Intervention de Michel Raison

Commission des affaires économiques — Réunion du 19 septembre 2018 à 9h35
Projet de loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine durable et accessible à tous nouvelle lecture — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Michel RaisonMichel Raison, rapporteur :

En première lecture, j'avais estimé que ce projet de loi ne changerait pas grand-chose pour nos agriculteurs. Or, je dois bien l'admettre, les travaux de nos collègues députés en nouvelle lecture m'ont fait changer d'avis : ce projet de loi va au contraire peser sur les agriculteurs, en particulier son titre II.

Pourtant, la grande qualité des débats, au Sénat, m'avait permis d'espérer mieux, tant par la sérénité de nos échanges sur des sujets habituellement clivants que par l'équilibre du texte qui en avait résulté. Au sortir de notre assemblée, le projet de loi, malgré ses limites, était indéniablement plus favorable aux agriculteurs qu'en y entrant ; nous avions porté la voix de nos agriculteurs et de nos territoires. Si le message fut bien entendu dans nos campagnes, il n'est pas arrivé jusqu'à la rue de Varenne ou au Palais Bourbon et j'ai parfois même cru à une fusion !

L'échec de la commission mixte paritaire (CMP) fut la première illustration de cette surdité de la majorité gouvernementale. Alors que vos rapporteurs tentaient de présenter des compromis sur les quelques lignes rouges restant en discussion, le rapporteur de l'Assemblée nationale, bien aidé par son président de commission, refusait d'entendre la moindre de nos propositions pour centrer les débats sur un nouveau front créé de toute pièce par la majorité : les modalités d'élaboration des indicateurs.

Je rappelle que les deux assemblées avaient adopté le même alinéa, au mot près, au sein de l'article 1er modifié. Dans cette rédaction, les interprofessions devaient avoir un rôle d'élaboration et de diffusion des indicateurs ; à défaut d'accord interprofessionnel, l'Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires (OFPM) avait la faculté de proposer ou de valider des indicateurs. Dans ces conditions, aucun indicateur non validé par une interprofession ou l'OFPM n'était envisageable, ce qui avait la vertu de ne pas laisser les parties les plus faibles, c'est-à-dire les producteurs, se voir imposer des indicateurs par leurs acheteurs.

J'étais sceptique sur la pertinence de la solution retenue, en particulier parce que le fait de retenir un indicateur de prix de revient affaiblit automatiquement les producteurs et revient à donner de nouvelles armes au distributeur au cours de la négociation commerciale. Les distributeurs ne sont pas forcément le premier acheteur mais ils auraient pu se servir de ces indicateurs pour peser sur les prix. Je craignais - et je n'étais pas le seul - que l'on aille vers un Smic agricole. À mon sens, il aurait été préférable de fixer des indicateurs concernant les principaux postes de charges par produit. C'est d'ailleurs exactement en ce sens que s'est exprimé le président de l'interprofession des fruits et légumes il y a quelques jours.

Dans la rédaction adoptée par l'Assemblée nationale en première lecture, l'intervention de l'Observatoire avait toutefois le mérite de garantir la fiabilité des indicateurs, ce qui avait convaincu l'ensemble des sénateurs de conserver telle quelle la rédaction de l'alinéa. Mais l'attitude du rapporteur de l'Assemblée nationale en CMP devait en décider autrement : en faisant prévaloir son avis sur le vote de sa propre assemblée, en balayant d'un revers de main l'adoption conforme de cette disposition par les deux chambres, bref, en méconnaissant clairement l'esprit de la navette parlementaire et de nos institutions, il a fait le choix de conditionner tout succès de la CMP à un retour sur ce point. Dès lors, l'échec était inévitable. Par un paradoxe sans doute inédit dans la Vème République, une CMP en venait donc à échouer ... sur un point d'accord !

Après cet épisode fâcheux, la majorité est, sans surprise, revenue sur la rédaction adoptée en première lecture. Bien qu'il ait ensuite été modifié en séance, je ne peux résister à l'envie de vous lire le dispositif retenu au stade de la commission par nos collègues députés : « Les organisations interprofessionnelles peuvent élaborer ou diffuser ces indicateurs, qui peuvent servir d'indicateurs de référence. Elles peuvent, le cas échéant, s'appuyer sur l'OFPM ». Doit-on écrire une loi pour dire aux acteurs qu'ils peuvent ?

Comme d'autres l'ont dit avant moi : « quand c'est flou, c'est qu'il y a un loup ». Derrière la très faible normativité de la formulation, l'objectif du Gouvernement était en effet très clair : en revenir à son texte initial en écartant l'Observatoire. Cet objectif n'a pas varié en séance publique malgré l'adoption d'un nouveau dispositif consistant à rendre obligatoire l'élaboration d'indicateurs par les interprofessions. Mais là encore, il y a un « loup ». D'une part, la rédaction retenue pose de réels problèmes de compatibilité avec le droit européen. D'autre part, elle ne règle rien. Il y a certes une obligation pour les interprofessions, mais aucune sanction. Le risque est donc toujours le même : sans indicateur interprofessionnel, que feront les producteurs ? Seront-ils contraints d'accepter des indicateurs créés de toutes pièces par des acheteurs ultra-concentrés ? La grande distribution nous a confirmé travailler à l'élaboration de ses propres indicateurs... Avec une telle rédaction, il est à craindre que la loi renforce encore le déséquilibre du rapport de force en faveur de l'aval et au détriment de nos agriculteurs. La seule solution, à défaut d'accord interprofessionnel, est le recours à l'Observatoire. C'est la seule garantie fiable et indépendante pour les producteurs de pouvoir s'appuyer sur des indicateurs pertinents et incontestables.

De manière plus insidieuse, le rapporteur de l'Assemblée a même sévi une seconde fois en revenant sur un autre alinéa conforme. Concernant le rôle du médiateur, un amendement a ainsi instauré une procédure de « nommer ou dénoncer ». Le médiateur pourra rendre publiques ses conclusions aux litiges même sans l'accord des parties. Mais le médiateur n'est pas un juge et la médiation exige une forme de discrétion pour que les parties y recourent ; en supprimant toute la confidentialité requise, il existe un risque que les parties renoncent à la médiation.

Au-delà de ces nouveaux sujets de clivage, la majorité gouvernementale s'est montrée fermée à tout dialogue. Elle n'a repris aucun, ou presque, de nos apports substantiels sur le titre 1er. Le Sénat avait ainsi considéré qu'alors que l'essentiel des négociations se déroulent au sein de centrales d'achat internationales, le fait de renforcer les protections accordées aux producteurs et aux transformateurs dans la loi française était inutile si les mesures du code de commerce n'étaient pas pleinement applicables à ces conventions particulières, de plus en plus fréquentes. C'est pourquoi nous avions adopté un article 10 bis A pour prévoir que les dispositions relatives à la convention unique et aux pratiques restrictives de concurrence prohibées, définies dans le code de commerce, s'appliqueraient aussi aux négociations internationales et aux contrats conclus à l'étranger. Cette mesure de bon sens permettait de lutter efficacement contre le contournement du droit français, qui ne vise qu'à accroître encore la force des distributeurs dans les négociations avec leurs fournisseurs. À l'invitation du Gouvernement, les députés ont pourtant supprimé cette disposition essentielle en nouvelle lecture, au seul motif que le « ministre de l'économie a déjà réussi à obtenir la condamnation d'entreprises étrangères, dès lors que des pratiques illicites avaient été commises en France ». Or, nombre de pratiques très contestables n'ont jamais été sanctionnées par le ministre chargé de l'économie, et il est à craindre qu'elles ne le soient pas plus cette année, alors même que les négociations annuelles s'annoncent particulièrement tendues.

Le Sénat avait également prévu une clause de révision de prix pour les produits les plus exposés à la conjoncture, afin de répondre à un phénomène connu dans l'agroalimentaire : la hausse des cours de la matière première sur les marchés agricoles sans effet sur le prix de vente dans la grande distribution. Le prix de la coquillette est par exemple resté stable depuis dix ans à environ 0,75 euro le kilo alors même que le cours du blé dur, ingrédient représentant près de 60 % des pâtes, augmentait dans le même temps de plus de 50 %. Les industries concernées n'étant plus rentables, elles ont fermé. Le nombre de fabricants de pâtes alimentaires en France est ainsi passé de 200 à 7 en l'espace de cinquante ans. Notre pays est devenu importateur net dans ce secteur, et c'est un drame pour nos territoires et notre industrie.

Or, le dispositif proposé luttait contre ce phénomène en ciblant uniquement les produits composés à plus de 50 % d'un produit agricole sensible à la conjoncture. La clause de renégociation se transformait en clause de révision automatique du prix si le prix du produit agricole dépassait un seuil défini par décret. La hausse du prix de la matière première modifiait ainsi directement le prix de vente du produit fini. Ce mécanisme fonctionnait à la hausse, à des fins de protection des industries agroalimentaires, mais aussi à la baisse une fois que la clause avait été déclenchée. L'article assurait ainsi un équilibre entre la sauvegarde de nos industries et la protection des intérêts des consommateurs.

En nouvelle lecture et sur proposition du rapporteur, certainement conseillé par le Gouvernement, les députés ont rejeté ce mécanisme au motif qu'il risquait de durcir les négociations. Mais à suivre cette logique, il n'aurait pas fallu faire de loi ! Qu'il soit permis de rappeler que, par construction, tout mécanisme de protection des producteurs ou des transformateurs est de nature à durcir les négociations - nous connaissons la grande distribution par coeur. Cette clause était un pari qu'il fallait prendre pour rééquilibrer les relations commerciales. La majorité gouvernementale, qui a sans doute subi quelques pressions, n'a pas osé. Je ne peux que regretter la disparition de cette garantie supplémentaire, et directement effective, attendue par une partie du secteur agroalimentaire.

De même, l'Assemblée nationale a refusé de retenir les dispositifs adoptés au Sénat visant à lutter contre la pratique de pénalités de retard de livraison exorbitantes pratiquées par la grande distribution, pénalisant lourdement les produits sous appellations.

Aucun de ces trois éléments de protection, pourtant essentiels, n'a été retenu à l'Assemblée nationale.

Cette fermeture à toute tentative de compromis s'est enfin illustrée par le rétablissement quasi systématique, à la virgule près, du texte adopté par les députés en première lecture, et ce même sur les articles sans enjeu majeur. Ainsi, toutes les demandes de rapports introduites par l'Assemblée nationale au titre 1er ont été rétablies, à l'exclusion de l'étonnant rapport sur les contournements possibles du projet de loi, qui en disait pourtant long sur la confiance de la majorité en l'efficacité de ce dernier. Le « nouveau monde » nous étonne parfois...

À l'inverse, les députés ont supprimé toutes nos demandes de rapports, à l'exception du rapport sur la mise en place d'une prestation pour services environnementaux.

Par ailleurs, l'Assemblée nationale a rétabli obstinément l'habilitation à prendre par ordonnance les mesures nécessaires pour relever le seuil de revente à perte et encadrer les promotions. Pourtant, le dispositif d'application directe adopté par le Sénat ne s'éloigne que sur des points très ponctuels du projet d'ordonnance que le Gouvernement a soumis à la consultation. De simples compléments apportés au texte du Sénat par les députés auraient permis d'aboutir à un texte applicable bien plus rapidement qu'une ordonnance. J'imagine qu'une partie de la grande distribution a peut-être, là encore, fait pression sur le Gouvernement. Mais pourquoi faire simple, quand on peut faire compliqué ?

Au total, le texte adopté en nouvelle lecture à l'Assemblée nationale apparaît fort peu en ligne avec les ambitions que le Sénat avait entendues lui conférer en juin, et les désaccords sur le titre Ier, encore aggravés par cette nouvelle lecture, sont à la fois nombreux et profonds.

Je signalerai malgré tout la reprise de deux suggestions majeures du Sénat. Sur les coopératives d'abord, les députés ont retenu notre sage proposition, émise lors de la commission mixte paritaire, de restreindre la portée de l'habilitation donnée au Gouvernement pour réformer le cadre coopératif par voie d'ordonnance aux seules mesures annoncées par lui, là où le texte initial revenait à lui signer un chèque en blanc. De même, en cas d'échec de la médiation, les parties aux contrats pourront saisir le juge en la forme des référés, qui tranchera alors le fond du litige dans des délais brefs. C'est une avancée considérable.

Toutefois, et sauf à supposer un improbable changement d'attitude de la majorité sénatoriale, rien n'indique que nous pourrions, par la seule force de nos convictions, faire accepter aux députés d'autres modifications substantielles du texte à l'occasion de cette nouvelle lecture.

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