Intervention de Stéphane Braconnier

Commission d'enquête mutations Haute fonction publique — Réunion du 22 mai 2018 à 14h30
Audition de M. Stéphane Braconnier professeur des universités

Stéphane Braconnier :

Le sujet de votre commission d'enquête n'est pas très facile à cerner mais ses implications concrètes sont assez tangibles. La question est de savoir quelles sont les influences de l'évolution du droit public, notamment économique, sur les relations entre la sphère publique et la sphère privée : comment ces liens de plus en plus étroits se nourrissent des évolutions du droit public économique ou du droit public de l'économie, terme un peu plus vaste ?

Ces dernières années ont été marquées par une augmentation du nombre d'allers-retours entre secteur public et secteur privé. Cela tient, certes, aux évolutions du droit public, mais également à des phénomènes plus endogènes liés, notamment, à des évolutions du droit de la fonction publique favorisant ces passerelles. On a considéré que les expériences des uns pouvaient être utiles aux autres, et réciproquement. Je constate qu'en matière de conflits d'intérêts loi du 15 septembre 2017 n'est pas allée au bout de la logique notamment voulue par la Haute Assemblée afin de limiter la porosité entre secteurs public et privé.

Je souhaite introduire mon propos par quatre observations liée à quatre phénomènes relatifs à cette porosité.

Le premier phénomène est l'intensité de l'intervention publique sur l'économie. La France, depuis quelques décennies, voire quelques siècles, oscille entre un interventionnisme assez persistant et un libéralisme basé sur la volonté de s'adapter au mieux aux contraintes du marché. Dès l'apparition du colbertisme et la volonté de consolider la place de l'État dans l'économie, cela a conduit à des modèles un peu sophistiqués et hétérogènes d'interventionnisme. En réaction, cette évolution a paradoxalement préparé l'émergence des libertés économiques acquises à la Révolution. Cette politique qui conjugue la réglementation et le rôle actif de l'État comme opérateur économique et les choix libéraux opérés à la Révolution ne seront finalement jamais remis en cause en France. De mon point de vue, elle est aujourd'hui encore, une forme de référence incontournable. Le libéralisme et la puissance économique du marché donnent à l'État des moyens d'agir et de se renforcer. Loin de s'opposer ou de s'exclure, le libéralisme et l'étatisme y ont tendance à se nourrir mutuellement. Comme un ouvrage l'a fait en 2017, on peut soutenir que plus de marché entraine une présence renforcée de l'État. À la manière de la Cour des comptes, en janvier 2017, on peut alors s'interroger sur cette présence et, notamment, le rôle que peut jouer l'État en tant qu'actionnaire. La conjugaison entre libéralisme et interventionnisme, à des degrés différents selon les époques, favorise l'existence de liens étroits entre sphère publique et sphère privée.

Le deuxième phénomène est lié à la sophistication des questions économiques que l'État doit aujourd'hui traiter. Car, en 2018, ces questions sont beaucoup plus complexes que ce qu'elles ont été au début du XXe siècle et, a fortiori, au XIXe siècle. Les modalités d'action de l'État ont également changé puisque l'on est passé d'une logique de police économique à une logique de régulation sectorielle. La complexité nouvelle des questions a poussé l'État à se tourner vers la sphère privée pour y trouver un certain nombre de compétences dont ne dispose pas complètement la haute administration. L'exemple le plus topic est, je pense, celui des marchés financiers et des opérations de bourse dont est en charge l'Autorité des marchés financiers (AMF). Lorsqu'elle a été créée pour prendre la suite de la Commission des opérations de bourse (COB), le besoin de recruter des personnes connaissant parfaitement le fonctionnement de ces marchés financiers est alors apparu. Un dispositif a donc été intégré en ce sens dans la loi de modernisation de l'économie pour permettre à l'AMF de recruter à l'extérieur de l'administration, créant, de ce fait, une porosité entre secteur privé et secteur public.

Le même constat s'est dressé, à une autre échelle, en matière de nouvelle technologie de l'information et de la communication (NTIC) lorsque l'Autorité de régulation des télécommunications (ART) puis l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) ont été créées puisque, là encore, il a fallu faire appel à de nouvelles compétences dans les domaines techniques, économiques, statistiques dont l'administration ne disposait pas malgré des ingénieurs télécoms de très haut niveau.

Le constat est un peu moins vrai en matière d'énergie puisque l'État a toujours su produire les compétences nécessaires via EDF et GDF.

Outre les aspects déjà évoqués, la structuration du droit économique autour de questions intéressant plus directement le secteur privé, en matière de droit de la commande publique ou d'environnement, fait émerger des problématiques complexes. Elles s'appliquent à l'ensemble de la puissance publique dont les collectivités locales qui sont confrontées à ces questions de manière assez semblable à l'État, notamment en matière de transport en commun. Quel établissement public de coopération intercommunal (EPCI) peut aujourd'hui penser son réseau de transports en commun sans faire appel à des compétences du secteur privé ? À l'inverse, les grandes entreprises privées du secteur font appel à des personnes qui ont exercé dans les directions « transports » des grand EPCI. L'exemple est transposable pour d'autres services publics locaux.

Le troisième phénomène est l'intégration du droit de la concurrence dans les activités publiques alors qu'il est resté de nombreuses années à l'écart de l'action administrative. Il était maintenu à la lisière des activités publiques par le juge administratif. Or, différentes raisons dont l'évolution du droit de l'Union européenne ont fait subitement pénétrer le droit de la concurrence dans les activités publiques, de manière mesurée et paramétrée. Le traité de Rome ainsi que ceux qui l'ont suivi et la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) n'ont jamais considéré que le droit de la concurrence doive s'appliquer de manière débridée et non-encadrée aux activités publiques. Ils ont considéré qu'il devait l'être de manière adaptée lorsque la sphère publique se livre à des activités de production, de distribution et de service. Cela a induit deux phénomènes : la soumission de l'action administrative et de certains des aspects des services publics au droit de la concurrence. Qui aurait pu penser, il y a une trentaine d'années, qu'un règlement local de publicité en matière d'affichage pris par un maire puisse être soumis au droit de la concurrence ? Personne n'aurait admis la soumission de ces activités de police au droit de la concurrence ! Or c'est bel et bien le cas aujourd'hui.

L'application du droit de la concurrence est fondamentale et a soulevé deux séries de questions. La première concerne le juge compétent. Il s'agit du juge judiciaire si c'est la dimension concurrence qui prévaut, tandis que le juge administratif sera compétent si la dimension administrative l'emporte. L'ordonnance de 1986 avait posé pour principe que le juge judiciaire était le juge naturel, mais le juge administratif est devenu progressivement le juge naturel de la concurrence, notamment en raison d'un intérêt marqué des conseillers d'État pour ces questions. L'intérêt des entreprises pour les membres de la juridiction administrative s'est accru en conséquence. Il s'agit d'un foyer très important de la porosité entre sphères publique et privée. Le nouveau vice-président du Conseil d'État, Bruno Lasserre, a longtemps été président de l'Autorité de la concurrence.

Le droit de la concurrence a également contribué à la mutation de l'intérêt général, qui est une des composantes majeures du service public. Il s'agit de l'intérêt général tel que les personnes publiques le façonnent, le décident. Seule la personne publique, État ou collectivité territoriale, dispose de la légitimité démocratique pour interpréter les besoins individuels et décider de les ériger en service public. Il y a un volontarisme dans la création du service public.

Cependant, il n'existe pas de service public sans intérêt général. Celui-ci est en perpétuelle mutation, car il épouse les besoins des administrés. L'analyse de l'évolution de l'intérêt général montre qu'on est passé d'un intérêt général limité à un intérêt général plus vaste, qui a parfois emprunté des voies surprenantes, et qu'il s'est étendu ces dernières années au terrain économique, puisque des activités industrielles et commerciales sont considérées comme des services publics.

Le droit de l'Union européenne a validé l'idée selon laquelle l'intérêt général constituait le motif premier de prise en charge par les personnes publiques d'activités qui ne peuvent pas être satisfaites par le marché. Le problème ne réside pas dans l'existence de l'intérêt général comme moteur de l'action publique, mais dans sa définition : que met-on dans l'intérêt général ? Je ne pense pas qu'il y ait une déliquescence de l'intérêt général au profit des intérêts privés. Il perdure, il reste le moteur premier de l'action publique, mais il a su prendre en compte la montée en puissance des droits de l'individu par rapport à l'administration. L'approche validée par le juge administratif auparavant était très verticale, il y a désormais une meilleure prise en compte des droits des individus dans le droit administratif. On constate une meilleure synthèse entre l'intérêt collectif et la somme des intérêts individuels.

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