Merci de votre invitation. L'enquête Virage Dom est en cours dans trois départements, La Réunion, la Guadeloupe et la Martinique. Je commencerai par présenter l'apport des précédentes enquêtes sur les violences faites aux femmes dans ces départements et l'historique de l'enquête actuelle, puis Stéphanie Condon vous présentera les enjeux, la méthodologie, l'organisation et le contenu de cette enquête, ainsi que les résultats que l'on pourra en attendre.
Les premières enquêtes sur le sujet ont commencé avec l'Enquête nationale sur les violences envers les femmes (ENVEFF), en 2000, qui ouvre la possibilité de disposer de statistiques pour l'Hexagone et suscite un fort intérêt parmi les acteurs locaux dans les départements Outre-mer qu'elle ne couvre pas. Ce type d'enquête, qui tend, à l'époque, à se développer partout dans le monde, à l'initiative des acteurs publics et associatifs, est souvent contrainte, méthodologiquement, par la question budgétaire. ENVEFF n'échappe pas à la règle, et ne porte que sur quelque près de 7 000 femmes en France, dans l'Hexagone. Cette enquête, cependant, n'ayant pas vocation à dresser une carte territoriale, n'aurait pas donné d'indications propres aux départements d'Outre-mer s'ils y avaient été inclus. Car chaque département a ses spécificités, géographiques, culturelles, sociales, qui appellent des interprétations fines.
À la demande des élus et du tissu associatif, quatre territoires ont connu une extension d'ENVEFF. L'île de La Réunion a été la première à bénéficier d'une enquête, en 2002. Le questionnaire ENVEFF a été repris et ajusté aux spécificités locales, et l'enquête a eu lieu par téléphone. Puis sont venues les enquêtes menées en Polynésie et en Nouvelle-Calédonie, en 2002 et 2003 respectivement, mais selon une méthodologie différente, en face à face en raison de la couverture téléphonique insuffisante et la volonté d'avoir l'ensemble des femmes (notamment les femmes kanakes). L'enquête, enfin, a été menée à la Martinique, en 2008, également par téléphone. Chacune de ces enquêtes ayant été menée séparément par des équipes différentes, la comparaison entre départements demande des précautions. Aujourd'hui, Virage Dom suit un protocole méthodologique par téléphone dans trois départements, dont deux ont déjà été enquêtés avec ENVEFF - La Réunion et la Martinique.
J'en viens à quelques éléments statistiques. Les éléments recueillis dans les enquêtes comme ENVEFF ou Virage Dom diffèrent des statistiques produites par la justice ou les services de police, car dans une enquête, les données relèvent de l'auto-déclaration et c'est souvent la première fois que les personnes déclarent certaines violences, en particulier les violences sexuelles. Ce serait simplifier à outrance que de dire que la prévalence des violences conjugales en Outre-mer serait supérieure à celle qui est observée dans l'Hexagone ; il faut y regarder plus finement. Par ailleurs, il faut être attentif, dans la lecture, à la définition des termes ; ainsi, lorsque l'on parle de violences conjugales dans les enquêtes que j'ai citées, il s'agit de la somme des agressions verbales, des violences psychologiques, des contraintes économiques, des violences physiques et de la sexualité contrainte. Il ne s'agissait pas, tant dans l'enquête ENVEFF que dans celles qui ont été menées en Outre-mer, de donner le chiffre des « femmes battues ». Les chercheurs voient dans les violences conjugales un continuum : même en l'absence de violences physiques ou sexuelles, le caractère répétitif d'injures et de violences psychologiques conduit aux mêmes conséquences - perte d'estime et de confiance en soi, effets sur la santé et les autres aspects de la vie. On se rend ainsi compte que les violences psychologiques sont très importantes, tant Outre-mer que dans l'Hexagone, et que les chiffres sont relativement comparables.
La Martinique, cependant, semble se distinguer pour les agressions verbales et sexuelles et la contrainte économique, c'est-à-dire le fait qu'une femme soit empêchée d'assurer les besoins du quotidien, faute d'accès à l'argent du ménage. Je reviendrai sur les hypothèses explicatives, en précisant qu'à la Martinique, l'enquête Virage Dom s'emploie à interroger aussi les hommes. On constate que, parmi les violences envers les femmes, celles exercées au sein du couple y sont plus importantes que dans l'espace public ou dans la sphère professionnelle.
Dans l'espace public, on ne relève pas de différence marquante entre l'Hexagone et les départements d'Outre-mer, sinon que les agressions verbales sont plus importantes dans l'Hexagone, tandis que les agressions sexuelles et physiques sont plus importantes en Outre-mer. Cela peut s'expliquer dans les usages des espaces publics, différents pour les hommes et les femmes - je pense, par exemple, au fait de sortir seule le soir. L'âge est aussi un facteur fort : plus les femmes sont jeunes, plus la probabilité de subir des agressions dans la sphère publique est forte.
Nous nous sommes aussi intéressés aux auteurs. Quand les femmes sont auteures d'agressions dans l'espace public, il s'agit d'agressions verbales, tandis que les agressions physiques et sexuelles sont plutôt le fait des hommes. En Martinique, on trouve autant de femmes que d'hommes victimes d'agressions, mais un homme sur trois connaissait son agresseur, tandis que la plupart des femmes avaient été agressées par des inconnus.
J'en arrive aux violences dans la sphère professionnelle. Dans les années 2000, à la différence d'aujourd'hui, où la mobilisation facilite la libération de la parole, il était davantage question, dans les médias, de harcèlement moral que de harcèlement sexuel. Durant les enquêtes, alors que des violences verbales signalées pouvaient avoir déjà été rapportées, les violences sexuelles déclarées l'étaient bien souvent pour la première fois : socialement, c'est le silence qui prévalait. Ces violences sexuelles sont fréquemment le fait d'un supérieur hiérarchique, avec le poids des violences psychologiques qui leur sont associées - ce que l'on appelle aujourd'hui harcèlement moral. Et si les violences verbales et les atteintes psychologiques sont comparables, que les victimes en soient des hommes ou des femmes, le harcèlement sexuel, est, en revanche, le plus souvent réservé aux femmes. En Martinique, les atteintes psychologiques et le harcèlement sexuel semblent plus forts qu'ailleurs : nous verrons si l'on retrouve la même différence aujourd'hui. Encore une fois, il faut être attentif à ce que les enquêtes retiennent derrière les termes de harcèlement sexuel. Dans ENVEFF, cela recouvre ici aussi bien l'exhibitionnisme et les attouchements que les tentatives de viol ou le viol.
L'enquête quantitative peut s'accompagner d'un complément qualitatif - cela a été le cas pour la Martinique -, ce qui permet de mettre en avant un certain nombre de spécificités. Entre l'Outre-mer et l'Hexagone, il existe plus de points communs que de différences : importance de l'âge - les femmes jeunes sont davantage exposées, rôle de la précarité comme facteur aggravant, silence autour des violences sexuelles, etc.
La Martinique se distingue par un pluripartenariat masculin fréquent et stable, c'est-à-dire le fait pour un homme d'avoir d'autres partenaires que sa femme, partenaires avec lesquelles il peut, d'ailleurs, avoir des enfants. Les chiffres font apparaître une corrélation avec les violences au sein du couple : la probabilité est plus forte que surviennent des disputes liées au soupçon, à la jalousie, et qui peuvent conduire à des violences.
On a tendance à penser que les milieux défavorisés sont des terreaux plus propices aux violences. Le mérite d'ENVEFF est d'avoir montré que ce n'est pas le cas, et que les femmes cadres et cadres supérieures subissent aussi des violences, y compris physiques. Cela relève moins de la catégorie sociale que du statut dans l'emploi. Dans le domaine des violences, le chômage, et notamment le chômage des hommes, est un facteur aggravant. En Martinique, on n'observe pas de différence marquante, tandis qu'à La Réunion, il semble que les chômeuses et les inactives soient plus souvent victimes que les autres.
Autre élément que l'on retrouve moins dans l'Hexagone : la proximité résidentielle de la famille, comme cela est plus souvent le cas Outre-mer, qui n'a pas un effet protecteur, au contraire. Quand la famille est à proximité, il s'exerce un contrôle social plus fort sur les femmes. De façon plus générale, l'interconnaissance est forte sur une île où tout le monde se connaît, et cela n'aide pas les victimes à dénoncer les violences.
Vient, enfin, la reproduction des violences subies durant l'enfance, qui vaut aussi pour l'Hexagone et ailleurs dans le monde. Toutes sphères confondues, ce sont les difficultés sociales et familiales rencontrées durant l'enfance et l'adolescence (misère, alcoolisme, violence, maltraitance, manque d'affection, etc.) qui sont les principaux facteurs d'accroissement des risques de victimation.
Quant au nombre de viols subis au cours de la vie, les chiffres sont comparables entre l'Hexagone et l'Outre-mer (respectivement 2,6 % et 3 %).
Depuis les enquêtes menées entre 2002 et 2008, d'autres enquêtes nous ont apporté de nouveaux éléments. C'est le cas de l'enquête Migration, familles, vieillissement de 2010, dont Stéphanie Condon est également partie prenante. Il s'agit d'une enquête démographique approfondie sur les départements historiques de l'Outre-mer, étendue ensuite à Mayotte en 2015, qui s'intéresse au parcours scolaire, familial, migratoire, et se penche également sur les personnes âgées. Sur la question des violences subies durant l'enfance, elle fait apparaître que 10 % des hommes et des femmes sont concernés à La Réunion, 7 % des femmes et 5 % des hommes en Guadeloupe, 8 % des femmes et 7 % des hommes en Martinique.
L'enquête dite KAPB3(*) de 2011 menée aux Antilles et à la Guyane sur la connaissance, les attitudes, les croyances et les pratiques touchant au VIH fait apparaître des taux assez importants de « multipartenariat », notamment aux Antilles. Celui-ci est mesuré par le nombre de relations successives, et qui peuvent être ou non concomitantes, au cours des cinq dernières années : la moitié des hommes sont concernés aux Antilles, contre 15 % à La Réunion et 36 % dans l'Hexagone.
Une autre enquête, Cadre de vie et de sécurité, menée à La Réunion en 2011 et aux Antilles-Guyane en 2015, vise à mesurer les violences subies au sein d'un ménage, soit du fait de l'un de ses membres, soit du fait de personnes extérieures. Elle fait apparaître que les violences sexuelles par une personne extérieure au ménage sont plus fréquentes Outre-mer que dans l'Hexagone (4,4 %), avec des taux de 7 % à La Réunion et en Martinique. Mais il faut encore une fois garder à l'esprit que, lorsque pour l'ENVEFF les atteintes sexuelles se limitent au viol et à la tentative de viol, cette enquête inclut aussi les attouchements et l'exhibitionnisme - qui représentent la plus grande part de ces 7 %.
Un mot, pour finir, sur l'historique du projet Virage Dom. Il est né de la mobilisation des territoires et d'une demande institutionnelle forte de production de données statistiques fiables, de leur évolution depuis les années 2000, assortie de la volonté d'étendre l'enquête aux hommes, et de prendre en compte de nouvelles formes de violences, comme les violences par Internet, une forme de harcèlement qui n'existait pas dans les années 2000. Sa mission est d'orienter l'action publique, et c'est ainsi qu'une extension de cette enquête a été inscrite dans le Cinquième plan de mobilisation et de lutte contre toutes les violences faites aux femmes4(*).
Sachant qu'une enquête coûte près d'un million d'euros pour la seule mise en oeuvre du protocole, sans compter la rémunération des chercheurs, il est long de réunir les financements, qui viennent notamment du secrétariat à l'Égalité entre les femmes et les hommes, du ministère des Outre-mer, mais aussi de financeurs locaux, comme les Agences régionales de santé (ARS) et les collectivités locales. Ce financement local est important pour nous, afin d'assurer par la suite un véritable relais des résultats produits. Aussi attendons-nous beaucoup des élus.