Intervention de Pascal Allizard

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 30 mai 2018 à 9h30
« pour la france les nouvelles routes de la soie : simple label économique ou nouvel ordre mondial ? » — Examen du rapport d'information

Photo de Pascal AllizardPascal Allizard, co-président :

Monsieur le président, mes chers collègues, en octobre 2017, notre commission a confié à Gisèle Jourda et moi-même la responsabilité de mener une réflexion sur les nouvelles routes de la soie, au sein d'un groupe de travail composé également de MM. Edouard Courtial et Jean Noël Guérini. La richesse et la complexité du sujet que nous soupçonnions nous sont apparues croissantes au cours d'un déplacement qui a nous conduits à Pékin, Changchun, Hong-Kong, puis Islamabad et Karachi en décembre 2017, et au long de plusieurs dizaines d'auditions menées de décembre 2017 à mai 2018.

En 2000, une boucle logistique entre la France et la Chine prenait trois mois. En 2012, il fallait encore, au minimum, un mois pour acheminer des marchandises depuis Shanghai jusqu'à Rotterdam par la mer, via le canal de Suez, moins de trois semaines en train, et environ quinze jours en camion. Le 21 avril 2016, un premier convoi ferré a rallié Wuhan à Lyon en quinze jours, après un périple de 11 000 kilomètres. Le 23 février 2017, le Premier ministre français, de passage en Chine, a assisté à l'arrivée en sens inverse d'un train chargé de bouteilles de Bordeaux et de pièces détachées en provenance des usines PSA. Pour autant, 80 % des trains arrivés chargés en France en repartent vides. Cette asymétrie illustre bien une des problématiques lourdes du sujet.

En 2013, le Président Xi Jinping a lancé son projet des nouvelles routes de la soie développant des infrastructures pour relier la Chine à l'Europe et à l'Afrique orientale. Deux axes composent ces nouvelles routes de la soie : un axe terrestre traversant l'Europe centrale, l'Asie centrale, la Russie, le Caucase, mais aussi la Turquie, l'Iran, l'Afghanistan et le Pakistan et un axe maritime reliant la Chine à l'Afrique orientale et à la Corne de l'Afrique. Entre ces deux axes, toutes les combinaisons sont possibles. Les cartes vont être projetées pendant notre présentation pour que vous puissiez visualiser l'ampleur de la politique chinoise. Notre première préoccupation a été de tenter de répondre à cette question, que sont les nouvelles routes de la soie ?

Elles concernent directement 70 % de la population mondiale, 75 % des ressources énergétiques mondiales et 55 % du PIB mondial. Les montants consacrés par la Chine à cette politique seraient compris entre 5 000 et 8 000 milliards de dollars dans les cinq prochaines années. Les besoins de financement pour tous les projets rattachés aux nouvelles routes de la soie pourraient dépasser le trillion (c'est-à-dire le milliard de milliard) annuel.

Ces nouvelles routes de la soie sont déployées par la Chine qui est devenue la deuxième puissance militaire et le premier contributeur en personnel de maintien de la paix dans le monde. Elle est aussi la deuxième puissance économique mondiale, avec un PIB estimé à 12 362 milliards de dollars en 2017. Elle est le premier exportateur mondial et le premier détenteur de réserves de change. Aux Cassandre qui prédisaient le ralentissement de sa croissance, elle oppose des taux de progression du PIB juste inférieurs à 7 %. Le bémol de ce tableau, ce sont les surcapacités de l'économie chinoise. À titre d'exemple, de 2015 à 2016, les cimentiers chinois auraient produit davantage de ciment que les cimentiers américains pendant tout le XXe siècle. Ces surcapacités fragilisent l'économie chinoise et suscitent des réactions, telles que la menace de taxation de l'acier par les États-Unis et les mesures antidumping prises par l'Union européenne. La recherche de solutions à ces surcapacités n'est pas étrangère à la politique des nouvelles routes de la soie.

Celles-ci, selon la doxa officielle, sont composées de 5 piliers :

- l'approfondissement de la coordination des politiques publiques de développement est présenté comme la priorité première des nouvelles routes de la soie qui se veulent une plateforme de coopération ou de connectivité visant à améliorer l'intégration économique afin de favoriser la croissance de l'économie mondiale,

- le second pilier concerne le développement des d'infrastructures et leur interconnexion. Nous parlons là de routes, de chemin de fer, de ports, d'aéroports, de réseaux de fibre optique, de câbles sous-marins, de réseaux électriques, de réseaux de transports d'énergie, etc.

- troisième pilier : le développement du commerce international. De 2013 à 2016, le volume du commerce de marchandises échangées entre la Chine et les pays le long des nouvelles routes de la soie s'est élevé à 3 100 milliards de dollars, représentant 26 % du chiffre d'affaires total du commerce extérieur enregistré par la Chine,

- le quatrième pilier de l'initiative chinoise est la libre circulation des capitaux, ou plus précisément les modalités de financement des nouvelles routes de la soie. La Chine a déjà engagé entre 800 et 900 milliards de dollars dans les premiers projets de la route de la soie depuis 2013. Alors qu'on parle usuellement d'investissements chinois, il s'agit bien de prêts dans la majorité des cas, proposés à un taux d'intérêt supérieur de plusieurs points au taux libor. La question de leur soutenabilité, du risque d'exportation de la dette et de la fragilisation des pays endettés auprès des banques chinoises a été soulevée en avril 2018 par le FMI.

- enfin, le développement de la « compréhension mutuelle entre les peuples » est le cinquième pilier des nouvelles routes de la soie.

Telle est la présentation officielle, mais quelle perception en avons-nous ? Le groupe de travail au cours de son déplacement en Chine et de ses auditions a entendu presque tout et son contraire, parfois à quelques minutes d'écart : les nouvelles routes de la soie ne seraient qu'un simple « label économique », sorte de marque apposée sur des projets économiques, et deviendraient quelques instants plus tard la proposition chinoise d'un nouvel ordre mondial.

Le développement des infrastructures est plus sûrement un instrument au service des objectifs réels de la Chine que le but en soi de la stratégie chinoise. La politique des nouvelles routes de la soie nous semble avoir trois objectifs :

- assurer la stabilité de la République populaire de Chine. Cela passe par le développement interne, l'aménagement et le rééquilibrage du territoire chinois, la maîtrise des tentations séparatistes du Xinjiang et la création de nouveaux débouchés économiques pour cette économie chinoise en surcapacités. La croissance est la clé de la stabilité de la société et de la légitimité de son parti dirigeant.

- deuxième objectif : sécuriser les frontières, l'environnement régional et les approvisionnements, en particulier en offrant une alternative au détroit de Malacca entre la péninsule malaise et l'île indonésienne de Sumatra, par lequel passe l'essentiel de l'approvisionnement chinois en pétrole.

- enfin, le dernier objectif est de proposer une alternative à l'ordre mondial, hérité de Bretton Woods. La création de la banque asiatique d'investissement dans les infrastructures est apparue comme un instrument financier visant à permettre l'émancipation du système international américano-centré. Une nouvelle étape a été franchie début 2018 avec la décision de créer très rapidement un marché domestique pour la négociation des contrats à terme sur le pétrole brut libellé en yuan chinois et convertible en or, aux bourses de Shanghai et d'Hong-Kong. La Russie, l'Iran, le Qatar et le Venezuela acceptent désormais de vendre leur pétrole avec des contrats en yuans convertibles en or.

À cela s'ajoute une politique de diplomatie publique bien huilée. La Chine déploie tous ses efforts pour permettre la reconnaissance internationale des nouvelles routes de la soie, ce qui est chose faite à l'ONU. Les nouvelles routes de la soie sont citées dans des résolutions du Conseil de sécurité, le PNUD a même signé un mémorandum de participation aux nouvelles routes de la soie. La Chine mobilise ses think tanks, ses instituts Confucius, organise forums et rencontres internationales dont le premier forum international des nouvelles routes de la soie qui s'est tenu en mai 2017 à Pékin, etc. Cette stratégie fonctionne d'autant mieux qu'elle rencontre les attentes de nombreux pays qui acceptent de signer les mémorandums de participation aux nouvelles routes de la soie tant leurs besoins en développement et en particulier en financement d'infrastructures sont énormes. Nous avons déjà parlé la semaine dernière de Djibouti.

Dans le cadre des nouvelles routes de la soie, en 10 ans, la Chine a injecté près de 14 milliards de dollars, dont une partie sous forme de prêts, dans ce pays dont le PIB est de 1,2 milliard par an. En 2012, les investissements directs étrangers chinois ont été à peu près équivalents au total du PIB de Djibouti. Cette médaille a son revers. L'endettement externe de Djibouti est ainsi passé de 50 % du PIB en 2014 à 80 % en 2017. À partir de 2019, Djibouti devra rembourser 50 millions de dollars par an. Il pourrait alors être nécessaire, face aux défis de la soutenabilité de la dette, de revendre une partie des capitaux djiboutiens des infrastructures construites. Notre rapport propose une recommandation sur l'action que la France doit mener à Djibouti. Si nous ne pouvons pas égaler la force de frappe économique et la vitesse de la Chine, nous pouvons promouvoir la francophonie, l'éducation et la formation notamment dans les métiers de la logistique, des transports ou des finances.

Enfin, je voudrais vous dire quelques mots du Pakistan. Le corridor économique Chine-Pakistan (CPEC) est un projet de long terme basé sur la construction d'infrastructures, le développement industriel et l'amélioration des conditions de vie des populations situées le long du corridor. Lancé en 2013 pour un achèvement prévu en 2055 : notez bien la durée de ce plan. Le temps n'est pas une contrainte mais un atout. Il a été intégré aux nouvelles routes de la soie. S'il est difficile de faire la part entre les investissements, les dons et les prêts consentis par la Chine dans le cadre du CPEC, un montant de 54 milliards de dollars est avancé.

Ce projet est souvent présenté comme une première réalisation des nouvelles routes de la soie, et comme un modèle qui pourrait être reproduit sur d'autres portions de la BRI. Il est donc intéressant de constater qu'il présente des opportunités pour les entreprises françaises dont l'excellence est reconnue dans les domaines agricole et agro-alimentaire par exemple. Le CPEC soulève toutefois de réelles questions : sur le niveau de risque que représentent les investissements dans une zone supposée être désormais moins exposée aux attentats terroristes et sur le niveau d'adhésion des différentes forces politiques en présence au Pakistan et des populations. Un projet d'infrastructure a été « délabellisé », le Pakistan préférant que la Chine ne participe plus à son financement, de même le développement des zones économiques spéciales le long du CPEC ne semble pas faire l'objet d'un parfait consensus.

Le contexte appelle donc une certaine prudence, mais, et c'est une des recommandations de notre rapport, la France doit mettre en avant ses atouts reconnus pour réaliser des investissements rentables et sûrs au Pakistan, sans sous-évaluer le risque sécuritaire. Le Pakistan a été l'un des premiers pays à connaître des réalisations tangibles et considérables des nouvelles routes de la soie, ce qui explique qu'il ait été une étape de notre déplacement. Un travail d'analyse et d'évaluation serait à mener, comme nous l'avons fait, systématiquement sur les pays des routes de la soie.

Je donne la parole à ma collègue qui va maintenant vous présenter les perspectives de développement des nouvelles routes de la soie.

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