Je rappelle le contexte de production de ces outils de mesure : les violences faites aux femmes sont reconnues à l'échelle internationale en tant que problème social et ont fait l'objet de nombreuses études et enquêtes statistiques au cours des vingt dernières années.
L'enquête nationale sur les violences envers les femmes en France, l'ENVEFF, réalisée en 2000, a marqué une étape importante dans la prise en compte politique de ces violences et a contribué à lancer une réflexion à l'échelle européenne. Elle a permis de faire accepter ce phénomène en tant qu'objet scientifique, notamment au niveau de l'Ined, l'Institut national des études démographiques.
Mesurer la fréquence et les formes de violences, ainsi que les contextes sociaux dans lesquelles elles se produisent, est devenu un enjeu clé dans l'identification des causes et des conséquences des actes. Ce travail approfondi de collecte de données suivant un protocole scientifique est important pour éclairer des débats souvent centrés sur les spécificités de certaines populations censées favoriser la survenue des violences.
Les représentations, souvent stigmatisantes, des causes de violences dans les territoires d'Outre-mer, liées à une méconnaissance des contextes de violences subies par les femmes et les hommes, font en effet obstacle à l'élaboration de politiques efficaces. L'enquête Virage Dom visait à combler le manque de données solides, nécessaires à la mise en place de ces politiques.
Quels sont les objectifs de l'enquête ?
Premièrement, il s'agissait de produire des données comparables aux données de l'enquête Virage, réalisée dans l'hexagone en 2015, sur les principaux facteurs de violences, de risques, les situations à risque et les conséquences des violences - impacts sur la santé et démarches de recours. Il faut aussi mettre en avant les leviers permettant de sortir de ces situations.
Deuxièmement, grâce à une perspective locale, cette enquête devait nous aider à affiner la compréhension des liens entre certains facteurs et les violences. Pour cela, nous avons étudié la problématique liant précarité, territoire et violences dans un contexte de fortes inégalités sociales et de discriminations. Nous avons examiné de près l'effet protecteur de la relation de couple cohabitant ou du mariage, analysé le rôle de la migration, en distinguant les violences se produisant à la suite d'une migration et celles qui suscitent le départ. Enfin, nous avons exploré les liens contradictoires entre violences et religion. La pratique religieuse, qui occupe une place importante dans les Outre-mer, est en effet en pleine évolution.
Troisièmement, il s'agissait d'actualiser et de prolonger la connaissance des violences dans les Outre-mer français, notamment en termes de contexte et de conséquences de ces actes.
Dans cet objectif, l'effectif étudié a été renforcé par rapport aux enquêtes précédentes : près de deux fois plus de femmes seront interrogées que lors des enquêtes antérieures menées à La Réunion et en Martinique, et un échantillon important d'hommes a été pris en compte. Pour la première fois, des données quantitatives seront produites pour la Guadeloupe, un territoire touché par divers types de violences qu'il était primordial d'intégrer dans le dispositif. Nous allons également pouvoir analyser les violences subies - dans la période récente, mais aussi au cours de la vie entière - par les hommes dans le cadre des relations intrafamiliales, dans l'espace public et sur le lieu de travail.
Le renforcement de l'effectif étudié doit permettre d'étendre la compréhension du phénomène des violences à différents facteurs - âge, génération, milieu social, capital scolaire, trajectoire migratoire... -, et de collecter des données représentatives au niveau de chaque département.
Quelle est la méthodologie ?
Une enquête statistique a été réalisée, qui repose sur une collecte téléphonique. À cet égard, les usages et les équipements ont beaucoup évolué depuis le début des années 2000. Sur les conseils de collègues de l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (Inpes) ayant réalisé des enquêtes téléphoniques récemment dans les DOM, nous avons privilégié la collecte sur des téléphones mobiles (60 %), qui permet aussi de contacter plus facilement les populations les plus jeunes et les plus actives. Le questionnaire par téléphone dure en moyenne 45 minutes, temps nécessaire pour collecter des données fines et entrer dans la biographie des personnes, mais il peut être plus long. J'y insiste, 45 minutes est une durée moyenne.
L'échantillon est composé dans chaque département de 2 500 femmes et 900 hommes, âgés de 20 à 69 ans. Pour rappel, l'enquête ENVEFF dans l'Hexagone et son extension à La Réunion avaient concerné des personnes âgées de 20 à 59 ans.
Cette enquête téléphonique a été complétée par des post-enquêtes qualitatives, c'est-à-dire par des entretiens biographiques en face à face autour de thématiques précises, qui permettent d'approfondir des zones d'ombre et d'autres aspects de la problématique.
Quels sont les phénomènes à observer et à mesurer ?
Il s'agit de mesurer la prévalence des violences, qu'elles soient conjugales, subies au travail ou dans l'espace public, en essayant de tenir compte des différents contextes (ville, campagne...). On mesure également les différentes formes de violences, en posant des questions très précises sur les faits subis.
L'objectif est de comprendre les circonstances des actes de violences (lieu, auteur...), les facteurs aggravants ou protecteurs - au travers de questions relatives au mode de vie des personnes, aux trajectoires sociale, familiale et résidentielle -, les impacts des faits sur la vie quotidienne familiale, professionnelle, et enfin les freins à la dénonciation.
Pour éviter les contresens liés à la subjectivité de la personne interrogée, le mot « violences » n'est pas utilisé dans le questionnaire, qui porte sur des faits précis, tels qu'une gifle ou un attouchement. La violence n'est pas prédéfinie, elle est analysée par la suite. De même, pour les violences conjugales, les questions portent sur les relations de couple dans la durée.
Le questionnaire permet de situer les personnes sur les plans social, économique et sanitaire, et de comprendre leur trajectoire. L'investigation porte sur l'espace public, le cadre professionnel, la vie conjugale et même sur les anciens conjoints. Pour ce qui concerne le cadre familial, on s'efforce de recueillir des données portant sur les douze derniers mois, mais aussi sur la vie entière.
Les résultats attendus doivent permettre d'établir des typologies des situations de violences, de faire ressortir leur diversité et d'en explorer les conséquences sociales.
Les thèmes envisagés pour l'exploitation des résultats de l'enquête sont, dans un premier temps, la prévalence des violences dans les douze derniers mois, puis des exploitations thématiques intégrant tout au long de la vie les violences au travail, celles liées aux migrations, les liens entre violence et santé, etc.
Nous avons réalisé l'enquête pilote en septembre 2017. La collecte réelle des données est déjà lancée et devrait s'achever au mois de juillet 2018. Suivra une période de préparation de la base de données, travail très lourd qui devrait durer jusqu'en octobre 2018 et sera mené par nos collègues du service des enquêtes de l'Ined et des statisticiens. Les premiers résultats devraient être publiés en mars 2019. Des groupes de réflexion collective exploiteront ces données durant les deux années suivantes, puis les données seront mises à disposition des chercheurs à l'horizon 2021. Ce travail donnera lieu à des publications sous forme d'articles ou de dossiers.
Un autre objectif de l'enquête, que je n'ai pas encore mentionné, est de produire des données qui pourraient être exploitées par des chercheurs et des organismes au niveau local. Certains partenaires locaux vont d'ailleurs participer à la première phase d'exploitation.
Pour l'instant, pendant la phase de terrain, on ne communique pas localement sur cette enquête, afin d'assurer son bon déroulement et de protéger les victimes.