Intervention de Cédric Perrin

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 27 juin 2018 à 9h30
Évolution de la situation en libye — Examen du rapport d'information

Photo de Cédric PerrinCédric Perrin, co-président du groupe de travail :

J'évoquerai en ce qui me concerne la question migratoire. La Libye est depuis longtemps une destination pour les travailleurs migrants des pays arabes voisins. Depuis une quinzaine d'années, elle est devenue aussi un pays de transit vers l'Europe : en effet, l'ouverture de la Libye aux travailleurs migrants subafricains, l'afflux de réfugiés en provenance des zones de conflits, notamment de la Corne de l'Afrique, ainsi que la fermeture progressive des frontières de l'Europe ont favorisé le développement des traversées de la Méditerranée depuis les côtes libyennes. Mouammar Kadhafi a habilement mis à profit cette situation, en monnayant auprès de l'Union européenne et de l'Italie son engagement dans une politique de lutte contre l'immigration irrégulière. Les accords passés entre la Libye et l'Italie dans les années 2000 permettent ainsi de contenir le flux de migrants traversant la Méditerranée. A compter de 2014, celui-ci connaît cependant une envolée, passant de 40 000 traversées en 2013 à 170 000 en 2014 et même 181 000 en 2016. Ce flux reste certes inférieur à celui enregistré en 2015 et au début 2016 en Méditerranée orientale (plus d'un million de migrants étaient alors entrés en Europe par la Grèce et la route des Balkans). Mais il y a bien un changement d'échelle sur la route de la Méditerranée centrale, dont la Libye était autrefois le verrou.

L'effondrement des institutions et l'impunité, sans oublier les difficultés économiques, ont en effet favorisé l'essor du trafic de migrants. À cela s'ajoutent, bien sûr, une aspiration à la migration chez de nombreux ressortissants africains, pour des raisons économiques ou en raison des crises (les deux grands bassins alimentant la route vers la Libye étant l'Afrique de l'ouest et la Corne de l'Afrique), ainsi qu'un contexte propice au développement du trafic de migrants, pour des raisons économiques, dans certains pays de transit comme le Niger.

En Libye, l'économie de la migration acquiert un poids considérable, de l'ordre de 20 à 25 % du PIB. Si elle est d'abord le fait de réseaux structurés dotés de ramifications internationales, elle implique aussi directement ou indirectement une grande partie de la population libyenne. Le trafic de migrants est aussi une importante source de revenus pour les groupes armés, qui rackettent les trafiquants ou prennent le contrôle des réseaux. Il alimente aussi la corruption de fonctionnaires sous-payés (un garde-côte libyen gagnerait de l'ordre de 140 € par mois) qui ferment les yeux sur les flux illicites.

Confrontée à une pression accrue et à un nombre croissant de naufrages sur la route de Méditerranée centrale, qualifiée de route migratoire la plus dangereuse du monde, l'Union européenne disposait de marges de manoeuvre limitées. La situation politique en Libye ne permettait pas d'envisager un accord migratoire sur le modèle de celui passé en mars 2016 avec la Turquie. L'UE décide donc de renforcer sa frontière maritime en confiant à Frontex une nouvelle opération de surveillance dans la zone, appelée Triton, et lance au printemps 2015 l'opération militaire EUNAVFOR MED, dite Sophia, avec pour mission de « démanteler le modèle économique des passeurs ». Pour limiter les arrivées en amont de la Libye, l'Union européenne mise sur le renforcement de la coopération avec les pays de transit et d'origine, grâce à un nouveau cadre de partenariat et la création d'un Fonds fiduciaire d'urgence (FFU) pour les migrations en Afrique. Cette impulsion est donnée au sommet de La Valette en novembre 2015. Avec ces nouveaux instruments, elle entend inciter ces pays à mieux contrôler leurs frontières et soutenir leur développement économique pour décourager la migration.

Bien évidemment, une telle politique, outre le fait qu'elle ne va pas de soi (les pays africains tirant très largement profit de la migration, à travers l'argent envoyé par les migrants), met un certain temps à produire ses effets.

Quant à l'opération Sophia, on en connaît bien les écueils. Il en a été question à plusieurs reprises lors d'auditions qui se sont déroulées au Sénat ces dernières années. Après un débat sur la question de savoir à quelles conditions ses bâtiments pourraient entrer dans les eaux territoriales libyennes, voire entreprendre une action au sol contre les trafiquants, il a été convenu qu'elle resterait positionnée en haute mer où elle fait surtout de la surveillance et beaucoup de sauvetages. Les interrogations sur son utilité, voire sur la possibilité qu'elle fasse, malgré elle, « le jeu des passeurs », conduisent à lui confier en 2016 de nouvelles missions, en particulier celle de former les garde-côtes libyens.

La réponse européenne à la crise migratoire n'a pas d'effet immédiat sur les flux au départ de Libye. En 2016, avec le tarissement des arrivées en Grèce à la suite de l'accord UE-Turquie, la Méditerranée centrale est même redevenue la première route migratoire vers l'Europe. Les traversées se poursuivent, avec la complicité des ONG qui interviennent à proximité des côtes libyennes pour recueillir les migrants en détresse et les amener en Italie, où beaucoup demandent l'asile, même si tous n'y sont a priori pas éligibles. Depuis 2011, ce sont plus de 700 000 migrants qui sont arrivés en Italie par la mer. En outre, depuis 2015, plusieurs Etats membres ont rétabli des contrôles aux frontières intérieures de l'espace Schengen afin d'empêcher l'entrée de migrants arrivés par l'Italie ou la Grèce (c'est ce que fait la France à la frontière italienne. Notre pays est en effet très exposé, via les mouvements secondaires, au flux migratoire venant de Libye et transitant par l'Italie).

Or, cette fermeture des frontières intérieures et les arrivées incessantes sur ses côtes font peser sur l'Italie, par ailleurs confrontée au mécontentement croissant de sa population, une charge écrasante. Les structures chargées d'examiner les demandes d'asile sont saturées et les autres Etats membres manifestent peu d'empressement à appliquer le programme temporaire de relocalisations. Cette situation intenable la conduit à prendre des mesures qui vont s'avérer déterminantes, en complément des mesures européennes, pour stopper les départs depuis la Libye. Sur le fondement d'un accord passé en février 2017 avec le gouvernement d'entente nationale, elle s'implique fortement dans la formation, l'équipement et le financement des gardes-côtes libyens. Par ailleurs, elle impose aux ONG qui interviennent dans la zone le respect d'un code de bonne conduite les obligeant à se tenir à distance des côtes et à ne pas communiquer avec les passeurs. Exerçant une surveillance active dans les eaux territoriales libyennes, l'Italie fait en sorte que les gardes-côtes libyens empêchent les départs et ramènent sur les côtes libyennes les migrants tentant la traversée. Enfin, on sait que l'Italie a négocié directement avec certaines milices impliquées dans le trafic de migrants. Ces mesures aboutissent à une baisse spectaculaire des départs depuis les côtes libyennes : en 2017, le nombre de traversées sur la route de Méditerranée centrale baisse de 34 % par rapport à 2016, passant de 181 000 à 119 000. Sur les cinq premiers mois de l'année 2018, ce chiffre est en baisse de 77 % par rapport à la même période de l'année dernière, soit un nombre de traversées irrégulières ramené à 13 450.

Dans le même temps, la coopération des pays européens avec les pays en amont, notamment le Niger, commence à porter ses fruits. La circulation dans les pays d'origine de l'information sur les exactions subies par les migrants en Libye a aussi un effet dissuasif. Tout cela se traduit par une diminution des flux en amont de la Libye.

Les tensions actuelles entre pays européens sur la question migratoire apparaissent donc un peu contradictoires avec cette évolution à la baisse, attestée par les chiffres.

La situation des migrants se trouvant en Libye reste en revanche difficile, même si quelques avancées doivent être relevées. Il y aurait à ce jour environ 700 000 migrants dans le pays, qui ne sont pas tous des migrants irréguliers et qui n'aspirent pas tous à venir en Europe. En revanche, la plupart sont confrontés à des conditions de vie de plus en plus précaires et risquent à tout moment de tomber dans un système répressif particulièrement cruel, étroitement lié à l'économie de prédation qui sévit dans le pays. Le sort épouvantable qu'ils subissent dans les centres de détention est connu, notamment grâce aux rapports des ONG. Il y aurait une soixantaine de centres de ce type, la moitié sous le contrôle du gouvernement d'entente nationale, les autres aux mains des milices. Dans ces centres, les migrants subissent de graves violations des droits humains : privations, travail forcé, viols, tortures en vue d'extorquer des rançons aux familles... Certains sont « revendus » aux réseaux de traite qui prospèrent dans le pays. C'est d'ailleurs en partie l'indignation provoquée par la diffusion en novembre dernier d'un reportage de CNN sur une vente aux enchères d'esclaves migrants en Libye qui a poussé la communauté internationale à se mobiliser. Lors du sommet qui s'est tenu à Abidjan en novembre 2017, l'Union européenne et l'Union africaine ont décidé la mise en place d'une équipe commune dite « task force » chargée de faciliter le travail du Haut-Commissariat aux Réfugiés (HCR) et de l'Organisation internationale des migrations (OIM) en Libye. L'action des agences onusiennes est traditionnellement difficile dans ce pays, la Libye n'étant notamment pas signataire de la convention de Genève sur les réfugiés. Il faut donc se réjouir que l'OIM et le HCR aient désormais accès à l'ensemble des centres de détention officiels. Par ailleurs, l'UE apporte, via le FFU, son soutien financier à un plan dont l'objectif est de vider ces prisons où 17 000 migrants étaient retenus l'automne dernier. Ce soutien permet à l'OIM d'accélérer les rapatriements volontaires vers les pays d'origine : 25 000 migrants ont été concernés en 2017 et 2018. Par ailleurs, 1 600 réfugiés et demandeurs d'asile ont été évacués par le HCR vers des pays tiers, notamment le Niger, dans l'attente de leur réinstallation dans des pays d'accueil. La France s'est engagée à accueillir 3 000 d'entre eux, mais elle est malheureusement assez isolée dans cette démarche. Enfin, le HCR a été autorisé récemment à ouvrir un centre pour l'accueil de migrants vulnérables à Tripoli, ce qui constitue une avancée notable.

Au bilan, la situation est sans doute un peu meilleure qu'elle ne l'a été, non seulement sur le plan des flux, mais aussi, en ce qui concerne la situation humanitaire des migrants dans le pays.

Elle n'en reste pas moins fragile.

Au plan intérieur, le maintien des départs à un niveau bas est tributaire de la bonne volonté des interlocuteurs libyens, officiels ou non. Or, ceux-ci jouent souvent un double jeu, se prêtant à la lutte contre les trafics tout en restant complices des trafiquants. Les gardes-côtes relâchent parfois leur vigilance ou se laissent corrompre. Par ailleurs, il se pourrait que la baisse des flux s'accompagne d'une accentuation des pressions et des violences exercées sur les migrants et notamment d'une recrudescence des pratiques d'extorsion.

Au plan externe, les migrants semblent se détourner de la voie libyenne, mais d'autres routes pourraient prendre la relève, comme celle de Méditerranée occidentale, qui enregistre une forte hausse des traversées, ainsi que la route entre la Tunisie et l'Italie, désormais empruntée à 95 % par des migrants subafricains. Les routes migratoires fonctionnent comme des vases communicants. Or, avec la croissance démographique en Afrique, les dérèglements climatiques, l'explosion du nombre de réfugiés dans le monde, la circulation de l'information et le développement de la mobilité, la question migratoire reste devant nous.

Alors quelles recommandations pouvons-nous formuler à ce sujet d'une actualité brûlante ?

- la priorité est de mener à bien le processus politique en Libye et favoriser la restauration d'un Etat capable d'unifier ses forces de sécurité et d'assurer le contrôle de ses frontières. Il faudra aussi chercher à accompagner la Libye dans sa gestion des migrations en l'incitant à évoluer sur la question de l'asile et en la sensibilisant à l'importance du paramètre migratoire pour son économie ; en effet, ce pays aura besoin de la main-d'oeuvre étrangère pour se reconstruire et se développer, il n'est pas dans son intérêt de décourager les migrants de venir sur son territoire ; à titre d'exemple, on nous a rapporté qu'un hôpital à Tripoli ne pouvait plus fonctionner en raison de la fuite du personnel d'origine étrangère ;

- il faut aussi accentuer la lutte contre les passeurs, notamment les têtes de réseaux. L'adoption de sanctions individuelles il y a deux semaines au Conseil de sécurité des Nations unies contre des trafiquants de haut niveau est une avancée. Les mandats d'arrêts émis en mars dernier par la justice libyenne contre 200 trafiquants de migrants libyens et étrangers vont aussi dans le bon sens. Il faut faire plus, notamment en s'attaquant aux flux financiers considérables qui émanent de ce trafic et qui transitent par l'étranger ;

- continuer à tarir le flux migratoire en amont afin d'obliger les acteurs vivant de la migration à renoncer à cette activité ; il s'agit d'abord d'aider les pays de transit à assurer la gestion de leurs frontières ; mais cela suppose aussi d'être attentif au développement de sources de revenus alternatives à la migration, faute de quoi, des régions entières telles que le Nord du Niger pourraient être déstabilisées ; par ailleurs, il faudra veiller à préserver les migrations régionales qui existent depuis toujours en Afrique et qui contribuent à réguler naturellement les écarts de croissance économique et de démographie ; par exemple, des Nigériens se rendent en Libye de manière saisonnière pour travailler dans l'agriculture ;

- enfin, il faut encourager le développement économique dans les pays d'origine, afin de donner aux candidats potentiels à la migration des opportunités dans leur propre pays. Les initiatives prises lors du sommet de la Valette vont dans le bon sens. Encore faut-il que les Etats acceptent d'y consacrer des moyens suffisants. Or, force est d'admettre que ce n'est pas le cas. Le FFU créé en 2015, est aujourd'hui doté de 3,4 milliards d'euros dont près de 3 milliards apportés par l'UE et seulement 419 millions par les Etats membres, qui étaient censés apporter 1,6 milliard d'euros. La contribution de la France à ce fonds n'est à ce jour que de 9 millions d'euros, contre 154 millions pour l'Allemagne et 102 millions pour l'Italie, même s'il faut souligner que le France contribue largement à la stabilisation de la région en conduisant et en finançant seule l'opération Barkhane. Il n'en reste pas moins que si l'on veut que le FFU fonctionne et même si l'on sait que les effets des projets mis en oeuvre seront différés, il faut accepter d'y consacrer des moyens suffisants.

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