dernière reconnaisse enfin le Gouvernement d'entente nationale (le GEN) et ce deux ans après sa formation. Cet accord reste malgré tout, et ce jusqu'à de possibles élections, le seul cadre viable selon le Conseil de sécurité, alors même qu'il n'était prévu que pour deux ans.
Préalablement aux échéances électorales, une conférence nationale inclusive devrait être organisée. Son objectif est de rassembler l'ensemble des sensibilités libyennes pour qu'elles prennent l'engagement de reconnaître les résultats sortis des urnes. Cet évènement qui devait être organisé en février, a cependant été reporté à plusieurs reprises : il devrait se dérouler après la clôture, programmée en juin, du cycle de conférences préparatoires organisées à travers le pays.
Enfin, la troisième étape, pierre angulaire de la stratégie onusienne de sortie de crise, consiste à organiser des élections parlementaires et présidentielles d'ici le 10 décembre 2018, date fixée par la déclaration politique adoptée à Paris il y a un mois. Selon ce même texte, les parties s'engagent « à mettre en place leur base constitutionnelle pour les élections et à adopter les lois électorales nécessaires d'ici le 16 septembre 2018 ».
S'agissant de la grande conférence nationale inclusive, qui doit se tenir avant les élections, elle n'a toujours pas eu lieu. Dans ce contexte, l'organisation des élections en décembre 2018 paraît ambitieuse. Les conditions qui devraient être réunies sont encore loin d'être acquises, qu'il s'agisse de l'élaboration d'une « base constitutionnelle », expression vague retenue dans la déclaration de Paris, ou bien des conditions sécuritaires encore précaires.
Si le processus politique peine à avancer. Les efforts de la MANUL ne sont pas vains pour autant. Son action a le mérite d'offrir de nouvelles perspectives et d'élaborer un cadre de dialogue dans lequel certains acteurs commencent à se prêter au jeu. Malheureusement, ils n'en respectent pas toutes les règles : ils cherchent à tirer profit de certaines failles plutôt que chercher à les réparer.
Le processus politique doit faire face à l'obstruction de certains acteurs rassemblés dans ce qui est appelé le « lobby du statu quo ». La moindre initiative est concurrencée par de nouveaux défis qui viennent s'ajouter aux difficultés d'ordre sécuritaire, tel que l'attentat contre la Haute commission électorale du 2 mai dernier.
Les acteurs développent des arguties juridiques dans le but de retarder l'adoption d'une législation électorale, d'une nouvelle Constitution ou encore de ne pas signer certains accords tels que ceux de la Celle-Saint-Cloud et de Paris. En d'autres termes, tous les arguments sont bons pour prolonger la phase transitionnelle que connaît la Libye.
Les entraves au déroulement du processus politique sont étroitement liées aux avantages dont bénéficient certaines personnalités politiques et institutionnelles, qui prennent en otage la transition. Nous sommes dans une logique de cartel, une entente pour enrayer le processus et profiter de leur position le plus longtemps possible pour s'enrichir au détriment du peuple libyen, en organisant par exemple un trafic de lettres de crédit.
Pour lutter contre les plus rétifs, l'Union européenne a élaboré des sanctions autonomes, notamment à l'encontre du président de la Chambre des représentants pour obstruction au processus politique.
À cela s'ajoutent des incertitudes constitutionnelles et électorales, alimentées par une légitimité de surface des acteurs politiques et une absence de leadership, malgré un excès d'intérêt pour certaines personnalités.
D'un autre côté, la population libyenne fatiguée par une transition qui s'éternise semble marquer son souhait d'avancer vers les élections. L'ouverture de l'enregistrement sur les listes électorales a d'ores et déjà permis l'inscription de 2,5 millions d'électeurs soit 60 % du corps électoral potentiel.
Le processus politique et les efforts des Nations unies requièrent un soutien unanime et total de la communauté internationale. Ce soutien suppose qu'aucune initiative dissidente ne vienne interférer. Compte tenu de la dextérité de certains acteurs libyens pour profiter des moindres failles dans l'objectif de freiner la transition politique, la communauté internationale doit impérativement parler d'une seule voix. Sinon, le processus sera voué à l'échec.
La progression du processus de réconciliation interne à la Libye repose bien entendu au premier chef sur la capacité des acteurs de la scène politico-militaire libyenne à s'entendre. Le rôle et le travail du RSSGNU et de la MANUL sont essentiels pour conduire ce dialogue et le faire aboutir.
Mais la position de la communauté internationale ne saurait être marginalisée. Derrière cette formulation se dissimule en réalité une somme d'intérêts nationaux, souvent historiques, parfois antagonistes et d'agendas différents dont les parties prenantes libyennes sont promptes à user à l'appui de leurs intérêts dans le débat politique intérieur.
L'intervention en Libye en 2011 a associé à côté des pays occidentaux un nombre important de partenaires pour lesquels l'évolution ou le changement de régime pouvaient présenter l'opportunité d'une influence plus grande. Il en va ainsi de la Turquie, pays membre de l'OTAN, du Qatar et des Émirats arabes unis qui mobilisèrent des forces navales ou aériennes.
Ces États, mais aussi l'Egypte, qui, en 2013, changera d'orientation politique, et dans une moindre mesure l'Arabie saoudite (à travers son influence sur les courants salafistes) ont continué à interférer de façon insistante dans le jeu politique libyen en fonction de leurs intérêts locaux, économiques ou idéologiques, accentuant, sur ce territoire, les conflits qui opposent dans toute la sphère arabo-musulmane, les tenants de l'islam politique inspiré par l'idéologie des Frères musulmans (Qatar, Turquie) aux tenants d'un islam indépendant de la sphère politique, fut-il influent et d'une extrême rigueur religieuse et culturelle sur la société (Arabie Saoudite, Émirats arabes unis).
Ces interférences se sont réduites en intensité et ont évolué dans leurs modalités depuis 2017 pour différentes raisons :
- la prise de contrôle de la Cyrénaïque par l'ANL a réduit pour l'Égypte la menace qui pesait sur sa frontière occidentale,
- la montée en puissance de la menace de Daech, qui constitue un ennemi commun à l'ensemble des acteurs,
- la priorité donnée à la résolution de questions plus stratégiques dans leur environnement immédiat par nombre de ces Etats,
. les Emirats arabes unis préoccupés par la montée en puissance de l'Iran et la guerre civile au Yémen,
. l'Arabie saoudite également mobilisée par ces deux préoccupations et son évolution politique interne depuis l'arrivée du prince Ben Salman,
. le Qatar en pleine tension avec ses voisins saoudien et émiriens et soumis à un embargo,
. la Turquie préoccupée par les élections nationales qui viennent de se tenir, son intervention militaire en Syrie contre les forces kurdes et le ralentissement de son économie ;
- enfin, la prise de conscience progressive qu'aucun des deux camps n'est en mesure d'asseoir une victoire totale sur ses adversaires, que la stabilité de la Libye passe par une réconciliation des forces en présence, que la solution négociée est désormais la voie à privilégier et que la communauté internationale doit faire preuve de cohérence et d'unité pour avancer sur cette voie.
Cette évolution peut être illustrée par le soutien apporté à l'Accord inter-libyen de Skhirat en 2016, à la feuille de route du Représentant spécial des Nations unies, Ghassan Salamé, et par la présence des représentants de tous ces États, le 29 mai à Paris, pour recueillir l'adhésion des quatre autorités principales du jeu politique libyen au processus de réconciliation et à la fixation d'un calendrier pour l'organisation des élections d'ici la fin 2018, mais aussi par la multiplication des contacts avec les représentants des adversaires du camp initialement soutenu et par l'organisation de rencontres entre représentants des camps adversaires sous les auspices des différents Etats. La diplomatie française a beaucoup oeuvré dans ce sens.
Mais la crise libyenne a aussi mis en évidence, de façon contenue mais continue, des divergences entre les partenaires occidentaux dont les agendas et les priorités sont demeurés différents. Ces différences peu affichées ont éclaté au grand jour à l'occasion des évènements migratoires récents et, tout particulièrement, de l'odyssée de l'Aquarius.
Dès 2011, la France, par son initiative, s'est placée en position de chef de file sur le dossier libyen,
- d'abord avec la Grande-Bretagne et les États-Unis pour engager une intervention militaire afin d'éviter des massacres promis par Kadhafi à ses opposants, puis aboutir au changement de régime,
- ensuite, en faisant de la lutte contre le terrorisme sa priorité parce qu'elle y était confrontée au Sahel et au Levant, mais aussi sur son propre territoire,
- enfin en se plaçant en aiguillon d'un processus de réconciliation enlisé, en organisant la rencontre Sarraj/Haftar à La Celle-Saint-Cloud en juillet 2017, puis la rencontre récente de Paris le 29 mai poussant à la tenue d'élections d'ici fin 2018. Alors que de leurs côtés, d'autres pays comme l'Algérie, l'Italie ou encore l'Union Africaine se montrent plus pragmatiques, avec une élection qui aurait pu se tenir en 2019.
Cette attitude volontariste, usant des outils diplomatiques et militaires, et qui bénéficie de leur concentration entre les mains du président de la République, convergeait avec l'agenda des Américains soucieux de ne diriger que de l'arrière (« leading from behind ») puis de limiter leurs interventions aux frappes anti-terroristes.
Mais cette proposition française ne saurait masquer celle de l'Italie avec laquelle elle ne coïncide pas, ni sur les priorités, ni sur les méthodes de l'ancienne puissance coloniale pour laquelle le maintien d'une influence en Libye est une affaire de prestige national et qui a l'avantage de connaître parfaitement bien le terrain et les différents acteurs.
L'Italie a toujours exprimé ses réserves sur l'intervention militaire de 2011 en mesurant sans doute mieux les conséquences possibles et au premier chef, la réactivation de la voie des migrations en Méditerranée centrale qu'elle avait réussi à contenir au prix d'accords bilatéraux avec Kadhafi, à l'époque.
La réouverture massive de cette voie à partir de 2014 l'a conduite à s'impliquer davantage, condamnée qu'elle était par l'application des accords de Dublin et l'absence de solidarité européenne en matière de relocalisations, tout en regrettant de ne pas bénéficier d'un soutien européen aussi fort que celui octroyé à d'autres pays. Elle a donc négocié seule avec les acteurs libyens, gouvernementaux ou non afin de diminuer la pression sur ses côtes. Elle y a réussi mais non sans critique au regard du droit humanitaire et des rapports de forces entre milices. De même veille-t-elle à tout ce qui peut conforter, ou à l'inverse fragiliser, ce dispositif patiemment mis en place de façon pragmatique. Impliquée qu'elle était en Tripolitaine, principal point d'embarquement des migrants, ses interlocuteurs étaient à l'Ouest alors que du côté français, la priorité anti-terroriste penchait plutôt en 2014 vers ceux qui était en mesure d'agir militairement c'est-à-dire, à l'Est, l'ANL du maréchal Haftar.
L'Italie est effectivement encline à mettre des moyens sur le tarissement des flux migratoires, y compris dans des mécanismes européens comme le Fonds fiduciaire d'urgence et à les mobiliser sur ce dossier. La France qui estime prendre une part importante de la lutte contre le terrorisme en soutenant seule l'opération Barkhane, y contribue nettement moins, source de critiques également.
De beaux exemples de priorités et de temporalités différentes et d'actions peu concertées pour certains entre la France et l'Italie.
L'échange de propos acides lors du refus par l'Italie d'ouvrir ses ports à l'Aquarius a cristallisé les passions et les ressentiments accumulés. Paradoxalement, car la pression migratoire a diminué en Méditerranée centrale, il en va aujourd'hui de l'unité de l'Europe et de sa capacité à répondre à une inquiétude très forte des populations qui se manifeste par une poussée électorale des partis populistes et nationalistes et dont les réponses politiques à venir permettront, peut-être, de juger plus objectivement les actions engagées par l'Italie avant les dernières élections.
Ceci distrait évidemment de la question essentielle de la stabilisation de la Libye qui demeure la clef d'une solution pérenne à ces deux préoccupations majeures et à laquelle il importe que les Européens contribuent de façon coordonnée et sans équivoque. Peut-être ne faut-il pas considérer que parce qu'un partenaire est européen, il épouse sans délibération la voix de la France et réciproquement, et que la discussion est souvent nécessaire à la bonne décision, sous réserve, naturellement, de ne pas empêcher toute prise de décision. Comme quoi, la Libye s'est invitée depuis plusieurs années au coeur des grands clivages géopolitiques.
L'apaisement des tensions en Libye, la moindre interférence des partenaires privilégiés des deux camps et la remise en avant de l'actualité de l'immigration, permettront peut-être de catalyser les actions et les incitations pour pousser la mise en oeuvre de la feuille de route du RSSGNU dont j'ai dit le consensus dont il bénéficie encore aujourd'hui. Il y a peut-être là une opportunité de temps dont il faut profiter. Encore faut-il qu'il ait une communauté de vue et une volonté commune des nombreux membres de la communauté internationale impliquée dans la résolution de cette crise. Et pour conclure, je citerai un adage que nous a rapporté l'ambassadeur du Tchad : « Quand à la naissance il y a trop d'accoucheuses, on casse la tête du bébé ».
Au terme de ces exposés et avant de répondre à vos questions, je voudrais esquisser en guise de conclusion quelques leçons et quelques recommandations.
Devant la complexité de la situation, il est indispensable de se poser la question avant toute intervention, de notre connaissance du terrain et des populations, de nos capacités à gérer l'après-crise, de nos moyens et méthodes, car dans des environnements aussi complexes les solutions ne peuvent être plaquées. Elles s'inventent au fil du temps et dans un temps nécessairement long.
Il importe dès lors d'en tenir compte et de veiller en priorité à l'abaissement du niveau des tensions, ce qui suppose la capacité d'éviter la prolifération des armes et également d'inviter les membres de la communauté internationale à ne pas jouer les forces les unes contre les autres. Ce qui a été réussi en Tunisie de façon encore fragile devrait être un modèle. Soit dit en passant, ce pays mériterait d'être soutenu davantage.
Enfin, les membres de l'Union européenne doivent s'efforcer d'agir de conserve et de se coordonner davantage au niveau stratégique.
Nous n'avons pas d'autre choix aujourd'hui que d'accompagner le travail du RSSGNU. C'est un travail difficile.
Il faut donc éviter l'enlisement du processus politique en aiguillonnant régulièrement de façon parfois un peu vive des acteurs peu enclins à quitter un statu quo qui les avantage en termes de pouvoirs et de capacités de rétribution, et ne pas le précipiter au risque d'emballer les tensions. Pour cela il faut à la fois faire monter les incitations de la base, celle d'un peuple fatigué d'une transition qui s'éternise et l'appauvrit, et appliquer une pression de la communauté internationale par conviction, incitation, et au besoin sanctions à l'égard de ceux qui entravent ce processus. Pour cela, la communauté internationale doit s'exprimer de façon cohérente et concertée. Elle devrait explorer plus avant les circuits financiers qui permettent à certains d'utiliser leurs positions pour s'adonner à divers trafics et fraudes et appliquer en tant que de besoin des sanctions à leur endroit.
Il faut en effet insister sur ces aspects économiques et financiers, car ils sont la clef du problème libyen et peut-être de sa solution. Derrière les enjeux de pouvoir, il y a des enjeux financiers. Nous sommes face à une économie de la prédation dans laquelle une oligarchie de 1500 personnes utilise ses positions et profite largement du système pour capter l'essentiel des richesses, s'enrichir et investir à l'étranger - certains d'ailleurs y vivent la majeure partie de l'année -, alors que la population est dans le besoin. Évidemment, les bénéficiaires de ce système n'ont aucun intérêt au rétablissement de l'État en Libye et freinent la réalisation du consensus nécessaire. Il serait important que la communauté internationale se saisisse de cette question et trouve les moyens d'entraver voire de sanctionner ces pratiques.
Enfin, il faut arriver à conduire ce processus tout en luttant contre l'implantation de groupes terroristes et en réduisant les flux de migrants. La situation a été relativement bien maîtrisée sur le premier point, puisque les deux camps ont combattu les groupes terroristes et que les opérations menées par les puissances étrangères alliées ont été suffisamment précises pour éviter de faire déraper la situation et aviver les tensions entre les deux camps. Sur le second point, il faudra à la fois renforcer ce qui peut davantage impliquer les autorités libyennes dans le contrôle des frontières terrestres et maritimes, tout en veillant au sort de ceux qui seront, de fait, retenus en Libye, pour à la fois permettre la réinstallation de ceux qui sont éligibles à la protection internationale au titre du droit d'asile et le retour assisté des autres, et revoir les mécanismes internes à l'Union européenne en matière de réinstallations dont on a vu qu'ils n'étaient sans doute pas à la hauteur de la crise. Cela devrait être rendu plus facile par la réduction des flux d'ores et déjà observée depuis le second semestre de 2017. Même si l'actualité quotidienne nous montre que le ressenti est autre que ce que les chiffres nous montrent.
Tous ces dossiers interfèrent avec la solution à la crise libyenne, ce qui en complexifie plus encore l'issue et rend encore plus nécessaire la cohésion de la communauté internationale.
Enfin sur toutes ses questions, il faut être réaliste et se garder de chercher la perfection. Il est impossible de répondre à toutes les exigences en termes de probité, de droits, et d'exigences démocratiques. Vouloir tout, tout de suite et tout en même temps, en urgence, est la certitude d'échouer. Il faut accepter des compromis, inclure le plus grand nombre d'acteurs, procéder par étape et réduire progressivement les souffrances, c'est le meilleur moyen d'avancer. Ne pas confondre vitesse et précipitation. La patience opiniâtre peut être aussi une stratégie gagnante. Il faut aborder cette question sans en faire un enjeu de communication.
Merci aux rapporteurs pour ce rapport très complet sur un sujet complexe à propos d'un pays où il n'est pas facile de se rendre.
Je tiens à vous faire part de mon scepticisme au sujet du nombre de migrants qui quittent la Libye pour rejoindre l'Italie. Selon les évaluations, le flux aurait baissé de plus de 70 % durant les cinq premiers mois de l'année 2018. Or, l'immigration illégale est incontrôlable et invérifiable. Comment savoir où l'on en est vraiment ?
Le groupe d'amitié France-Libye suit depuis plusieurs années la question libyenne et confirme la complexité de la situation. Je partage les conclusions des rapporteurs.
Il faut une forme d'unité et de cohérence de la communauté internationale. La rencontre de mai 2018 à Paris et de la Celle-Saint-Cloud en juillet 2017 sont à différencier sur ce point. L'ensemble de la communauté internationale était représentée à Paris, ce qui ne fut pas le cas en juillet 2017. La cohérence et l'unité sont indispensables, notamment pour soutenir le représentant spécial Ghassan Salamé, dont l'action est à saluer.
Il faut refuser le statu quo intérieur dont la captation des ressources est un déterminant essentiel. Plusieurs enquêtes d'opinion ont été réalisées : si les élections se déroulaient aujourd'hui, aucun des principaux responsables libyens ne ferait plus de 10 %. Ils n'ont donc aucun intérêt à ce que le processus électoral se réalise.
Ensuite, il y a deux raisons pour que la France et la communauté internationale soutiennent le processus : la Libye est devenue un foyer important du terrorisme international et la question migratoire est centrale. Le XXIe siècle sera le siècle des migrations, pour des raisons démographiques notamment, mais pas seulement. L'ensemble des pays voisins de la Libye connaissent une très forte pression démographique ; or, les jeunes n'ont pas de perspectives, ce qui les conduit à vouloir quitter leur pays. Il est donc indispensable de prendre en considération ce phénomène au plan européen mais aussi au plan international : on assiste peut-être une diminution de la pression migratoire, mais il faudra prendre en compte la pression économique à venir sur les pays occidentaux liée à l'aspiration de ces jeunes au départ. Il s'agit d'un sujet complexe sans solution idéale, ce qui suppose de la modestie et de l'humilité. Il excède la question libyenne.
Comment la communauté internationale peut-elle pénétrer dans les eaux territoriales pour empêcher l'utilisation des bateaux qui permettent aux migrants de traverser ?
Je connais bien ce sujet en tant que représentant spécial pour les affaires méditerranéennes à l'assemblée parlementaire de l'OSCE ; nos constats sont partagés. Concernant les évaluations du nombre de migrants, ils ne sont pas décomptés à l'unité près, mais il y a des mesures précises qui témoignent d'une baisse des flux sur les différentes routes. Les chiffres restent cependant élevés. Dans les Balkans par exemple, nous sommes passés de 6 000 passages par jour à 1 500, ce qui reste significatif sur une année.
La question de la pénétration de Sophia dans les eaux territoriales libyennes a été maintes fois posée. Le Conseil de sécurité des Nations unies ne veut pas donner son feu vert à une telle opération du fait de la pression de puissances régionales ou étrangères (comme la Russie). La formation des gardes-côtes par les marines françaises et italiennes a été un élément de réponse à cette difficulté. Cette coopération se développe et donne des résultats.
La dimension financière de la question migratoire est un point important. Un bateau coûte entre 20 000 et 30 000 euros et peut rapporter entre 500 000 et 600 000 euros. Au plus fort de la crise, le secteur pétrolier était sinistré et le trafic de migrants rapportait davantage que le pétrole.
S'agissant de Frontex, son budget et ses effectifs ont triplé entre 2015 et 2017 et vont de nouveau tripler d'ici 2020.
Concernant la Tunisie, les flux repartent et concernent principalement des jeunes Tunisiens qui cherchent à quitter le pays. Par ailleurs, Malte joue un rôle dangereux, notamment en vendant des passeports à de riches Libyens leur permettant de s'implanter sur son territoire.
Quel est votre avis sur la grande zone tribale au sud de la Libye ? C'est une question déterminante, elle est le terrain de jeu de la Turquie qui entretient des réseaux de Frères musulmans pour continuer à déstabiliser l'Égypte.
Comment les migrants parviennent-ils à payer les prix demandés par les passeurs quand on connaît l'état de dénuement dans lequel ils se trouvent ? Comment font-ils pour disposer de ressources suffisantes pour entreprendre de tels voyages ?
Est-il envisageable que Frontex rémunère en partie les gardes-côtes libyens, pour élever leurs niveaux de salaires et qu'ils ne soient plus des cibles pour la corruption ?
Les migrants quittant leur pays d'origine ne sont pas les plus démunis. Mais quand ils arrivent en Libye, en général, ils n'ont plus rien car ils ont dû payer des passeurs tout au long de la route. Alors ils doivent travailler comme des esclaves pour envisager de repartir et aussi pour financer le voyage de leur famille vers l'Europe.
Le paradoxe libyen est que, malgré l'urgence, il faut avancer doucement. La Libye est un caillou dans la chaussure de l'Europe. L'un d'entre vous a dit que compte tenu de la complexité de la situation, la communauté internationale devrait être davantage solidaire. Je trouve pour ma part qu'elle l'est.
Le nombre d'entrées irrégulières aux différentes frontières extérieures européennes est établi par l'agence Frontex. S'il est possible que certaines entrées ne soient pas prises en compte - notamment le volume d'immigration irrégulière lié au maintien en Europe d'étrangers dont le titre de séjour a expiré - , les chiffres dont nous disposons traduisent une nette tendance à la baisse du nombre de migrants arrivés ces derniers mois en Europe via la Libye, notamment depuis l'action volontariste du gouvernement italien.
Concernant la rencontre de La Celle-Saint-Cloud, les autorités italiennes ont été effectivement déçues de ne pas y être conviées et d'apprendre l'événement par la presse. Pour celle de Paris, le 29 mai dernier, l'Italie n'a pas pu prendre une part active à son organisation dans la mesure où le nouveau gouvernement italien n'était pas encore constitué, ce qui n'a pas été bien ressenti dans la presse et dans l'opinion publique.
L'opération EUNAVFOR-MED Sophia est un échec. Il aurait fallu intervenir il y a trois ans. À l'époque, nous avions auditionné l'amiral Bléjean, son commandant-adjoint, et j'avais fait valoir que, faute de passer aux phases 2 et 3 (consistant à intervenir dans les eaux territoriales libyennes et au sol), l'opération se résumait à une vaste entreprise de transport de migrants. Mais il fallait l'accord du gouvernement libyen, ce qui était impossible à obtenir puisque la Libye était un État failli. Aujourd'hui, les autorités libyennes refusent toujours cette éventualité et l'intervention sur le sol libyen semble une idée complètement abandonnée.
La politique italienne en mer Méditerranée centrale est de pur bon sens. Compte tenu du blocage de l'opération EUNAVFOR-MED Sophia, l'action adoptée par l'Italie était le seul moyen d'avancer.
Dans le sud, il fut un temps où l'on pensait que le Maréchal Haftar progressait en négociant avec les tribus. Or, une tribu ne se vend ni ne s'achète, mais loue ses services. La situation dans le sud va être fonction de l'évolution politique dans le pays. Si elle se stabilise, les tribus se rangeront et feront le choix d'activités plus licites ; dans le cas inverse, elles continueront leurs affaires en se louant au plus offrant. Le sud est plus un indicateur qu'autre chose.
Je vous remercie pour ce travail et vos interventions.
À l'issue de ce débat, la commission a adopté le rapport des rapporteurs et en a autorisé la publication sous la forme d'un rapport d'information.