Si nous avions pu avoir l'illusion d'une concertation sur ce texte, notamment avec le ministre Travert avec qui les échanges au printemps avaient semblé fructueux, elle s'est évanouie face à la posture de nos collègues députés : c'était le texte de l'Assemblée ou rien. Nous avons même assisté, en CMP, à un revirement sur des points sur lesquels nous étions initialement d'accord. Pourtant, à chaque étape de la discussion parlementaire, nous avons montré notre volonté de conciliation dans l'intérêt des agriculteurs. Or, aucune de nos propositions de compromis ne fut, sinon discutée, ne serait-ce que présentée en commission mixte paritaire... Bref, le débat a tourné court.
L'examen du texte en nouvelle lecture à l'Assemblée nationale n'a fait que confirmer cette posture et l'inflexibilité de la majorité gouvernementale. Il ne s'agit pas de feindre d'ignorer le caractère inégalitaire du bicamérisme de la Vème République, qui donne le dernier mot à l'Assemblée, ni même l'existence d'un fait majoritaire, qui contraint le vote des députés. Mais il s'avère que cette nouvelle législature, et ce texte en particulier, marquent une dégradation inédite de la considération portée à nos travaux par nos collègues députés, voire même un rejet par principe de nos propositions. Cette attitude paraît d'autant plus injustifiée que le Sénat avait, au contraire, fait preuve d'une grande ouverture en première lecture sur de nombreux sujets : je pense en particulier aux 20 % de produits bio dans la restauration collective publique. De même avions-nous très peu amendé la partie consacrée au bien-être animal, alors que nombre d'entre nous avions dénoncé, à raison, l'injuste stigmatisation dont nos éleveurs étaient l'objet.
Nous étions aussi parvenus à nous accorder pour faire aboutir, au-delà des clivages partisans, plusieurs dispositions substantielles. Ce fut le cas, notamment, de l'interdiction des importations agricoles ne respectant pas les mêmes normes que celles imposées aux produits français, adoptée à la quasi-unanimité au Sénat et conservée par les députés, bien que réduite au seul respect de la réglementation européenne alors que la concurrence déloyale s'exerce aussi au sein de l'Union. De même, l'extension du « droit à l'injection » aux installations de production de biogaz situées hors d'une zone de desserte figure, elle aussi, toujours dans le texte.
Ces deux exemples sont hélas très isolés puisque, sur les 62 articles de la seconde partie du texte transmis par le Sénat, seuls 10 ont été adoptés ou supprimés conformes par l'Assemblée. Le plus souvent, celle-ci a rétabli son texte de première lecture sans tenir compte de nos remarques, voire a profité de la nouvelle lecture pour durcir ses positions ou aborder de nouveaux points, parfois en violation de notre Constitution.
L'étiquetage de l'origine des miels en cas de mélange (article 11 decies) est un bel exemple de rétablissement purement dogmatique : en supprimant l'affichage des pays par ordre d'importance, les députés ont vidé l'article de sa substance. Les consommateurs continueront à être abusés, mais avec l'illusion d'être bien informés.
L'article 11 sur l'approvisionnement de la restauration collective a fait l'objet d'un durcissement inattendu et lourd de conséquences. Malgré la reprise de deux de nos apports - l'incorporation des produits labellisés « régions ultrapériphériques » et la création d'une instance de concertation régionale - les obligations faites aux gestionnaires ont été triplement aggravées : d'abord, en limitant, à compter de 2030, les produits éligibles aux 50 % au titre de leur certification environnementale aux seuls produits certifiés « haute valeur environnementale » ; ensuite, en imposant la forme de l'information délivrée aux usagers - les gestionnaires devront communiquer par voie d'affichage et par voie électronique ;enfin et surtout, en obligeant à proposer, d'ici un an et pour une durée de deux ans avant évaluation, au moins un menu végétarien par semaine dans la restauration scolaire. Je rappelle qu'une telle obligation avait été rejetée en première lecture à l'Assemblée nationale comme au Sénat : nous sommes donc là clairement en présence d'une mesure nouvelle théoriquement irrecevable, car sans relation directe avec une disposition restant en discussion.
L'article 11 ter a aussi été l'occasion d'une surenchère d'obligations faites aux gestionnaires de restauration collective avec l'interdiction de l'utilisation des bouteilles d'eau en plastique en 2020, mais aussi avec l'interdiction généralisée, en 2025 et en 2028 dans les collectivités de moins de 2 000 habitants, de l'utilisation de contenants en matière plastique pour la cuisson, la réchauffe et le service dans la restauration scolaire, universitaire ou pour la petite enfance. Cette interdiction va même beaucoup plus loin que l'expérimentation volontaire prévue par les députés en première lecture. Le tout sans aucune évaluation de la dangerosité des contenants incriminés ou de ceux qui les remplaceront, ni du coût ou de la faisabilité pour les gestionnaires publics. J'aurai aussi l'occasion de revenir sur l'interdiction générale prévue au même article, dès 2020, des ustensiles en plastique les plus divers, non seulement dans la restauration collective mais au-delà.
De façon plus anecdotique, l'article 11 septies A est un autre exemple de mesure nouvelle : tout en maintenant la création d'un nouveau chapitre du code rural consacré à l'« affichage environnemental des denrées alimentaires », les députés lui ont donné pour seul contenu l'obligation de mentionner, d'ici 2023, la provenance du naissain des huîtres. Outre le fait que les denrées alimentaires ne se limitent pas aux huîtres, l'Assemblée n'avait pas discuté d'une telle proposition et le Sénat l'avait rejetée.
Sur le volet sécurité sanitaire, il est aussi regrettable que les députés aient refusé la proposition sénatoriale d'une contre-expertise préalable obligatoire en cas d'autocontrôle positif dans l'environnement de production d'un exploitant alimentaire, issue de nos travaux du début d'année avec la commission des affaires sociales sur l'affaire Lactalis. La rédaction retenue par les députés revient à transférer la responsabilité de la sécurité sanitaire des aliments des exploitants à l'État, contrairement à la logique des textes européens.
J'en viens au sujet le plus symptomatique de l'état d'esprit qui règne au sein du groupe majoritaire de l'Assemblée : le refus de créer le fonds d'indemnisation des victimes professionnelles des produits phytopharmaceutiques, tel qu'il avait été proposé par notre collègue Nicole Bonnefoy et adopté à l'unanimité au Sénat. Le Gouvernement en a demandé la suppression aux députés qui l'ont finalement remplacé, sur proposition de leur rapporteur et avec l'avis favorable du Gouvernement, par une simple demande de rapport sur la pertinence du fonds, sachant que le dernier rapport sur cette question a été remis en janvier 2018. Avec beaucoup de cynisme, le Gouvernement et les députés du « nouveau monde » ont choisi d'ignorer ce rapport et semblent également oublier que la justice américaine a condamné il y a peu Monsanto à indemniser une victime de ses produits.
Constatant l'incapacité du Gouvernement à fournir la moindre étude d'impact pour détailler les effets de l'interdiction des remises, rabais et ristournes sur l'utilisation des produits phytosanitaires, nous n'avions eu d'autre choix que de supprimer l'article. Trois mois plus tard, l'interdiction est confirmée, sans plus d'information ni d'étude d'impact. Est-ce responsable de légiférer ainsi ?
Quant à la séparation du conseil et de la vente, nous l'avions validée mais en la limitant au conseil stratégique et pluriannuel, à la fois pour en réduire la charge pour les agriculteurs et pour ne pas mettre en péril le dispositif des certificats d'économie de produits phytopharmaceutiques (CEPP). Nous n'avions pas retenu la séparation capitalistique des structures, considérant qu'à trop vouloir réformer le conseil, on prenait le risque de ne plus en avoir du tout, alors qu'il est obligatoire.
Aucune de ces objections n'a été entendue par les députés, qui ont rétabli ces deux articles sans même prendre en compte les rédactions de compromis proposées par le Sénat. La traduction pour les agriculteurs ne fait aucun doute : ce sera une hausse directe de leurs charges, et ce dans une loi censée améliorer leurs revenus !
Les députés continuent par ailleurs à opposer deux agricultures, l'une biologique, l'autre conventionnelle, alors que les deux coexistent et sont complémentaires. En réservant l'expérimentation de l'épandage par drones aux seuls produits autorisés en agriculture biologique ou dans le cadre d'une exploitation certifiée « haute valeur environnementale », l'article 14 sexies fait le choix de ne protéger qu'une catégorie d'agriculteurs. Les autres, bien qu'exerçant sur les mêmes pentes à plus de 30 %, resteront exposés au risque d'un accident grave, sans possibilité de recourir aux nouvelles technologies. Cette posture idéologique, qui ignore les réalités humaines de notre agriculture, sera très préjudiciable pour les acteurs sur le terrain.
Les députés n'ont pas non plus résisté à la tentation de s'ériger en experts scientifiques sur l'interdiction des substances actives ayant des modes d'action identiques aux néonicotinoïdes, en supprimant l'avis préalable de l'Anses sur la question.
En méconnaissant à nouveau la règle de l'entonnoir, nos collègues ont même ajouté une nouvelle mesure qui, bien que longuement discutée en première lecture, n'avait été adoptée par aucune des deux chambres : l'obligation, pour les utilisateurs de produits phytopharmaceutiques à proximité des zones d'habitation, de signer des chartes d'engagements avec les riverains. À défaut de charte, l'autorité administrative pourra prendre des mesures de restriction ou d'interdiction d'utilisation. Cette mesure coercitive a été prise sans dialogue préalable avec les acteurs de terrain, alors qu'ils sont de plus en plus responsabilisés sur le sujet et que des démarches volontaires existent déjà. Ces chartes seront qui plus est rédigées à l'échelon départemental, qui n'est pas le plus adapté pour prendre en compte les réalités locales.
Enfin, bon nombre de dispositions réintroduites en nouvelle lecture se caractérisent par leur absence totale de normativité, qu'il s'agisse de la possibilité d'expérimenter l'affichage obligatoire des menus dans les cantines gérées par les collectivités (article 11 bis A), de l'information sur les achats alimentaires en ligne (article 11 septies), de l'affichage du pays d'origine sur l'étiquette des vins (article 11 nonies A) ou d'articles purement déclaratoires sur la démarche agroécologique ou l'agriculture de groupe (articles 11 duodecies et 10 quinquies). La loi n'est plus un outil juridique mais un instrument de communication.
Plus grave : les députés ont profité de cette nouvelle lecture pour adopter deux mesures dont l'impact industriel risque d'être dévastateur. Ils ont étendu l'interdiction introduite au Sénat, d'ici à 2020, des pailles et bâtonnets mélangeurs pour boissons à toute une série d'ustensiles en plastique : piques à steak, pots à glace, couvercles à verre jetables mais aussi couverts, plateaux-repas, saladiers ou boîtes. S'il faut bien entendu lutter contre la surconsommation de plastique, les implications d'une telle interdiction, dès 2020, seront considérables, à la fois pour les utilisateurs qui devront revoir toute leur organisation - qu'il s'agisse de la restauration collective et commerciale, de la distribution alimentaire ou de la livraison de repas -, pour les consommateurs qui devront d'une façon ou d'une autre la payer, et pour les industriels qui fabriquent ces produits et qui devront réagir très rapidement. Et que dire des collectivités qui auront à financer, dans le même temps, l'amélioration de la qualité des repas et le renouvellement à marche forcée de tout le matériel de leurs cantines ? Le Congrès des maires risque d'être agité ! Or, aucune évaluation des effets de cette interdiction, pas plus que de l'existence de produits de substitution, n'a été faite. Si la Commission européenne a présenté, en mai dernier, une proposition de directive sur le sujet, elle ne vise l'interdiction, en 2021 au mieux, que de certains de ces produits, excluant en particulier les contenants ou les plateaux-repas.
En outre, les députés ont adopté un article interdisant l'exportation de produits phytopharmaceutiques français s'ils contiennent des substances actives interdites au niveau européen. Si l'on peut concevoir l'aspect très moral de cette décision, le fait qu'elle reviendra à fermer des usines françaises ne peut être ignoré.
Au total, cette seconde partie ajoute à l'hypothétique hausse des revenus attendue du titre Ier une augmentation, elle bien certaine, des charges d'exploitation et des contraintes pesant sur nos agriculteurs. Le refus de reconnaître, dans la loi, le Comité de rénovation des normes agricoles (Corena), comme le Sénat l'avait proposé, est un signal négatif pour la profession. Ce sera un outil de moins pour lutter contre l'inflation des normes agricoles.
La nouvelle lecture à l'Assemblée aura réussi à alourdir les charges pesant sur nos agriculteurs. Un an après le discours du Président de la République et les espérances qu'il avait fait naître, les agriculteurs voient leur horizon s'obscurcir. Le Sénat ne saurait souscrire à un texte qui stigmatise et n'apporte pas les solutions préconisées lors des États généraux de l'alimentation.
Le bilan de cette nouvelle lecture parle de lui-même : les députés ont rétabli in extenso leur texte, sans même prendre connaissance des amendements adoptés dans notre assemblée ou de nos propositions de compromis. Les points de désaccords se sont même aggravés : ils sont désormais trop profonds pour être levés en quelques jours.
Compte tenu de ces éléments, nous vous proposons de déposer, au nom de notre commission, une question préalable qui dénoncera, sur la forme, l'absence de concertation dans la discussion législative mais marquera surtout, sur le fond, notre rejet du texte issu des travaux de l'Assemblée nationale.
Enfin, il me semble essentiel et nécessaire de prolonger cette question préalable par une saisine du Conseil constitutionnel qui permettra, je l'espère, de nettoyer ce texte d'un certain nombre de dispositions manifestement contraires à notre Constitution. Cette démarche permettra aussi de signifier aux acteurs que nous restons vigilants et mobilisés sur le sujet.