Me voilà placé sous la menace du code pénal ! J'ai été surpris d'être invité, car sur le coeur de votre réflexion, qui porte sur le brouillage entre intérêt public et intérêt privé, je ne suis pas un spécialiste. J'ai cependant songé que mon parcours de fonctionnaire devenu universitaire, puis redevenu fonctionnaire, vivant dans cet univers depuis une quarantaine d'année, pouvait vous intéresser : entré en 1978 à l'ENA, j'ai passé vingt ans dans l'administration centrale et vingt ans à l'Université. Certes, je n'étais pas dans le saint des saints - éducation nationale, culture... - et l'occasion ne m'a pas été donnée de pantoufler. Michel Bauer faisait remarquer que la couche très supérieure de la fonction publique française serait un beau sujet d'étude pour un sociologue. D'un coup, lors du dévoilement du classement, une quinzaine de personnes savent qu'elles dirigeront. Cela peut fasciner... Pour ma part, je n'ai pas réussi à créer une école d'Histoire de l'administration. Mais la vie est longue, et les documents sont là. Je suis aussi le vice-président du comité pour l'histoire préfectorale, et vais bientôt succéder à Gérard Collomb comme président.
Nous sommes le pays dans lequel les mondes du savoir et du pouvoir s'ignorent et se méprisent le plus. Le président Wilson avait dirigé une université, et on sait l'importance du titre de docteur en Allemagne. La question n'est pas tant : pourquoi veulent-ils partir ? L'argent est un motif compréhensible. C'est plutôt : pourquoi n'y a-t-il rien pour les retenir ? Dans le rapport que j'ai remis en 2017 dans le cadre de la préfiguration du collège de déontologie du ministère de la culture, j'ai cité La Fontaine - « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir » - Henri Bergson - « N'écoutez pas ce qu'ils disent, regardez ce qu'ils font » - et Charles de Gaulle, s'adressant aux élèves de l'ENA en 1959 : « Vous avez choisi la plus haute fonction qui soit dans l'ordre temporel : le service de l'État. »
Certes, le monde a changé. À mon jury de thèse siégeait François Bloch-Lainé. Après un long mandat à la tête de la Caisse des Dépôts, il a présidé le Crédit Lyonnais : pour lui, ce fut la pire période de sa vie. J'ai donné quelques cours d'introduction à l'histoire administrative aux élèves de l'ENA, pendant les premières semaines de leur scolarité. Ces cours ont été progressivement réduits et j'ai cessé de les donner avant qu'ils ne soient supprimés. Après la mort de François Bloch-Lainé, je pensais que la promotion prendrait son nom. Pas du tout ! Ils ne voyaient même pas de qui il s'agissait. Comme l'a dit un directeur des études, ils prennent des noms de collège... À quand la promotion Georges Brassens ? Il est scandaleux, par exemple, qu'il n'y ait pas de promotion Michel Debré.
Il faut remonter au Front Populaire pour comprendre la frustration des fonctionnaires à cause des réformes qui ne se font pas. C'est Pétain qui publiera le premier statut des fonctionnaires, le 1er octobre 1941, cristallisant la jurisprudence du Conseil d'État pendant l'entre-deux guerres en l'émaillant de notes idéologiques typiques du régime de Vichy : suppression des syndicats, traitement familial incluant l'obligation de « faire souche », c'est-à-dire de faire deux enfants. Le même jour, une loi sur l'organisation des cadres de l'État établissait une distinction entre fonctionnaires et employés de l'État et créait une commission pour répartir les emplois entre les deux catégories : cette commission n'arrivera pas à le faire. Fut-ce par obstruction ? Il est vrai que la secrétaire du préfet, par exemple, voit passer des documents importants. Plusieurs théoriciens appelaient à revenir à ce qu'on connaissait sous la monarchie de Juillet, avec peu de fonctionnaires et de nombreux employés, les fonctionnaires détenant une part de la puissance publique. Mais les employés, ayant pour patron l'État, ne peuvent être strictement assimilés à d'autres travailleurs.
Si l'on observe les très hauts fonctionnaires, on est frappé par la prégnance de l'entre-soi. Nathalie Carré de Malberg, qui a beaucoup travaillé sur les inspecteurs de finances, montre bien que dès les années 1930, ces fonctionnaires suivent les parcours de leurs pairs, et que l'émulation joue à plein. Mais les années 1970 ont montré qu'avoir été un bon élève à 24 ans ne suffit pas à devenir un grand patron de banque.
L'entre-soi est même parfois plus fort que les procédures de contrôle : si vous tutoyez le président de la commission qui statue sur votre cas... Il faut considérer que les gratifications possibles ne sont pas toutes financières. Les fonctionnaires A + ne sont pas si mal payés, d'ailleurs - même s'il est impossible de savoir combien ! En 1985, le ministère de la culture comptait parmi ses directeurs un spécialiste de littérature anglaise, Jean Gattégno, un ancien critique musical, Maurice Fleuret, et d'autres personnages atypiques. Le décret 2016-663 créant un comité d'audition pour la nomination des directeurs est particulièrement mal venu. D'abord, cela ralentit les nominations, puis cela centralise le processus de décision et limite la variété des profils. Et je n'ai pas trouvé, entre 1997 et 2017, que l'efficience de l'administration ait été multipliée par l'adoption de modes de management supposés modernes.