Nous poursuivons nos auditions en entendant Marc-Olivier Baruch, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales. Après l'École Polytechnique et l'ENA, Marc-Olivier Baruch, qui est administrateur civil, a soutenu un doctorat en histoire.
Marc-Olivier Baruch, vous êtes aujourd'hui un des principaux historiens de la haute fonction publique. Notre première audition nous a appris que le régime de Vichy avait été le seul à mentionner dans un texte la notion de haut fonctionnaire et qu'une sorte de rivalité s'était alors exercée entre corps pour appartenir à cette catégorie qui supposait cependant la prestation de serment au chef de l'État français, alors que s'appliquaient à la fonction publique les lois antisémites. C'est sur cette période qu'ont porté vos premiers travaux et peut-être aurez-vous l'occasion de nous en parler.
Notre sujet, comme vous le savez, est la confusion de l'intérêt public et des intérêts privés au travers des mutations de la haute fonction publique et des allers et retours entre administration et secteur privé. Si nous faisons appel à l'historien comme au haut fonctionnaire que vous êtes, c'est pour savoir si cette situation est nouvelle ou la poursuite d'un phénomène ancien. J'indique que vous avez récemment été nommé secrétaire général du collège de déontologie du ministère de la culture.
Une commission d'enquête fait l'objet d'un encadrement juridique strict. Je vous informe qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Marc-Olivier Baruch prête serment.
Après votre propos liminaire, notre rapporteur puis les autres commissaires vous poseront leurs questions.
Me voilà placé sous la menace du code pénal ! J'ai été surpris d'être invité, car sur le coeur de votre réflexion, qui porte sur le brouillage entre intérêt public et intérêt privé, je ne suis pas un spécialiste. J'ai cependant songé que mon parcours de fonctionnaire devenu universitaire, puis redevenu fonctionnaire, vivant dans cet univers depuis une quarantaine d'année, pouvait vous intéresser : entré en 1978 à l'ENA, j'ai passé vingt ans dans l'administration centrale et vingt ans à l'Université. Certes, je n'étais pas dans le saint des saints - éducation nationale, culture... - et l'occasion ne m'a pas été donnée de pantoufler. Michel Bauer faisait remarquer que la couche très supérieure de la fonction publique française serait un beau sujet d'étude pour un sociologue. D'un coup, lors du dévoilement du classement, une quinzaine de personnes savent qu'elles dirigeront. Cela peut fasciner... Pour ma part, je n'ai pas réussi à créer une école d'Histoire de l'administration. Mais la vie est longue, et les documents sont là. Je suis aussi le vice-président du comité pour l'histoire préfectorale, et vais bientôt succéder à Gérard Collomb comme président.
Nous sommes le pays dans lequel les mondes du savoir et du pouvoir s'ignorent et se méprisent le plus. Le président Wilson avait dirigé une université, et on sait l'importance du titre de docteur en Allemagne. La question n'est pas tant : pourquoi veulent-ils partir ? L'argent est un motif compréhensible. C'est plutôt : pourquoi n'y a-t-il rien pour les retenir ? Dans le rapport que j'ai remis en 2017 dans le cadre de la préfiguration du collège de déontologie du ministère de la culture, j'ai cité La Fontaine - « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir » - Henri Bergson - « N'écoutez pas ce qu'ils disent, regardez ce qu'ils font » - et Charles de Gaulle, s'adressant aux élèves de l'ENA en 1959 : « Vous avez choisi la plus haute fonction qui soit dans l'ordre temporel : le service de l'État. »
Certes, le monde a changé. À mon jury de thèse siégeait François Bloch-Lainé. Après un long mandat à la tête de la Caisse des Dépôts, il a présidé le Crédit Lyonnais : pour lui, ce fut la pire période de sa vie. J'ai donné quelques cours d'introduction à l'histoire administrative aux élèves de l'ENA, pendant les premières semaines de leur scolarité. Ces cours ont été progressivement réduits et j'ai cessé de les donner avant qu'ils ne soient supprimés. Après la mort de François Bloch-Lainé, je pensais que la promotion prendrait son nom. Pas du tout ! Ils ne voyaient même pas de qui il s'agissait. Comme l'a dit un directeur des études, ils prennent des noms de collège... À quand la promotion Georges Brassens ? Il est scandaleux, par exemple, qu'il n'y ait pas de promotion Michel Debré.
Il faut remonter au Front Populaire pour comprendre la frustration des fonctionnaires à cause des réformes qui ne se font pas. C'est Pétain qui publiera le premier statut des fonctionnaires, le 1er octobre 1941, cristallisant la jurisprudence du Conseil d'État pendant l'entre-deux guerres en l'émaillant de notes idéologiques typiques du régime de Vichy : suppression des syndicats, traitement familial incluant l'obligation de « faire souche », c'est-à-dire de faire deux enfants. Le même jour, une loi sur l'organisation des cadres de l'État établissait une distinction entre fonctionnaires et employés de l'État et créait une commission pour répartir les emplois entre les deux catégories : cette commission n'arrivera pas à le faire. Fut-ce par obstruction ? Il est vrai que la secrétaire du préfet, par exemple, voit passer des documents importants. Plusieurs théoriciens appelaient à revenir à ce qu'on connaissait sous la monarchie de Juillet, avec peu de fonctionnaires et de nombreux employés, les fonctionnaires détenant une part de la puissance publique. Mais les employés, ayant pour patron l'État, ne peuvent être strictement assimilés à d'autres travailleurs.
Si l'on observe les très hauts fonctionnaires, on est frappé par la prégnance de l'entre-soi. Nathalie Carré de Malberg, qui a beaucoup travaillé sur les inspecteurs de finances, montre bien que dès les années 1930, ces fonctionnaires suivent les parcours de leurs pairs, et que l'émulation joue à plein. Mais les années 1970 ont montré qu'avoir été un bon élève à 24 ans ne suffit pas à devenir un grand patron de banque.
L'entre-soi est même parfois plus fort que les procédures de contrôle : si vous tutoyez le président de la commission qui statue sur votre cas... Il faut considérer que les gratifications possibles ne sont pas toutes financières. Les fonctionnaires A + ne sont pas si mal payés, d'ailleurs - même s'il est impossible de savoir combien ! En 1985, le ministère de la culture comptait parmi ses directeurs un spécialiste de littérature anglaise, Jean Gattégno, un ancien critique musical, Maurice Fleuret, et d'autres personnages atypiques. Le décret 2016-663 créant un comité d'audition pour la nomination des directeurs est particulièrement mal venu. D'abord, cela ralentit les nominations, puis cela centralise le processus de décision et limite la variété des profils. Et je n'ai pas trouvé, entre 1997 et 2017, que l'efficience de l'administration ait été multipliée par l'adoption de modes de management supposés modernes.
Vous avez évoqué un rapport sur la commission de déontologie du ministère de la culture. Existe-t-il un cadre interministériel définissant le mode de fonctionnement et les prérogatives de telles commissions ? Cette commission examine-t-elle tous les cas de transferts d'un fonctionnaire vers un employeur qui n'est pas l'État ? Le traitement se fait-il sur dossier ? Auditionnez-vous les personnes intéressées ? L'examen est-il plus ou moins approfondi selon les cas ? Porte-t-il aussi sur les retours ?
Ce collège résulte de l'application de l'article 28 bis de la loi Le Pors, tel que modifié en avril 2016 par ce qu'il est resté de la tentative de rénovation du statut voulue par Marylise Lebranchu. Pour compenser les obligations introduites aux articles 25 à 28, l'article 28 bis prévoit que tout fonctionnaire a accès à un référent déontologue. Le décret d'avril 2017 donne cette qualité à peu près à n'importe qui. La ministre a créé ce collège par un arrêté en avril 2018. L'idée est de répondre aux questions que se poseraient les agents, sans mettre le chef de service en copie ni servir d'outil dans une procédure disciplinaire. Les organisations syndicales peuvent aussi nous saisir. À nous de prouver notre utilité - même dans une administration qui a deux cents ans, qui s'en targue, et qui fonctionne de manière très corporatiste. Il faudra avancer à petits pas. J'ai trouvé, à mon retour, l'administration exsangue. Nous devons préserver sa capacité d'expertise. Pour cela, il ne suffira pas d'augmenter les traitements de quelques pourcents. Certains grands corps sont devenus de vraies agences de placement à l'extérieur.
La tutelle des médias publics revient à votre ministère. Les nominations, la déontologie, en revanche, relèvent du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) - sur le fonctionnement duquel il y aurait beaucoup à dire.
Nous sommes nommés pour trois ans, et pourrions donc nous pencher en premier lieu sur le mode de nomination des présidents de l'audiovisuel public... Mais il vaut mieux chercher les domaines où des avancées sont possibles. D'ailleurs, l'audiovisuel public ne comporte que peu de fonctionnaires.
Et la déontologie est aussi l'affaire de tous, pas des seuls neuf membres du collège. Mais l'administration n'est pas habituée à ce mode de fonctionnement incitatif. Dans la conservation de patrimoine, les agents entrent à 25 ans et restent toute leur vie : les corps sont des êtres lents, puissants et qui ont de la mémoire. Pour autant, dans de petites structures, l'existence de notre collège fera en sorte que des comportements inadmissibles ne soient plus admis.
J'en vois la possibilité dans le marché de l'art. Un conservateur de musée peut se voir demander de faire des notices pour un catalogue... Un agent public doit consacrer 100 % de son travail au service public. Il y a aussi le devoir de réserve. L'obéissance hiérarchique est indispensable à une administration démocratique.
Les migrations alternantes entre public et privé posent des problèmes, aussi. Ne faudrait-il pas une commission spéciale pour traiter ces cas ? En tous cas, on ne peut considérer de la même manière un instituteur qui monte sa pizzeria et un inspecteur des finances qui va travailler dans une banque - sans parler du problème des retours. Il vaudrait mieux sérier les questions et ne pas mélanger des problèmes qui n'ont rien à voir entre eux.
Vous imaginez, en somme, deux niveaux d'examen. On peut l'envisager. Les agents nous disent ce qu'ils veulent : nous ne sommes pas des inquisiteurs. Sans doute développerons-nous une sorte de jurisprudence interne, qui ne devra toutefois pas trop s'écarter de celle des autres ministères. Nous ne savons pas bien recevoir les personnes qui reviennent du secteur privé. Il faudrait leur proposer des parcours dans lesquels elles se sentent bien, et n'aient plus envie de partir.
La sélection semble démocratique et transparente, et pourtant les résultats sont parfois effarants. Pourquoi ?
C'est le Premier ministre - c'est-à-dire son directeur de cabinet, qui est toujours membre du Conseil d'État ou de l'IGF - qui nomme le président du jury de l'ENA. Ce qu'il faut, c'est être imprévisible. Le corps qui compte le plus d'anciens élèves de l'ENA est celui des administrateurs civils. Pourtant, jamais un administrateur civil n'a présidé ce jury. C'est de l'entre-soi organisé. Nicolas Sarkozy, qui ne manquait pas de volonté, a échoué à supprimer le classement de sortie. Et l'actuel Président de la République avait annoncé une modification profonde du système des grands corps. Pourquoi les mieux classés n'iraient-ils pas dans de grands ministères comme l'éducation nationale ou les affaires sociales ? On a résolu la question par un stage de quinze jours...
Il faut imaginer l'imprévisibilité, et que les élèves soient désarçonnés. J'ai été candidat à la direction de l'ENA, mais on a estimé qu'un historien de l'administration n'avait pas le bon profil.
Notre commission d'enquête recherche les dysfonctionnements et débouchera peut-être sur une proposition de loi. Il y a des conflits d'intérêts manifestes. Pouvez-vous en citer ?
Pourquoi n'interdirions-nous pas les départs dans le privé ? L'argument selon lequel les fonctionnaires y apprennent beaucoup ne tient guère. Certes, ce ne serait pas dans l'air du temps. Mais le général de Gaulle parlait de la plus haute fonction dans l'ordre temporel. Et on ne propose pas à un évêque de diriger les ressources humaines d'une grande banque ! Pour supprimer le conflit d'intérêt, privilégions l'intérêt public pur. Déjà, pour les administrateurs civils, corps censément interministériel, les passages entre ministères sont difficiles. La création du corps des administrateurs généraux a été l'occasion d'ouvrir un grade de débouché pleinement interministériel. Grand progrès, qui rend possible de vraies carrières publiques. Au troisième concours, après la crise financière, se présentaient d'anciens banquiers ne jurant que par le service public. L'un d'entre eux, admis, a fait un scandale car il n'était pas sorti à l'IGF ; il se plaignait d'avoir perdu un million d'euros en rémunération. Ce qu'il faudrait, c'est interdire les départs pendant une durée variable selon les grades et les traitements.
Les métiers qui étaient honorables et recherchés il y a vingt ou trente ans le sont beaucoup moins aujourd'hui, car leurs conditions d'exercice ont changé. On peut augmenter le traitement d'un haut fonctionnaire, mais on ne l'augmentera jamais assez par rapport à ce que propose le secteur privé. Valorisons plutôt la fonction publique en donnant aux fonctionnaires le sentiment qu'ils peuvent agir et faire des choses.
L'enfermement dans une carrière cloisonnée n'est-il pas un élément du malaise ? Que proposez-vous pour redonner un peu de sens aux missions des hauts fonctionnaires ?
Je proposerais aux ministres de passer chaque semaine une demi-journée avec leurs directeurs des ressources humaines pour connaître leurs cadres, leur proposer des carrières et de faire en sorte que cette politique soit suivie après son départ. Le chef d'une entreprise privée passe beaucoup de temps à sélectionner ses collaborateurs, mais un ministre ne voit jamais le moindre sous-directeur.
La taille des cabinets a beaucoup diminué depuis la dernière élection présidentielle, le nombre de membres étant limité à dix.
Vous, en tant que parlementaires, souhaiteriez-vous mieux connaître le fonctionnement concret de l'administration ? Serait-ce contraire au principe de séparation des pouvoirs ? Vous auditionnez désormais les très hauts responsables, mais ceux qui comptent, ce sont les sous-directeurs, car ce sont eux qui font tourner la maison.
Tous ces sujets sont évalués au doigt mouillé. Des études sérieuses sont nécessaires. La représentation nationale pourrait également essayer de comprendre le fonctionnement quotidien d'une administration. En Grande-Bretagne, le Parlement a produit une histoire officielle de la fonction publique.
Enfin, je reviens à l'une de mes marottes, il y a une rupture entre savoir et pouvoir.
Le très grand écart de salaire entre le privé et le public est souvent évoqué. Les écarts de salaire étaient-ils à ce point aussi important au début de la Ve République ?
Globalement, les salaires ont augmenté dans tous les métiers. Raymond Coppa gagnait certainement beaucoup moins qu'un footballeur aujourd'hui. De même, Catherine Langeais gagnait moins que Claire Chazal aujourd'hui !
Je pense qu'on a toujours été plus payé dans le privé. Les inspecteurs des finances des années trente faisaient d'assez belles culbutes lorsqu'ils passaient dans le privé. L'écart est irrattrapable.