Notre présidente Annick Billon rentrant en ce moment même de New-York où se tenait la session annuelle de la commission de la condition de la femme de l'ONU, j'ai l'honneur de présider notre réunion d'aujourd'hui.
Nous sommes heureux de recevoir Sandrine Dauphin, directrice de projet Virage Dom et Stéphanie Condon, responsable scientifique de l'enquête Virage Dom, pour évoquer l'étude Violences et rapports de genre (Virage) en Outre-mer, coordonnée par l'Institut national d'études démographiques (Ined). Cette étude est une déclinaison, dans les Outre-mer, de l'enquête Virage1(*) qui nous a été présentée le 22 février dernier par Christelle Hamel.
Nous poursuivons ainsi notre séquence sur les violences faites aux femmes dans les Outre-mer, inspirée par nos trois collègues ultramarines Nassimah Dindar, Victoire Jasmin et Viviane Malet, qui ont rejoint la délégation aux droits des femmes depuis le dernier renouvellement, tout en étant membres de droit de la délégation sénatoriale aux Outre-mer.
Nous connaissons tous et toutes leur implication dans ces sujets. C'est d'ailleurs dès sa première réunion que la délégation aux droits des femmes a décidé, à l'unanimité, d'accéder à leur souhait de consacrer une séquence de notre programme à la thématique des violences faites aux femmes dans les Outre-mer.
Nous avons ainsi entendu, le 15 février dernier, conjointement avec nos collègues de la délégation aux Outre-mer, les auteurs2(*) du rapport Combattre les violences faites aux femmes dans les Outre-mer du Conseil économique, social et environnemental (CESE), dont l'une des recommandations porte justement sur la nécessité de disposer de statistiques précises, actualisées et propres à chaque territoire sur ce sujet. C'est dire les attentes qui pèsent sur le projet Virage Dom !
Plus généralement, je précise à l'attention de nos invitées que nous avons décidé, dès la reconstitution de la délégation à l'issue du dernier renouvellement sénatorial, de centrer notre agenda sur les violences faites aux femmes - qu'il s'agisse de violences sexuelles, de harcèlement ou de violences conjugales - en lien avec une actualité chargée et avec la préparation du projet de loi annoncé par le Gouvernement sur la lutte contre les violences.
Mesdames, nous comptons sur vous pour nous présenter l'enquête Virage Dom : pourriez-vous nous dresser l'état des lieux des statistiques existant à ce jour sur les violences faites aux femmes dans les Outre-mer ? Quel est l'historique du projet Virage Dom ? Quel est son périmètre géographique ?
Comment s'inscrit l'étude Virage Dom au sein de l'enquête Virage ? Quels sont ses objectifs ? Pourriez-vous nous présenter la méthodologie de l'enquête ? Enfin, quel est le calendrier attendu, notamment s'agissant des premiers résultats ?
Je vous remercie chaleureusement d'avoir accepté notre invitation. À l'issue de votre présentation, les membres de la délégation feront part de leurs réactions et ne manqueront pas de vous poser des questions.
Je vous cède sans plus tarder la parole, en vous laissant vous organiser à votre guise pour présenter à deux voix l'étude Virage Dom dans le temps de parole qui vous est imparti.
Merci de votre invitation. L'enquête Virage Dom est en cours dans trois départements, La Réunion, la Guadeloupe et la Martinique. Je commencerai par présenter l'apport des précédentes enquêtes sur les violences faites aux femmes dans ces départements et l'historique de l'enquête actuelle, puis Stéphanie Condon vous présentera les enjeux, la méthodologie, l'organisation et le contenu de cette enquête, ainsi que les résultats que l'on pourra en attendre.
Les premières enquêtes sur le sujet ont commencé avec l'Enquête nationale sur les violences envers les femmes (ENVEFF), en 2000, qui ouvre la possibilité de disposer de statistiques pour l'Hexagone et suscite un fort intérêt parmi les acteurs locaux dans les départements Outre-mer qu'elle ne couvre pas. Ce type d'enquête, qui tend, à l'époque, à se développer partout dans le monde, à l'initiative des acteurs publics et associatifs, est souvent contrainte, méthodologiquement, par la question budgétaire. ENVEFF n'échappe pas à la règle, et ne porte que sur quelque près de 7 000 femmes en France, dans l'Hexagone. Cette enquête, cependant, n'ayant pas vocation à dresser une carte territoriale, n'aurait pas donné d'indications propres aux départements d'Outre-mer s'ils y avaient été inclus. Car chaque département a ses spécificités, géographiques, culturelles, sociales, qui appellent des interprétations fines.
À la demande des élus et du tissu associatif, quatre territoires ont connu une extension d'ENVEFF. L'île de La Réunion a été la première à bénéficier d'une enquête, en 2002. Le questionnaire ENVEFF a été repris et ajusté aux spécificités locales, et l'enquête a eu lieu par téléphone. Puis sont venues les enquêtes menées en Polynésie et en Nouvelle-Calédonie, en 2002 et 2003 respectivement, mais selon une méthodologie différente, en face à face en raison de la couverture téléphonique insuffisante et la volonté d'avoir l'ensemble des femmes (notamment les femmes kanakes). L'enquête, enfin, a été menée à la Martinique, en 2008, également par téléphone. Chacune de ces enquêtes ayant été menée séparément par des équipes différentes, la comparaison entre départements demande des précautions. Aujourd'hui, Virage Dom suit un protocole méthodologique par téléphone dans trois départements, dont deux ont déjà été enquêtés avec ENVEFF - La Réunion et la Martinique.
J'en viens à quelques éléments statistiques. Les éléments recueillis dans les enquêtes comme ENVEFF ou Virage Dom diffèrent des statistiques produites par la justice ou les services de police, car dans une enquête, les données relèvent de l'auto-déclaration et c'est souvent la première fois que les personnes déclarent certaines violences, en particulier les violences sexuelles. Ce serait simplifier à outrance que de dire que la prévalence des violences conjugales en Outre-mer serait supérieure à celle qui est observée dans l'Hexagone ; il faut y regarder plus finement. Par ailleurs, il faut être attentif, dans la lecture, à la définition des termes ; ainsi, lorsque l'on parle de violences conjugales dans les enquêtes que j'ai citées, il s'agit de la somme des agressions verbales, des violences psychologiques, des contraintes économiques, des violences physiques et de la sexualité contrainte. Il ne s'agissait pas, tant dans l'enquête ENVEFF que dans celles qui ont été menées en Outre-mer, de donner le chiffre des « femmes battues ». Les chercheurs voient dans les violences conjugales un continuum : même en l'absence de violences physiques ou sexuelles, le caractère répétitif d'injures et de violences psychologiques conduit aux mêmes conséquences - perte d'estime et de confiance en soi, effets sur la santé et les autres aspects de la vie. On se rend ainsi compte que les violences psychologiques sont très importantes, tant Outre-mer que dans l'Hexagone, et que les chiffres sont relativement comparables.
La Martinique, cependant, semble se distinguer pour les agressions verbales et sexuelles et la contrainte économique, c'est-à-dire le fait qu'une femme soit empêchée d'assurer les besoins du quotidien, faute d'accès à l'argent du ménage. Je reviendrai sur les hypothèses explicatives, en précisant qu'à la Martinique, l'enquête Virage Dom s'emploie à interroger aussi les hommes. On constate que, parmi les violences envers les femmes, celles exercées au sein du couple y sont plus importantes que dans l'espace public ou dans la sphère professionnelle.
Dans l'espace public, on ne relève pas de différence marquante entre l'Hexagone et les départements d'Outre-mer, sinon que les agressions verbales sont plus importantes dans l'Hexagone, tandis que les agressions sexuelles et physiques sont plus importantes en Outre-mer. Cela peut s'expliquer dans les usages des espaces publics, différents pour les hommes et les femmes - je pense, par exemple, au fait de sortir seule le soir. L'âge est aussi un facteur fort : plus les femmes sont jeunes, plus la probabilité de subir des agressions dans la sphère publique est forte.
Nous nous sommes aussi intéressés aux auteurs. Quand les femmes sont auteures d'agressions dans l'espace public, il s'agit d'agressions verbales, tandis que les agressions physiques et sexuelles sont plutôt le fait des hommes. En Martinique, on trouve autant de femmes que d'hommes victimes d'agressions, mais un homme sur trois connaissait son agresseur, tandis que la plupart des femmes avaient été agressées par des inconnus.
J'en arrive aux violences dans la sphère professionnelle. Dans les années 2000, à la différence d'aujourd'hui, où la mobilisation facilite la libération de la parole, il était davantage question, dans les médias, de harcèlement moral que de harcèlement sexuel. Durant les enquêtes, alors que des violences verbales signalées pouvaient avoir déjà été rapportées, les violences sexuelles déclarées l'étaient bien souvent pour la première fois : socialement, c'est le silence qui prévalait. Ces violences sexuelles sont fréquemment le fait d'un supérieur hiérarchique, avec le poids des violences psychologiques qui leur sont associées - ce que l'on appelle aujourd'hui harcèlement moral. Et si les violences verbales et les atteintes psychologiques sont comparables, que les victimes en soient des hommes ou des femmes, le harcèlement sexuel, est, en revanche, le plus souvent réservé aux femmes. En Martinique, les atteintes psychologiques et le harcèlement sexuel semblent plus forts qu'ailleurs : nous verrons si l'on retrouve la même différence aujourd'hui. Encore une fois, il faut être attentif à ce que les enquêtes retiennent derrière les termes de harcèlement sexuel. Dans ENVEFF, cela recouvre ici aussi bien l'exhibitionnisme et les attouchements que les tentatives de viol ou le viol.
L'enquête quantitative peut s'accompagner d'un complément qualitatif - cela a été le cas pour la Martinique -, ce qui permet de mettre en avant un certain nombre de spécificités. Entre l'Outre-mer et l'Hexagone, il existe plus de points communs que de différences : importance de l'âge - les femmes jeunes sont davantage exposées, rôle de la précarité comme facteur aggravant, silence autour des violences sexuelles, etc.
La Martinique se distingue par un pluripartenariat masculin fréquent et stable, c'est-à-dire le fait pour un homme d'avoir d'autres partenaires que sa femme, partenaires avec lesquelles il peut, d'ailleurs, avoir des enfants. Les chiffres font apparaître une corrélation avec les violences au sein du couple : la probabilité est plus forte que surviennent des disputes liées au soupçon, à la jalousie, et qui peuvent conduire à des violences.
On a tendance à penser que les milieux défavorisés sont des terreaux plus propices aux violences. Le mérite d'ENVEFF est d'avoir montré que ce n'est pas le cas, et que les femmes cadres et cadres supérieures subissent aussi des violences, y compris physiques. Cela relève moins de la catégorie sociale que du statut dans l'emploi. Dans le domaine des violences, le chômage, et notamment le chômage des hommes, est un facteur aggravant. En Martinique, on n'observe pas de différence marquante, tandis qu'à La Réunion, il semble que les chômeuses et les inactives soient plus souvent victimes que les autres.
Autre élément que l'on retrouve moins dans l'Hexagone : la proximité résidentielle de la famille, comme cela est plus souvent le cas Outre-mer, qui n'a pas un effet protecteur, au contraire. Quand la famille est à proximité, il s'exerce un contrôle social plus fort sur les femmes. De façon plus générale, l'interconnaissance est forte sur une île où tout le monde se connaît, et cela n'aide pas les victimes à dénoncer les violences.
Vient, enfin, la reproduction des violences subies durant l'enfance, qui vaut aussi pour l'Hexagone et ailleurs dans le monde. Toutes sphères confondues, ce sont les difficultés sociales et familiales rencontrées durant l'enfance et l'adolescence (misère, alcoolisme, violence, maltraitance, manque d'affection, etc.) qui sont les principaux facteurs d'accroissement des risques de victimation.
Quant au nombre de viols subis au cours de la vie, les chiffres sont comparables entre l'Hexagone et l'Outre-mer (respectivement 2,6 % et 3 %).
Depuis les enquêtes menées entre 2002 et 2008, d'autres enquêtes nous ont apporté de nouveaux éléments. C'est le cas de l'enquête Migration, familles, vieillissement de 2010, dont Stéphanie Condon est également partie prenante. Il s'agit d'une enquête démographique approfondie sur les départements historiques de l'Outre-mer, étendue ensuite à Mayotte en 2015, qui s'intéresse au parcours scolaire, familial, migratoire, et se penche également sur les personnes âgées. Sur la question des violences subies durant l'enfance, elle fait apparaître que 10 % des hommes et des femmes sont concernés à La Réunion, 7 % des femmes et 5 % des hommes en Guadeloupe, 8 % des femmes et 7 % des hommes en Martinique.
L'enquête dite KAPB3(*) de 2011 menée aux Antilles et à la Guyane sur la connaissance, les attitudes, les croyances et les pratiques touchant au VIH fait apparaître des taux assez importants de « multipartenariat », notamment aux Antilles. Celui-ci est mesuré par le nombre de relations successives, et qui peuvent être ou non concomitantes, au cours des cinq dernières années : la moitié des hommes sont concernés aux Antilles, contre 15 % à La Réunion et 36 % dans l'Hexagone.
Une autre enquête, Cadre de vie et de sécurité, menée à La Réunion en 2011 et aux Antilles-Guyane en 2015, vise à mesurer les violences subies au sein d'un ménage, soit du fait de l'un de ses membres, soit du fait de personnes extérieures. Elle fait apparaître que les violences sexuelles par une personne extérieure au ménage sont plus fréquentes Outre-mer que dans l'Hexagone (4,4 %), avec des taux de 7 % à La Réunion et en Martinique. Mais il faut encore une fois garder à l'esprit que, lorsque pour l'ENVEFF les atteintes sexuelles se limitent au viol et à la tentative de viol, cette enquête inclut aussi les attouchements et l'exhibitionnisme - qui représentent la plus grande part de ces 7 %.
Un mot, pour finir, sur l'historique du projet Virage Dom. Il est né de la mobilisation des territoires et d'une demande institutionnelle forte de production de données statistiques fiables, de leur évolution depuis les années 2000, assortie de la volonté d'étendre l'enquête aux hommes, et de prendre en compte de nouvelles formes de violences, comme les violences par Internet, une forme de harcèlement qui n'existait pas dans les années 2000. Sa mission est d'orienter l'action publique, et c'est ainsi qu'une extension de cette enquête a été inscrite dans le Cinquième plan de mobilisation et de lutte contre toutes les violences faites aux femmes4(*).
Sachant qu'une enquête coûte près d'un million d'euros pour la seule mise en oeuvre du protocole, sans compter la rémunération des chercheurs, il est long de réunir les financements, qui viennent notamment du secrétariat à l'Égalité entre les femmes et les hommes, du ministère des Outre-mer, mais aussi de financeurs locaux, comme les Agences régionales de santé (ARS) et les collectivités locales. Ce financement local est important pour nous, afin d'assurer par la suite un véritable relais des résultats produits. Aussi attendons-nous beaucoup des élus.
Je rappelle le contexte de production de ces outils de mesure : les violences faites aux femmes sont reconnues à l'échelle internationale en tant que problème social et ont fait l'objet de nombreuses études et enquêtes statistiques au cours des vingt dernières années.
L'enquête nationale sur les violences envers les femmes en France, l'ENVEFF, réalisée en 2000, a marqué une étape importante dans la prise en compte politique de ces violences et a contribué à lancer une réflexion à l'échelle européenne. Elle a permis de faire accepter ce phénomène en tant qu'objet scientifique, notamment au niveau de l'Ined, l'Institut national des études démographiques.
Mesurer la fréquence et les formes de violences, ainsi que les contextes sociaux dans lesquelles elles se produisent, est devenu un enjeu clé dans l'identification des causes et des conséquences des actes. Ce travail approfondi de collecte de données suivant un protocole scientifique est important pour éclairer des débats souvent centrés sur les spécificités de certaines populations censées favoriser la survenue des violences.
Les représentations, souvent stigmatisantes, des causes de violences dans les territoires d'Outre-mer, liées à une méconnaissance des contextes de violences subies par les femmes et les hommes, font en effet obstacle à l'élaboration de politiques efficaces. L'enquête Virage Dom visait à combler le manque de données solides, nécessaires à la mise en place de ces politiques.
Quels sont les objectifs de l'enquête ?
Premièrement, il s'agissait de produire des données comparables aux données de l'enquête Virage, réalisée dans l'hexagone en 2015, sur les principaux facteurs de violences, de risques, les situations à risque et les conséquences des violences - impacts sur la santé et démarches de recours. Il faut aussi mettre en avant les leviers permettant de sortir de ces situations.
Deuxièmement, grâce à une perspective locale, cette enquête devait nous aider à affiner la compréhension des liens entre certains facteurs et les violences. Pour cela, nous avons étudié la problématique liant précarité, territoire et violences dans un contexte de fortes inégalités sociales et de discriminations. Nous avons examiné de près l'effet protecteur de la relation de couple cohabitant ou du mariage, analysé le rôle de la migration, en distinguant les violences se produisant à la suite d'une migration et celles qui suscitent le départ. Enfin, nous avons exploré les liens contradictoires entre violences et religion. La pratique religieuse, qui occupe une place importante dans les Outre-mer, est en effet en pleine évolution.
Troisièmement, il s'agissait d'actualiser et de prolonger la connaissance des violences dans les Outre-mer français, notamment en termes de contexte et de conséquences de ces actes.
Dans cet objectif, l'effectif étudié a été renforcé par rapport aux enquêtes précédentes : près de deux fois plus de femmes seront interrogées que lors des enquêtes antérieures menées à La Réunion et en Martinique, et un échantillon important d'hommes a été pris en compte. Pour la première fois, des données quantitatives seront produites pour la Guadeloupe, un territoire touché par divers types de violences qu'il était primordial d'intégrer dans le dispositif. Nous allons également pouvoir analyser les violences subies - dans la période récente, mais aussi au cours de la vie entière - par les hommes dans le cadre des relations intrafamiliales, dans l'espace public et sur le lieu de travail.
Le renforcement de l'effectif étudié doit permettre d'étendre la compréhension du phénomène des violences à différents facteurs - âge, génération, milieu social, capital scolaire, trajectoire migratoire... -, et de collecter des données représentatives au niveau de chaque département.
Quelle est la méthodologie ?
Une enquête statistique a été réalisée, qui repose sur une collecte téléphonique. À cet égard, les usages et les équipements ont beaucoup évolué depuis le début des années 2000. Sur les conseils de collègues de l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (Inpes) ayant réalisé des enquêtes téléphoniques récemment dans les DOM, nous avons privilégié la collecte sur des téléphones mobiles (60 %), qui permet aussi de contacter plus facilement les populations les plus jeunes et les plus actives. Le questionnaire par téléphone dure en moyenne 45 minutes, temps nécessaire pour collecter des données fines et entrer dans la biographie des personnes, mais il peut être plus long. J'y insiste, 45 minutes est une durée moyenne.
L'échantillon est composé dans chaque département de 2 500 femmes et 900 hommes, âgés de 20 à 69 ans. Pour rappel, l'enquête ENVEFF dans l'Hexagone et son extension à La Réunion avaient concerné des personnes âgées de 20 à 59 ans.
Cette enquête téléphonique a été complétée par des post-enquêtes qualitatives, c'est-à-dire par des entretiens biographiques en face à face autour de thématiques précises, qui permettent d'approfondir des zones d'ombre et d'autres aspects de la problématique.
Quels sont les phénomènes à observer et à mesurer ?
Il s'agit de mesurer la prévalence des violences, qu'elles soient conjugales, subies au travail ou dans l'espace public, en essayant de tenir compte des différents contextes (ville, campagne...). On mesure également les différentes formes de violences, en posant des questions très précises sur les faits subis.
L'objectif est de comprendre les circonstances des actes de violences (lieu, auteur...), les facteurs aggravants ou protecteurs - au travers de questions relatives au mode de vie des personnes, aux trajectoires sociale, familiale et résidentielle -, les impacts des faits sur la vie quotidienne familiale, professionnelle, et enfin les freins à la dénonciation.
Pour éviter les contresens liés à la subjectivité de la personne interrogée, le mot « violences » n'est pas utilisé dans le questionnaire, qui porte sur des faits précis, tels qu'une gifle ou un attouchement. La violence n'est pas prédéfinie, elle est analysée par la suite. De même, pour les violences conjugales, les questions portent sur les relations de couple dans la durée.
Le questionnaire permet de situer les personnes sur les plans social, économique et sanitaire, et de comprendre leur trajectoire. L'investigation porte sur l'espace public, le cadre professionnel, la vie conjugale et même sur les anciens conjoints. Pour ce qui concerne le cadre familial, on s'efforce de recueillir des données portant sur les douze derniers mois, mais aussi sur la vie entière.
Les résultats attendus doivent permettre d'établir des typologies des situations de violences, de faire ressortir leur diversité et d'en explorer les conséquences sociales.
Les thèmes envisagés pour l'exploitation des résultats de l'enquête sont, dans un premier temps, la prévalence des violences dans les douze derniers mois, puis des exploitations thématiques intégrant tout au long de la vie les violences au travail, celles liées aux migrations, les liens entre violence et santé, etc.
Nous avons réalisé l'enquête pilote en septembre 2017. La collecte réelle des données est déjà lancée et devrait s'achever au mois de juillet 2018. Suivra une période de préparation de la base de données, travail très lourd qui devrait durer jusqu'en octobre 2018 et sera mené par nos collègues du service des enquêtes de l'Ined et des statisticiens. Les premiers résultats devraient être publiés en mars 2019. Des groupes de réflexion collective exploiteront ces données durant les deux années suivantes, puis les données seront mises à disposition des chercheurs à l'horizon 2021. Ce travail donnera lieu à des publications sous forme d'articles ou de dossiers.
Un autre objectif de l'enquête, que je n'ai pas encore mentionné, est de produire des données qui pourraient être exploitées par des chercheurs et des organismes au niveau local. Certains partenaires locaux vont d'ailleurs participer à la première phase d'exploitation.
Pour l'instant, pendant la phase de terrain, on ne communique pas localement sur cette enquête, afin d'assurer son bon déroulement et de protéger les victimes.
Nous vous remercions pour cette présentation très claire. Je ferai un simple commentaire sur le « pluripartenariat » : c'est une jolie façon de désigner la polygamie !
Pensez-vous que la libération de la parole à l'oeuvre depuis quelques mois aura une influence dans les Outre-mer et se reflétera dans les résultats de l'enquête ?
Je suppose que les définitions des violences sexuelles utilisées dans Virage Dom sont les mêmes pour toutes les enquêtes Virage ? C'est important pour la compréhension de ce problème.
Je trouve que le délai qui sépare l'enquête pilote, laquelle date de septembre 2017, et la parution des données, soit l'horizon 2021, est relativement long. Or la libération de la parole, qui a dû se diffuser au cours de votre travail, modifiera peut-être, d'ici là, l'appréciation du phénomène des violences faites aux femmes.
Par ailleurs, vous avez parlé des chômeuses et des inactives. Quelle différence faites-vous entre ces deux situations ? S'agit-il de femmes au foyer, ou non ?
Je m'interroge aussi sur Mayotte, territoire où nulle enquête n'a été menée. La forte influence des cadis5(*) peut avoir son importance dans la compréhension locale des violences faites aux femmes.
Enfin, quel est le coût d'une telle enquête ?
Qu'entendez-vous par les violences subies durant l'enfance ? Les enfants dont vous parlez ont-ils été victimes directes de violences, ou exposés aux violences conjugales exercées par leur père sur leur mère ?
Vous avez fixé l'âge limite des personnes interrogées à 69 ans. S'il est vrai que les jeunes femmes sont davantage exposées aux violences conjugales que leurs aînées, les femmes d'un certain âge ne sont pas pour autant à l'abri. À moins que le nombre de victimes de plus de 70 ans soit estimé insuffisamment signifiant... Je connais des exemples précis, en métropole, qui permettraient de démontrer le contraire.
En métropole, tous les milieux sont touchés par ces violences, les plus aisés comme les plus modestes, ceux où le capital scolaire et universitaire est élevé comme ceux où il est faible. Peut-on en dire autant des Outre-mer, ou bien les violences y sont-elles plus fréquentes dans certaines catégories sociales ?
En France, le pourcentage de femmes victimes de violences qui osent porter plainte demeure très bas, de l'ordre de 10 %. Connaissez-vous ce pourcentage en Outre-mer ? Quels sont les freins à la dénonciation ?
Quel est le curseur permettant aux personnes que vous avez interrogées de réaliser qu'elles ont été victimes de violence verbale ? Il n'est en effet pas toujours facile de l'identifier.
Vous avez mené votre enquête dans des départements de la République où s'appliquent les mêmes lois qu'en métropole. Comment expliquez-vous les disparités statistiques entre les Outre-mer et l'Hexagone ? Sont-elles dues à une utilisation différente des outils juridiques ou policiers selon les territoires ?
Vous semblez indiquer que les violences faites aux femmes seraient plus répandues en Outre-mer. Vous avez aussi parlé de tolérance culturelle et de « multipartenariat ». Cette situation est-elle liée, selon vous, à l'héritage de l'esclavage ?
Je suis co-rapporteure, avec Marta de Cidrac, d'un rapport en préparation sur les mutilations sexuelles féminines. Avez-vous eu connaissance de cas d'excision au cours de votre enquête ? L'enquête Virage Dom inclut-elle ces violences ?
Ces violences terribles mériteraient en effet d'être mieux prises en compte dans les statistiques.
Je vous remercie pour ces questions. Nous allons nous efforcer d'y répondre le plus précisément possible, ma collègue et moi-même.
Nous nous sommes rendues sur le terrain pour faire des formations au mois de janvier. Les délégués aux droits des femmes nous ont indiqué que le phénomène #Balancetonporc ne « prenait » pas du tout, notamment à la Martinique. Le principal frein à la libération de la parole est lié au fait qu'il s'agit de sociétés où tout le monde se connaît - je parle de sociétés « d'interconnaissances ». Particulièrement à la Martinique et en Guadeloupe, presque tous les habitants de l'île connaissent, par exemple, l'auteur ou la victime d'un fait divers. Quand on demande au cours d'une enquête à une femme pourquoi elle n'a pas parlé, elle nous répond que tout le monde saurait alors qu'elle est la victime, ce qui pourrait aggraver sa situation.
Dans ces territoires, les choses sont plus compliquées. La parole n'est pas si libérée qu'on pourrait l'espérer. Pour autant, le nombre de violences déclarées a augmenté : cela ne signifie pas forcément qu'il y ait davantage de violences, mais témoigne d'une augmentation du nombre de plaintes déposées.
Sur la différence entre les chômeuses et les inactives : les premières cherchent activement un emploi à l'instant T du questionnaire, contrairement aux secondes qui déclarent ne pas avoir d'emploi et ne pas chercher d'emploi.
Nous souhaitons avec cette enquête examiner plus finement la différence entre les enfants qui ont été témoins de violences et ceux qui en ont subi. Le simple fait d'être spectateur constitue certainement une violence, mais nous voulons obtenir des résultats précis. Les violences pendant l'enfance peuvent être notamment des privations, qui résultent par exemple de la situation économique de la famille. Elles peuvent aussi être volontairement infligées par les parents. Il peut s'agir aussi de coups. Nous décrivons des faits, pour éviter tout jugement. On ne pose pas la question : « avez-vous subi des violences pendant l'enfance ? », car certaines victimes considèrent que la gifle ou les punitions physiques qu'elles ont subies n'étaient pas de la maltraitance, mais font partie de l'éducation qu'elles ont reçue.
Il en va de même pour les violences verbales, pour lesquelles il faut intégrer le côté répétitif, notamment dans le domaine des violences conjugales : je pense aux injures, au dénigrement, au refus de toute discussion.
Les femmes que vous avez interrogées avaient-elles conscience qu'elles étaient victimes de violences ?
Au téléphone, nous nous contentons de recueillir les descriptions factuelles de ce qu'elles ont subi. En revanche, dans les entretiens en face à face, un certain nombre ont dit qu'elles n'en avaient pas conscience. Elles évoquent plutôt les conséquences de ce qu'elles vivent : « je suis amoureuse, mais pas heureuse ».
On commence l'entretien par des questions générales sur le mode de vie, la situation familiale, l'emploi. On arrive progressivement à des questions sur les situations vécues pendant l'enfance, les disputes dans le couple, avant de demander si elles ont subi des violences. Les personnes interrogées comprennent au cours de la discussion à quoi nous voulons en venir, d'autant qu'on parle beaucoup plus aujourd'hui de ces sujets, qui sont médiatisés.
Ces questions sont difficiles, car certaines personnes refusent d'être considérées comme des victimes.
Sur la tranche d'âge retenue, comme pour toute enquête, nous avons été obligés de faire des choix : plus on étendra la fourchette, moins notre regard sera fin sur les spécificités liées à l'âge. Dans certains pays, des enquêtes ont porté sur la problématique de la dépendance et des violences familiales à l'égard des personnes âgées.
Les freins à la dénonciation sont variés. La personne interrogée peut ne pas vouloir aborder ces questions, notamment car elle ressent de la honte à en parler. Le fait que ces questions soient médiatisées a néanmoins un impact positif. Il peut aussi y avoir un problème d'accès : il faut être motorisé pour se rendre dans les locaux d'une association par exemple. Par ailleurs, dans les petits villages, les moindres déplacements des uns et des autres sont visibles, ce qui peut gêner la déclaration d'un fait de violence à la police. De surcroît, les réticences sont quelquefois liées à la famille, qui préfère éviter qu'une femme se rende à la gendarmerie. Il faut préserver l'honneur familial. Enfin, si la religion peut être un réconfort pour les victimes de violences, elle peut aussi être un obstacle à la dénonciation. La difficulté de parler résulte donc d'un ensemble de freins, à la fois individuels et collectifs, objectifs et subjectifs.
Si nous étendions notre enquête à Mayotte et à la Guyane, se poserait la question de l'équipement téléphonique et du réseau et il faudrait peut-être des protocoles différents, ce qui pourrait biaiser les résultats. De plus, il faut être conscient que notre protocole d'enquête est déjà complexe sur les seuls territoires sélectionnés.
L'excision est un phénomène qui commence à être analysé d'un point de vue statistique. Néanmoins, notre questionnaire ne comporte pas de mention spécifique aux mutilations sexuelles féminines.
Notre analyse porte sur les relations interpersonnelles. L'excision est une forme de violence spécifique et impossible à analyser sur un échantillon de ce type.
Des équipes de sociologues et d'anthropologues essayent d'analyser les impacts de la colonisation et de l'esclavagisme dans ces territoires, comme dans d'autres régions du monde. Le lien direct entre esclavage et violences ne peut pas être analysé par notre enquête, mais nous aurons une réflexion approfondie sur le contexte historique spécifique de ces territoires au moment de l'analyse des résultats. Certains phénomènes perdurent : exclusion sociale, discriminations, notamment en termes d'éducation et d'accès au marché de l'emploi... En même temps qu'une réflexion menée sur les effets de la colonisation ou de l'esclavage, la question de l'impact d'une guerre civile ou de l'apartheid sur le niveau des violences a été analysée dans d'autres pays.
Elles ont été associées depuis le début, pour nous assurer de la pertinence de nos objectifs et pour définir la manière dont nous allons restituer les résultats. Nous avons mis en place des comités de pilotage locaux, composés de nos partenaires financiers, scientifiques et associatifs. Ils sont donc constitués de personnes qui travaillent sur le terrain depuis de longues années. Nous étudions avec eux les moyens de tirer de notre enquête des actions concrètes de sensibilisation et d'éducation.
Les contextes ne sont pas les mêmes selon les territoires.
Dans l'enquête ENVEFF, le pourcentage de femmes qui ont porté plainte était plus bas dans les Outre-mer. Cela s'expliquait par une plus grande méfiance envers les institutions et par l'idée que « cela ne sert à rien ». On se méfiait de la police, de la justice... Par ailleurs, à l'époque où l'enquête a été réalisée, les associations aidant les femmes victimes considéraient que ces territoires n'étaient pas suffisamment outillés pour accueillir les femmes victimes de violence dans de bonnes conditions.
Quel est le pourcentage de femmes qui répondent à vos appels ? Même si la personne n'est pas consciente qu'elle est victime de violences, elle n'a pas forcément envie de parler de ces questions.
Le taux de refus n'est pas très élevé. On ne présente pas l'enquête comme portant sur les violences : on évoque les thèmes de la sécurité et de la santé. C'est au cours de l'entretien que les personnes se rendent compte que les questions tournent autour des faits de violence.
Nous rencontrons surtout des difficultés en Guadeloupe, où les enquêtes par téléphone suscitent davantage de méfiance.
Notre objectif est de mener plus de 10 000 entretiens, qui durent de quarante-cinq minutes à une heure. Nous prenons rendez-vous pour rappeler les personnes qui ne sont pas disponibles. Nous ne pouvons pas appeler après 19 heures, cela ne se fait pas dans ces territoires. Nous espérons terminer cette phase en juillet 2018, mais ce n'est pas certain.
Nous adressons un courrier présentant l'enquête, en indiquant qu'elle porte sur les modes de vie, la santé et la sécurité, à des ménages dont nous obtenons l'adresse via des numéros de téléphone générés de façon aléatoire. Il est précisé que c'est une enquête statistique, menée par l'Ined. Nous avons formé les enquêteurs pour qu'ils « s'approprient » la démarche et qu'ils puissent la présenter clairement aux personnes contactées directement sur mobile ou qui n'ont pas reçu le courrier. Les enquêteurs sont des locaux, ce qui facilite le contact avec les personnes interrogées.
Pour la collecte réelle, nous avons retravaillé le questionnaire de l'enquête pilote, et suivi une formation détaillée.
Les délais peuvent paraître longs, mais le dispositif est très lourd. Les enquêteurs peuvent mener trois à quatre longs entretiens par jour, qu'ils doivent ensuite intégrer dans une base statistique complexe. Nous devons en permanence nous assurer de la représentativité de l'échantillon. Nous sommes assistés par le service des enquêtes de l'Ined et de jeunes chercheurs ou des collègues à Paris. Des ingénieurs travailleront ensuite sur la base de données.
Le calendrier est en réalité assez resserré au regard des délais pratiqués habituellement pour les enquêtes de l'Ined. Normalement, entre l'enquête pilote et la collecte réelle, il se passe un an - ici, quatre mois. Entre la réception d'une base de données et la production des premiers résultats, il se passe en général de six à neuf mois ; nous essayons d'aller plus vite, en reprenant les indicateurs de Virage. Nous avons une base de données pour l'ensemble, mais chaque territoire demande ses propres résultats.
Je relève qu'en métropole, nous sommes confrontés au même type de problématique dans les territoires ruraux en ce qui concerne les freins à la libération de la parole : des victimes peuvent renoncer à porter plainte car elles connaissent leurs voisins, le maire de leur village...
Je vous remercie pour tous ces éléments. Nous suivrons l'évolution de votre enquête, qui permettra de fournir des statistiques importantes au regard de la lutte contre les violences faites aux femmes.
* 1 Cette étude vise à mesurer les violences, qu'elles soient subies par les hommes ou par les femmes, et à approfondir la connaissance statistique des violences faites aux femmes (note du Secrétariat).
* 2 Ernestine Ronai, responsable de l'observatoire départemental de Seine-Saint-Denis des violences envers les femmes et co-présidente de la commission « Violences » du Haut conseil à l'égalité (HCE) et Dominique Rivière, vice-président de la délégation à l'outre-mer du CESE (note du Secrétariat).
* 3 Knowledge, attitudes, beliefs, practices VIH Sida 2011, INPES 2012.
* 4 Cinquième plan de mobilisation et de lutte contre toutes les violences faites aux femmes (2017-2019).
* 5 Le cadi est un juge musulman remplissant des fonctions civiles, judiciaires et religieuses. Il est un juge de paix et un notaire, réglant les problèmes de vie quotidienne : mariages, divorces, répudiations, successions, héritages (source : Wikipédia). Note du Secrétariat.