Intervention de Jean-Yves Le Drian

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 27 juin 2018 à 16h30
Point de situation sur l'europe face aux crises : commerce international migrants dissémination nucléaire — Audition de M. Jean-Yves Le drian ministre de l'europe et des affaires étrangères

Jean-Yves Le Drian, ministre :

Je suis d'une région maritime, comme M. Vaugrenard. J'ai le sentiment que nous avons vécu pendant longtemps à marée haute et que la mer se retire. On était peut-être à marée haute depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et l'on voit à présent apparaître les rochers, les structures, les môles, les caps d'autrefois, presque comme s'il ne s'était rien passé : affirmation des puissances, autonomie des uns et des autres, fin de la régulation. Cela suscite un sentiment d'inquiétude, et les acteurs veulent revenir, d'une certaine manière, à la situation telle qu'elle était bien avant.

L'exemple le plus significatif en matière de repli sur soi est le président des États-Unis. Chacun vit de manière autonome et on assiste à la fin de tout multilatéralisme et de toute régulation.

Un élément n'existait pas auparavant, c'est l'Europe. Le problème est de savoir si l'Europe sera présente à ce rendez-vous ou si elle va laisser se dérouler ce processus de repli partagé qui, parfois, conduit au nationalisme et peut un jour, au-delà d'une guerre commerciale, provoquer des risques plus importants encore. C'est toute la question.

Il est vrai qu'il existe des risques de délitement, de désagrégation, mais je voudrais vous faire partager une formule de Jean Monnet : « L'Europe se fera dans les crises, et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises ». Ce qui était vrai à ce moment-là doit l'être encore aujourd'hui. Je souhaite vous faire partager cette conviction. Malgré l'importance des défis qui sont devant nous, malgré les contradictions internes qui existent, je reste convaincu, pour ma part, encore plus aujourd'hui qu'hier, que c'est la seule force possible. Nous sommes d'ailleurs attendus partout - je reviendrai sur la Chine tout à l'heure.

Je ne souhaite d'ailleurs pas à cet égard, monsieur Laurent, détruire le modèle. Sans doute faut-il l'aménager pour qu'il soit plus redistributif et protecteur. J'ai une autre référence. Je ne suis pas sûr que M. Laurent la partage, mais je vous la livre. Jacques Delors avait, pour définir le modèle européen, trois principes qui me semblent encore plus pertinents aujourd'hui qu'hier : « L'Europe, c'est la concurrence qui stimule, c'est la coopération qui renforce, et c'est la solidarité qui unit ». Voilà le point qu'il faut sans doute adapter aux temps présent, qui me paraît essentiel pour l'avenir. C'est là pour moi le modèle, mais il peut être contesté. Je pense que le Président de la République est sur la même ligne, et c'est sur cette orientation que je me bats.

Deux mots sur l'Alliance et sur la relation avec la Chine.

Nous sommes attachés au maintien de l'Alliance, parce qu'elle constitue notre sécurité. Nous allons le redire. Nous sommes également attachés au fait que, au sein de l'Alliance, l'Europe pèse davantage - ce qui est le cas désormais.

Y a-t-il des interrogations sur la manière dont va se dérouler le sommet de l'Otan ? J'espère que non. Normalement, le sommet de l'Otan du mois de juillet devrait être l'aboutissement de la mise en oeuvre des engagements qui avaient été pris, notamment, au sommet de Newport en 2014.

Le sommet de Bruxelles devrait valider ce qui s'est passé depuis cette date, et la façon dont ces décisions ont été appliquées. Il y a cependant des risques. La mer se retire. Il faut donc que nous soyons vigilants sur ce point.

Quant à la Chine, j'en reviens. Depuis que je suis dans mes fonctions, c'est mon troisième déplacement dans ce pays. J'y retournerai à la rentrée. Les Chinois sont désormais beaucoup plus attentifs à nous qu'auparavant, étant eux aussi dans une relation compliquée et tarifaire avec les États-Unis. Ils ont une approche bien plus pragmatique du concept de route de la soie. Ils considèrent qu'il faut désormais travailler davantage avec l'Union européenne, ce qui n'était pas toujours le cas avant, puisqu'ils avaient commencé une relation entre les pays de l'est de l'Europe et la Chine, appelée « 16 + 1 », peut-être dans une volonté de bilatéralismes cumulés.

J'ai eu l'occasion de dire au Premier ministre chinois que le multilatéralisme n'était pas l'addition de plusieurs bilatéralismes, ce qui a pu un certain temps tenter la Chine. Finalement, l'initiative du Président Trump à l'égard de la Chine amène ce pays à considérer l'Europe d'une autre manière. Sans doute est-ce récent.

Pendant que je me trouvais en Chine, le vice-président de la Commission européenne venait discuter sur l'accord sur les investissements entre la Chine et l'Union européenne. On constate donc une évolution. Il faut entretenir cette relation, où la France joue en tête. Nous sommes considérés par la Chine comme un interlocuteur respecté et respectable. Nous avons passé des accords importants la semaine dernière. Nous avons, par ailleurs, pour objectif de diminuer notre déficit commercial à l'égard de la Chine, aujourd'hui de 30 milliards d'euros, pour un déficit commercial global de 60 milliards d'euros.

Nous souffrons plus d'une insuffisance que d'un trop plein d'investissements chinois en France et nous souhaitons aussi une plus grande ouverture du marché chinois pour nos entreprises même si, la semaine dernière, nous avons pu réaliser des avancées, notamment dans le domaine de l'exportation de la viande de boeuf, bloquée depuis la crise de la vache folle. Je pense que les médias n'ont pas suffisamment perçu l'ampleur du sujet. Ouvrir le marché chinois au boeuf est très important pour beaucoup de régions agricoles françaises. Je le répète ici, puisque cette audition est publique. Ce marché va couvrir entre 30 000 tonnes et 40 000 tonnes de viande bovine, avec une montée en puissance.

Les accords sur le nucléaire évoluent convenablement, ainsi que ceux relatifs à l'aviation. La question agroalimentaire et celle de la souveraineté alimentaire deviennent cruciales pour la Chine, ce secteur faisant partie des mesures de rétorsion prises par les États-Unis.

Je suis résolument optimiste, mais aussi résolument lucide, monsieur Boutant. Il faut les deux pour pouvoir avancer.

S'agissant de la crise iranienne, j'ai déjà eu l'occasion, je crois, de dire ici qu'il existait une forme de contradiction entre la posture américaine à l'égard de la Corée du Nord et celle à l'égard de l'Iran. La Corée du Nord dispose quasiment de la panoplie nucléaire d'intervention. Après la rencontre de Singapour, je ne sais comment cela va se passer. Je ne sais pas si quelqu'un a la réponse.

Parallèlement, on met en doute la parole de l'Iran, qui n'a pas l'arme nucléaire et qui s'est engagé à ne pas l'avoir. L'AIEA a confirmé que l'Iran respectait ses engagements au titre de l'Accord - et on n'a aucune raison de ne pas la croire. Les autorités iraniennes, dans ces conditions, pourraient souhaiter se retirer de l'accord. Si tel est le cas, nous n'y serons plus non plus. Nous souhaitons, par souci de la sécurité et de la paix dans l'ensemble de la région, que les autorités iraniennes demeurent dans l'accord. C'est notre position, ainsi que celle des Allemands et des Britanniques. C'est également la position des Chinois, qui a été confirmée avant-hier, ainsi que des Russes.

On s'efforce que les Iraniens restent dans l'accord mais, pour cela, il faut qu'ils puissent avoir des compensations et ne pas fournir des prétextes aux éléments iraniens les plus radicaux pour pousser le gouvernement de M. Rohani à se retirer. Nous sommes dans la phase de pression et d'action pour permettre à l'Iran de pouvoir bénéficier des garanties et des dividendes de leur accord, avoir des relations économiques, financières et commerciale normales, et exporter leur pétrole, condition d'une vie économique normale pour ce pays. Pour l'instant, les choses tiennent, et nous sommes déterminés à les faire tenir.

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