Ce dispositif de déclaration, nouveau dans le fonctionnement institutionnel français, place la HATVP, dans une position particulière : détentrice de très nombreuses informations confidentielles issues de leurs déclarations, la HATVP est en capacité d'apprécier la diversité des profils et des situations des agents publics lors de leur prise de fonctions. Conscient des enjeux que représente cette notion abstraite de conflit d'intérêts, j'ai décidé de positionner la HATVP sur une double compétence parallèle concrète : conseil et contrôle, de la prise de fonctions jusqu'au terme de la période des réserves.
Vous m'interrogez également au sujet du pantouflage des fonctionnaires, c'est-à-dire leur départ vers le secteur privé et, le cas échéant, leur retour dans le secteur public, pour savoir si le contrôle exercé est adéquat. La question des allers-retours entre secteur public et secteur privé est une question sensible en ce qu'elle pose des problèmes éthiques et déontologiques liés au mélange des sphères privée et publique. L'ampleur du phénomène est mal connue, et il serait intéressant de le quantifier, mais aussi de le cartographier. J'espère, monsieur le rapporteur, que votre commission pourra nous fournir des données intéressantes à ce sujet.
Parmi les pistes envisageables, certaines sont plus radicales que d'autres, qu'il s'agisse de la création d'un délai de viduité pendant lequel le fonctionnaire parti dans le secteur privé ne pourrait être affecté à des fonctions en lien avec ce qu'il y faisait, ou même de la création d'un système d'aller simple vers le privé, l'agent public pouvant librement décider de quitter la fonction publique pour rejoindre une entreprise privée sans possibilité de retour. Il faut néanmoins prendre garde, le cas échéant, que ces règles ne privent l'administration de compétences acquises dans des secteurs concurrentiels, et ne s'appliquent à tous les agents de la fonction publique, du fonctionnaire de la catégorie C à celui de la catégorie A +.
On a tendance se focaliser sur quelques dizaines de noms par an, mais ce sont des dizaines de milliers d'agents de la fonction publique, qui sont en fait concernés : veut-on vraiment dissuader une infirmière hospitalière qui ne trouverait pas immédiatement de poste dans un hôpital, par exemple à la suite d'un déménagement dû à la mutation de son conjoint, de s'installer temporairement en libéral, voire l'empêcher de revenir dans le public ?
Il faut également avoir à l'esprit qu'un grand nombre des agents publics auxquels ces obligations sont applicables ne sont pas des fonctionnaires, mais des agents contractuels, pour lesquels la possibilité de rester dans le secteur public après un poste dans une administration n'est pas toujours assurée. Pour cela, le départ dans le secteur privé est parfois la seule perspective de carrière envisageable. Il faut donc trouver un équilibre, et surtout prévoir les bonnes mesures de contrôle.
S'agissant du départ dans le secteur privé, je ne peux parler que de l'expérience de la HATVP. Laissez-moi le temps de vous expliquer précisément comment nous travaillons... Quelles que soient les modalités de saisine, nous nous livrons à un double contrôle. En premier lieu, l'autorité procède à une évaluation, sous réserve d'appréciation souveraine du juge, du risque pour l'ancien responsable public de commettre le délit de prise illégale d'intérêts, parfois appelé « délit de pantouflage », en exerçant les fonctions envisagées. Ce délit punit le fait de conclure des contrats ou de prendre ou de recevoir une participation par travail, conseil ou capitaux dans des entreprises que le responsable public a été amené à surveiller ou contrôler, ou avec lesquelles il a conclu des contrats, ou formulé un avis sur des contrats, ou à l'égard desquels il a proposé à l'autorité compétente de prendre des décisions, ou formulé un avis sur de telles décisions, et ce pendant une période de trois ans après la fin de ses fonctions.
Le second contrôle est mené à l'aune des règles déontologiques applicables aux responsables publics et, en particulier, de l'exigence de prévention des conflits d'intérêts qui s'imposaient à eux lorsqu'ils étaient en fonction. Pour caractériser ce risque, la HATVP recherche à la fois si le demandeur a effectivement utilisé ses fonctions ministérielles ou autres pour préparer sa reconversion professionnelle, nonobstant l'absence de prise illégale d'intérêts. Elle vérifie également si l'interférence entre les anciennes fonctions et l'activité envisagée est suffisamment forte pour faire naître un doute raisonnable sur l'indépendance, l'objectivité et l'impartialité avec laquelle il les a exercées.
Enfin, l'activité envisagée ne doit pas remettre en cause le fonctionnement indépendant, impartial et objectif de l'institution dans laquelle l'intéressé a exercé ses fonctions. Le respect de cette dernière condition implique notamment que l'intéressé n'utilise pas les liens qu'il entretient avec ses anciens services au bénéfice de son activité privée.
Pour cela, la HATVP dispose d'un délai de deux mois à compter de la saisine pour se prononcer, ce qui est certes long pour l'intéressé, qui doit ainsi attendre avant de commencer sa nouvelle activité, mais permet à la HATVP de procéder à certaines vérifications, d'interroger l'administration ou le supérieur hiérarchique, etc. En pratique, l'ensemble des avis de compatibilité sont assortis de réserves à chaque situation.
Afin que ces réserves puissent être appliquées, il n'est pas suffisant qu'elles ne soient connues que de l'intéressé. C'est pourquoi la HATVP informe l'employeur et l'ancienne administration du demandeur de son avis et des réserves qu'elle a émises ainsi, le cas échéant, que les ordres professionnels régissant l'activité exercée.
Par ailleurs, elle rend publics un certain nombre de ses avis. À ce sujet, le collège de la HATVP a décidé, au printemps 2017, que soient en principe publiés tous les avis qui concernent les personnes dont les déclarations d'intérêts sont publiques, à savoir les anciens membres du Gouvernement et les anciens élus locaux. Sauf exception, les avis rendus sur la situation d'anciens membres des AAI ou des autorités publiques indépendantes (API) ne sont pas publiés, le Conseil constitutionnel ayant considéré que les déclarations d'intérêts des personnes non élues ne devaient pas être rendues publiques.
En outre - et c'est important -, depuis l'année dernière, la HATVP procède à un suivi de ses réserves et interroge annuellement les différents acteurs concernés. Chaque année, nous écrivons donc aux personnes auxquelles un avis a été rendu, y compris aux anciens ministres, pour leur demander de justifier du respect des réserves formulées. Cette possibilité n'est pas prévue directement par la loi, c'est vrai, mais elle est indispensable pour que la HATVP s'assure que les réserves qu'elle formule ne restent pas lettre morte.
S'agissant de la question des retours dans le secteur public après une expérience dans le privé, je ne suis pas favorable à la proposition d'instaurer un avis préalable et systématique de la commission de déontologie à la nomination à une fonction d'autorité d'un agent revenant de la fonction publique après une expérience dans le secteur privé, car il me semble que cela revient à décharger l'administration et l'autorité hiérarchique de leurs responsabilités. Aujourd'hui, les outils existent pour permettre à l'administration de s'assurer de nommer le fonctionnaire qui revient dans une position qui ne le place pas en situation de conflit d'intérêts. En effet, la loi du 20 avril 2016 a prévu qu'un certain nombre de fonctionnaires doivent transmettre une déclaration d'intérêts préalablement à leur nomination. L'administration possède donc les informations nécessaires pour prendre une décision éclairée quant à la nomination de la personne. Il ne faut pas lui enlever cette responsabilité.
C'est d'autant plus vrai que la HATVP, en cas de doute, peut toujours être saisie pour avis sur l'existence d'une situation de conflit d'intérêts au regard des fonctions précédemment exercées dans le secteur privé. Cela se produit parfois. Dans ce cas, nous formulons les préconisations qui s'imposent pour garantir que le retour dans l'administration soit entouré des précautions indispensables à la prévention des situations de conflit d'intérêts.
S'agissant des membres des cabinets, la situation est plus complexe, notamment parce que beaucoup d'entre eux viennent du secteur privé et ont vocation à y retourner une fois leur mission terminée. Là encore, je pense que c'est uniquement par un dispositif efficace de prévention des conflits d'intérêts que les difficultés inhérentes à ces allers-retours peuvent être réglées. La HATVP s'attache à jouer le rôle que la loi lui a attribué en la matière : nous examinons toutes les déclarations d'intérêts adressées par les conseillers ministériels et, lorsqu'une situation potentielle de conflit d'intérêts est identifiée à l'égard de leur ancien employeur, nous leur préconisons des mesures de déport appropriées, dont nous définissions également la durée et les modalités de publicité.
Ce n'est pas un exercice facile, je ne vous le cache pas, dans la mesure où l'idée selon laquelle le fait d'avoir travaillé dans une entreprise privée avant de rejoindre un cabinet ministériel peut, en tant que telle, générer un conflit d'intérêts et n'est pas toujours acceptée par les principaux intéressés. On nous dit parfois que l'on veut freiner l'accès de la société civile aux responsabilités publiques, que qu'il n'y a plus d'intérêts financiers dans une entreprise dès lors qu'il n'y a plus de conflit d'intérêts possible, ou encore que c'est à chacun d'apprécier s'il est ou non nécessaire de se déporter à l'égard de son ancien employeur. Nous continuons cependant notre travail de conviction et de pédagogie auprès des institutions concernées, en espérant que ces idées reçues finiront par évoluer.
Le rôle de l'administration dans l'identification des zones de risques pour une personne ayant précédemment exercé des fonctions dans le secteur privé, est essentiel. Cette culture de la déontologie - j'insiste sur le mot qui est à mon sens au coeur des vrais débats - doit se diffuser, en premier lieu par les structures elles-mêmes qui, avec le temps, pourront mesurer l'enjeu en termes de gestion des ressources humaines. Notre rôle n'est pas d'empêcher des personnes compétentes d'exercer leur savoir-faire dans l'exercice de la chose publique, mais au contraire de les protéger, de leur permettre de se consacrer pleinement à leur mission - et je mesure mes mots lorsqu'on connaît la charge de travail que cela représente - dans un climat qui ne soit pas nourri par la suspicion.
Vous m'interrogez également sur la possibilité d'un transfert total ou partiel de la compétence de la commission de déontologie à la HATVP. C'est une question qui revient régulièrement dans le débat public. C'est surtout une question qui relève clairement du législateur.
La fusion a été préconisée par le rapport de M. Jean-Marc Sauvé sur la prévention des conflits d'intérêts, en 2011. À l'époque, c'est la Commission pour la transparence financière de la vie politique qui jouait le rôle de la HATVP. Cette fusion a été envisagée à plusieurs reprises par le Parlement, notamment lors des débats de la loi d'avril 2016. Elle permettrait sûrement de résoudre une partie des difficultés actuelles sur les fonctions les plus sensibles, la HATVP ayant développé, ces dernières années, une expertise spécifique à ces situations.
Je le dis avec d'autant plus de simplicité que je ne revendique rien pour moi-même. Si un texte devait prévoir une telle fusion, il me semble qu'un délai d'entrée en vigueur serait nécessaire pour préparer la chose convenablement. Or mon mandat à la HATVP, vous le savez, est non renouvelable et s'achèvera de toutes les manières le 19 décembre 2019.
Mon propos ne porte toutefois pas sur les structures. Lorsque la HATVP s'est vue confier la mission de prévention des risques de conflit d'intérêts lors du pantouflage d'anciens membres du Gouvernement ou des membres des AAI notamment, il nous a fallu faire preuve de créativité, et nous avons instauré une procédure de veille de ces publics, de recherches approfondies à partir de données souvent disponibles en source ouverte, afin d'élaborer des recommandations adaptées à cette délicate alchimie entre le respect du choix de chacun de valoriser ses compétences et la nécessité de préserver la neutralité des décisions publiques, en dehors de toute considération personnelle.
Nos recommandations sont pour certaines publiques, souvent assorties de réserves, comme ce fut le cas pour les ministres du Gouvernement précédent, et surtout suivies par nos services, qui vérifient une fois par an, je l'ai dit, le respect de nos recommandations. Cette procédure, développée de manière empirique, dans un souci de respect du principe de la contradiction et de l'efficacité, est je pense aujourd'hui unanimement reconnue pour sa qualité, et ceci ne tient pas à la structure, mais à une volonté et à une méthode.
La principale difficulté me paraît se situer ailleurs. Tout le dispositif de prévention du pantouflage repose aujourd'hui sur une infraction pénale qui n'a pour ainsi dire jamais été appliquée - il doit y avoir moins de dix condamnations en cent ans - parce qu'elle n'est tout simplement pas pertinente. Pour le dire clairement, il me semble que le délit prévu à l'article 432-13 du code pénal est largement inadapté aux situations rencontrées.
Tout d'abord, ce dispositif peut conduire à interdire à un responsable public d'exercer une activité qui ne pose aucune difficulté au plan déontologique au seul motif que celui-ci, parfois plusieurs années auparavant, a signé un acte au bénéfice d'une entreprise, même dans l'hypothèse où il se trouvait en situation de compétences liées et n'avait donc aucune marge d'appréciation sur l'opportunité de cet acte. Selon la jurisprudence établie, le délit s'applique uniquement si un acte juridique pris au bénéfice de l'entreprise dans laquelle l'intéressé va exercer son activité peut être identifié. Un responsable public qui serait intervenu de manière déterminante au bénéfice d'une entreprise et qui l'a ensuite rejoint ne commet pas ainsi ce délit dès lors qu'il ne dispose pas lui-même de prérogatives juridiques à l'égard de cette entreprise et n'a pas directement conseillé la personne qui détient ces prérogatives. Cette jurisprudence rend par exemple le délit quasiment inapplicable aux conseillers ministériels, comme l'a illustré une affaire célèbre il y a quelques mois.
Il m'apparaît que l'appréciation de la situation d'un agent public qui souhaite exercer une activité privée nécessite une approche concrète afin de déterminer s'il existe une situation de conflit d'intérêts ou un risque de nature déontologique. C'est la raison pour laquelle les départs dans le secteur privé sont soumis au contrôle préalable d'une autorité administrative - commission de déontologie ou HATVP - chargée, sous le contrôle d'un juge, de les refuser dans les cas les plus problématiques et de formuler des réserves dans les autres cas.
Toutefois, le fait de ne pas saisir l'une de ces autorités ou de ne pas respecter l'avis qu'elles émettent ne fait actuellement l'objet, en tant que tel, d'aucune sanction. Dans ces conditions, le délit prévu à l'article 432-13 du code pénal ne paraît pas adapté à la réalité du contrôle opéré sur la situation des responsables publics, qui rejoignent le secteur privé. Il me semble que ce qui devrait être véritablement sanctionné, c'est l'absence de saisine de l'autorité de contrôle, qu'il s'agisse de la HATVP ou de la commission, ou la méconnaissance des réserves prononcées.
Voilà les remarques que je souhaitais apporter. Je vous remercie de votre attention et suis bien entendu à votre disposition pour un échange que j'espère large et fructueux.