Intervention de Antoine Vauchez

Commission d'enquête mutations Haute fonction publique — Réunion du 23 mai 2018 à 14h05
Audition de M. Antoine Vauchez directeur de recherche au cnrs auteur de « sphère publique intérêts privés. enquête sur un grand brouillage »

Antoine Vauchez :

Je vous remercie de m'avoir fait l'honneur, ainsi qu'à Pierre FRANCE, de venir vous présenter les résultats de notre recherche, d'autant plus qu'il est rare que de tels ponts soient jetés entre les sphères parlementaire et des sciences sociales. Je m'en réjouis tout particulièrement, notamment dans la mesure où la connaissance systématique des phénomènes constitue sans doute encore un point d'ombre dans cette question des liens entre intérêts publics et privés. Je crois que ce thème peut constituer un point de départ.

L'État connaît au final assez mal ce qui se passe à ses frontières, du point de vue des phénomènes de sous-traitance et de son usage de cette dernière, à travers des cabinets d'avocats, des banques privés, ou des cabinets de conseil. La Cour des Comptes s'était penchée sur la question il y a quelques années, à la demande du Parlement, pour indiquer qu'il n'y avait pas de connaissance systématique du phénomène. Par ailleurs, outre les dossiers qui circulent à la périphérie de l'État, les questions individuelles, c'est-à-dire le pantouflage, sont également mal connues.

Pourtant, l'État et ses institutions disposent d'informations, que nous pouvons qualifier de données de la transparence. Elles sont accumulées par la Haute autorité pour la transparence de la vie publique et la Commission de déontologie de la vie publique. L'un des enjeux est à mon sens de réfléchir sur les moyens dont l'État pourrait se doter, pour que nous puissions discuter en toute connaissance de cause.

C'est dans cet esprit que nous avons engagé notre enquête, mais elle ne prétend pas traiter l'ensemble du phénomène. Elle porte essentiellement sur les relations établies entre la haute fonction publique, le monde politique, les agences de régulation, et les cabinets d'avocats d'affaire. Le point de départ de ce travail était de réfléchir à une nouvelle donne de l'État, sous l'effet de sa mue libérale et européenne, intervenue au cours des dernières décennies. Entre l'État qui animait une économie mixte à la fin des années 70, et l'État actuel qui se définit plus comme régulateur organisant le bon fonctionnement des marchés privés, une transformation fondamentale est intervenue. Désormais, il existe ce que nous appelons une fabrique publique des marchés privés. L'État est un acteur essentiel de la construction des marchés, avec une démultiplication des figures de cet État régulateur : Parlement, administrations, agences de régulation, DG Concurrence à Bruxelles, juges administratifs et judiciaires. Nous avons toute une chaîne de la régulation, et cette fabrique publique des marchés est devenue essentielle pour les entreprises. Elles cherchent à peser sur la définition de leur pouvoir de marché, et des conditions de leur entrée et de leur maintien sur ce marché, ou sur l'évolution des règles qui le régissent (environnementales, sanitaires, sociales, et autres).

Des professionnels du conseil se sont développés autour de cette transformation de l'État. C'est un phénomène relativement nouveau dans son ampleur. Il s'agit de conseiller les grandes entreprises pour les accompagner, non seulement dans le travail de lobbying, mais également en matière de conseil juridique, ou de compréhension des régulateurs. Les cabinets d'avocats jouent un rôle particulier dans ce système. Le coeur de notre enquête porte sur le développement de l'offre de services autour de ces cabinets, qui va bien au-delà des prestations traditionnelles des avocats en matière de conseil juridique et de contentieux. Ces nouvelles expertises relatives à la connaissance de l'État deviennent essentielles pour les entreprises, puisqu'elles constituent pour elles un élément nécessaire à la tenue de leurs positions sur les marchés. Des départements de droit public et réglementaire (regulatory, compliance, droit public ou droit constitutionnel des affaires) sont donc apparus.

Autour de ces nouveaux professionnels du conseil, une circulation s'est développée, que nous appelons parfois pantouflage. Elle est cependant d'un nouveau type par rapport au pantouflage qui caractérisait l'État ordonnateur de l'économie mixte. Le pantouflage des années 70 se situait dans le prolongement de ce rôle d'animateur, comme une forme de coordination des politiques publiques et de l'économie mixte. Des hauts fonctionnaires étaient ainsi envoyés dans les grandes entreprises stratégiques proches de la commande publique, et jouaient de fait un rôle de coordination.

Le pantouflage actuel est différent. Il ne s'agit plus d'accompagner l'action de l'État, mais plutôt de la contrer, ou au moins de l'influencer. Je parle ainsi de pantouflage d'influence ou néo-libéral. En outre, l'État lui-même a recours à ces services. L'État investisseur, l'État actionnaire, l'État de la commande publique s'appuie sur des cabinets d'avocats ou de conseil et des banques privées.

La question est de savoir quels sont les coûts liés et les difficultés engendrées par cette nouvelle situation. La circulation entre public et privé peut être considérée comme renforçant la respiration de la fonction publique, et donnant aux fonctionnaires les moyens d'acquérir de nouvelles compétences ou d'évoluer dans leur vie professionnelle. Pour autant, la réflexion sur les coûts de cette circulation, sur la décision publique ou la démocratie, reste encore peu développée. Nous parlons beaucoup des avantages des partenariats entre public et privé, mais il s'agit aussi d'un enjeu démocratique et de fonctionnement de l'État. Plusieurs risques peuvent ainsi être soulignés.

Cette dépendance mutuelle plus forte entre public et privé autour de la régulation économique induit le risque de multiplier les situations de conflit d'intérêts. Ils ne sont plus ponctuels, mais deviennent systémiques. Par ailleurs, la capacité ou la volonté de l'État d'encadrer les marchés et les intérêts privés pourraient en être affaiblies. Quand des hauts fonctionnaires rejoignent des acteurs privés, pour faire en quelque sorte le contraire de leur mission quand ils étaient dans ces organismes publics, c'est-à-dire désamorcer les éléments qu'ils cherchaient auparavant à déployer, la capacité, voire la volonté, de l'État d'encadrer les intérêts privés s'en trouve fragilisée. Cette situation peut également entraîner une difficulté nouvelle à identifier l'intérêt public, et à le distinguer de l'intérêt privé des stakeholders. L'État risque d'être moins à l'écoute d'autres types d'intérêts sociaux, environnementaux, ou de régulation, plus diffus, qui ne disposent pas de tels porte-parole.

Enfin, comme la Cour des Comptes l'avait souligné, cette situation représente un risque de perte d'expertise. En s'appuyant systématiquement dans certains domaines sur des intervenants externes, l'État se dépossède d'une capacité d'action ou d'expertise autonome. Cette tendance contribue à une forme de perte de confiance en soi de l'État.

Pour conclure, je souhaite formuler quelques suggestions. Il nous manque une connaissance systématique de ce sujet. Comme l'ont déjà indiqué d'autres chercheurs, le législateur a souvent agi, en matière de prévention des conflits d'intérêts ou de lutte contre la corruption, à travers des lois de panique. Elles réagissent à des scandales. La dernière loi sur la transparence de la vie publique visait ainsi à répondre aux éléments apparus pendant la campagne présidentielle, sans ce travail de connaissance systématique dont l'État devrait se doter, sous la forme par exemple d'un observatoire ou d'un recours plus systématique à la recherche. A défaut, ces phénomènes risquent de rester de l'ordre du fantasme, et d'alimenter les soupçons. La connaissance est dans l'intérêt de tous.

La réflexion pourrait notamment porter sur le rôle des professions libérales, notamment celle d'avocat, au regard de la question du contrôle déontologique et disciplinaire. Certains travaux, comme l'enquête EconomiX de l'Université de Nanterre, ont montré que le système disciplinaire et déontologique de la profession d'avocat était loin d'être satisfaisant, et que le ministère public en situation d'agir dans ce domaine était lui-même peu actif. Cette profession n'est de fait plus la même qu'il y a une trentaine d'années. Elle gagnerait, en termes de légitimité et de crédibilité, à réfléchir sur une éventuelle réforme dans ce domaine.

Par ailleurs, cette question d'intérêt public mérite un traitement plus large. Les avis de la Commission de déontologie ne sont pas publics. Elle est en outre essentiellement composée de membres des grands corps, qui sont les principaux concernés par ce pantouflage. Ils peuvent difficilement être juges et parties.

Enfin, au titre du principe de précaution, l'émergence de cette politique de l'influence autour du régulateur pose la question de notre capacité à anticiper les effets de certaines législations. Sans juger de leur pertinence, les règles qui ont contractualisé et développé les agences, et libéralisé certains secteurs, n'ont pas fait l'objet d'une réflexion sur leurs effets sur l'émergence de ces professions du conseil. Il serait pertinent que les études d'impact qui accompagnent chaque projet de loi tiennent compte du risque de brouillage ou de conflit d'intérêts.

Je vous remercie.

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