Intervention de Hervé Joly

Commission d'enquête mutations Haute fonction publique — Réunion du 23 mai 2018 à 16h05
Audition de M. Hervé Joly directeur de recherche à l'ens lyon

Hervé Joly, directeur de recherche au CNRS :

J'évoquerai le cas des inspecteurs des finances, mais je m'intéresse plus généralement au pantouflage dans la haute fonction publique et aux grands corps en général. J'ai ainsi eu l'occasion de travailler sur le corps des Mines et sur celui des Ponts & Chaussées.

Le pantouflage des hauts fonctionnaires dans les entreprises privées existe depuis qu'existent les grands corps, soit pratiquement depuis deux siècles. On a souvent tendance à le déplorer, à parler d'une fuite des cerveaux de la fonction publique vers le secteur privé. Pour ma part, je pense que le pantouflage, loin d'être un problème pour l'administration, est consubstantiel au système. Le système en a besoin pour se réguler.

La haute fonction publique se caractérise par deux recrutements de niveau supérieur, l'un de niveau A, l'autre de niveau A+, voire A++. Ainsi, il existe un recrutement au niveau attaché, soit un niveau A, et un autre au niveau administrateur civil, soit un niveau A+. Les inspecteurs des finances peuvent être mis dans une catégorie à part, les A++. La même situation existe dans les corps d'ingénieurs techniques : on distingue les ingénieurs des travaux publics de l'État (TPE) et les ingénieurs des Ponts. Ces gens, qui passent des concours de catégorie A, sont recrutés pour exercer des fonctions d'encadrement et ont fait entre trois et cinq ans d'études supérieures. L'écart de niveau entre eux n'est pas très important, leur formation étant très proche. Il y a des circulations entre les deux niveaux. Il est de plus en plus facile de passer du corps d'ingénieur technique au corps des Mines ou des Ponts, d'autant plus que ceux qui sont initialement recrutés au sein du corps des Mines ou des Ponts partent de plus en plus dans le privé. On a donc besoin des autres, qui pantouflent beaucoup moins, pour faire tourner la machine.

Globalement, le corps supérieur commençait sa carrière là où les autres la finissaient. Alors que l'écart de formation n'est pas très grand, l'écart en termes d'évolution de carrière est très important. Le système de recrutement français des grands corps étant très élitiste, les gens commencent leur carrière très jeune à un niveau très élevé et occupent très rapidement de hautes responsabilités.

Depuis trente ans, les directeurs du Trésor successifs, l'un des postes les plus prestigieux au ministère des finances, sont de jeunes quadragénaires, à deux exceptions près. Certains d'entre eux ont été nommés à 41 ou 42 ans, ce qui est très jeune, soit à vingt-cinq ans de la fin de leur carrière, à un poste qu'ils quittent parfois avant l'âge de 50 ans. Si l'on veut assurer une rotation des personnels, il faut se poser la question de ce que l'on fait de ces fonctionnaires.

Beaucoup vont ensuite dans des entreprises publiques, ou qui étaient publiques à l'époque - Daniel Lebègue a quitté en 1987 la direction du Trésor pour la BNP, qui n'était pas encore privatisée. Aujourd'hui, le nombre d'entreprises publiques se réduisant, il faut leur trouver des débouchés à la hauteur du prestige de leur carrière. Or les débouchés se restreignent. En plus, la commission de déontologie ne s'interdit pas d'examiner les cas de pantouflage dans les entreprises publiques.

Ramon Fernandez et Bruno Bézard ont rejoint non pas des entreprises publiques, mais des entreprises privées, ou majoritairement privées. Le premier est devenu directeur général adjoint chez Orange, le second a rejoint un fonds d'investissement franco-chinois, ce qui a fait scandale. La commission de déontologie s'est saisie de ce dernier cas et a accepté ce pantouflage, sous réserve qu'il ne se mêle pas dans son activité nouvelle d'investissement en lien avec son activité antérieure.

Si on maintient ce modèle - deux niveaux de recrutement et des carrières rapides -, alors que la haute fonction publique est plutôt jeune, l'administration doit s'interroger sur ce qu'elle peut offrir à ces fonctionnaires. Le pantouflage est un peu nécessaire pour qu'ils aient une dernière partie de carrière à la hauteur de ce qui a précédé.

Dans les corps techniques, notamment les plus étroits, il y a un effet d'entonnoir. Ces fonctionnaires exercent des fonctions dans des administrations régionales entre 25 ans et 35 ans. Ils ont ensuite vocation à aller dans les ministères techniques, mais tous ne pourront pas devenir sous-directeurs ou directeurs, compte tenu de l'effectif de ces corps et du nombre réduit de postes, sachant en outre que le nombre de directions a été diminué. Pour ne pas bloquer l'ascension des plus jeunes, le départ vers le privé est donc une nécessité.

Il y a toujours eu une réglementation sur les congés, qui a fait l'objet de nombreux changements depuis deux siècles. Aujourd'hui, tout le monde peut obtenir un congé pour convenance personnelle d'une durée de dix ans. À une époque, il fallait avoir passé plusieurs années dans l'administration avant de pouvoir y prétendre, aujourd'hui, on peut l'obtenir très tôt. En outre, l'administration n'est pas regardante sur le type d'activité pratiquée pendant ces dix ans. Autrefois, on interdisait aux ingénieurs d'avoir des activités financières ou d'ingénieur. Aujourd'hui, on peut faire un peu n'importe quoi.

En revanche, au moment du départ, la commission vérifie si ce que les gens veulent faire est compatible avec ce qu'ils ont fait avant. La commission autorise presque tout, mais émet souvent des réserves. Il existe aussi peut-être un phénomène d'autocensure, certaines personnes renonçant à certaines fonctions en pensant qu'elles leur seront refusées par la commission. En outre, même si la commission rend des avis anonymes, les personnes sont identifiables.

Aujourd'hui, les gens partent de plus en plus tôt en se disant qu'il vaut mieux qu'ils ne prennent pas de responsabilités dans l'administration, au risque de ne pas pouvoir aller où ils veulent ensuite. Ainsi, dans la promotion 2013 de l'inspection des finances, quatre des cinq inspecteurs sont partis en 2017 et 2018 dans le privé, après leurs quatre ans de tournée, qui correspondent à des années de formation. N'ayant pas encore exercé de responsabilités, ils peuvent aller où ils veulent. Deux ou trois ans plus tard, leur départ aurait pu être plus compliqué.

J'ai fait des statistiques sur trente promotions d'inspecteurs des finances. Près d'un tiers des 154 inspecteurs ont démissionné. Les autres sont en grande partie en disponibilité dans des entreprises depuis moins de dix ans et n'ont donc pas encore démissionné. Le pantouflage est donc massif chez les inspecteurs des finances. Dans la dernière promotion, non seulement il est massif, mais il se fait plus tôt. Le risque, si on se montre de plus en plus tatillon sur les conditions de départ, est que les gens quittent de plus en plus tôt la fonction publique.

Les jeunes auront-ils toujours envie d'intégrer les grands corps ? Probablement, car les quatre ans de tournée des inspecteurs des finances sont toujours considérés comme très formateurs. En outre, le fait d'être passé par l'État est encore aujourd'hui un grand atout. Le fait d'être membre de ces grands corps et d'avoir eu une proximité avec le pouvoir administratif et politique est extrêmement précieux. À Polytechnique, les meilleurs éléments choisissent d'aller dans les grands corps techniques civils.

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