Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui M. Charles Fries, ambassadeur de France en Turquie, que j'ai eu la joie de connaître dans une fonction similaire au Maroc dans une période sensible.
Depuis votre dernière audition devant notre commission, le 25 janvier 2017, la Turquie poursuit son évolution intérieure préoccupante et semble s'éloigner de l'Occident. Sur un plan intérieur tout d'abord, un vaste mouvement de répression touche notamment les Kurdes. De nombreuses restrictions à la liberté d'expression sont observées. Des condamnations très lourdes ont été prononcées à l'encontre de journalistes. Des parlementaires et intellectuels sont également incarcérés. L'insatisfaction de la population n'est pas mesurable et ne trouve pas les moyens de se structurer. Enfin, la situation économique de la Turquie se dégrade rapidement. Vous nous direz, dans ce contexte, quelle est votre analyse des élections présidentielles et législatives anticipées, annoncées pour le 24 juin prochain.
Sur le plan diplomatique, les points de tension avec l'Union européenne sont nombreux. Le dossier chypriote est dans l'impasse. La Turquie est devenue un partenaire de plus en plus difficile pour ses alliés. L'opération en Syrie a créé des tensions au sein de l'OTAN. Quels sont les objectifs et les conséquences de l'intervention turque en Syrie ? Quelle est la portée réelle du rapprochement de la Turquie avec la Russie et quelles sont ses relations avec l'Iran ?
Enfin, s'agissant de nos relations avec la Turquie, où en est la mise en oeuvre de la déclaration UE-Turquie du 18 mars 2016 sur le contrôle des flux des réfugiés ? Nos sujets d'intérêt commun avec la Turquie sont essentiels : lutte contre le terrorisme, partenariats économiques... Quelles sont les premières suites de la rencontre entre les présidents Macron et Erdogan en janvier dernier ? En particulier, comment ont été perçus, en Turquie, les propos du président de la République, qui a déclaré vouloir « sortir de l'hypocrisie » du processus d'adhésion, ouvrant peut-être la voie à une nouvelle forme de partenariat ? La Turquie est un grand pays, mais très complexe. Il a d'ailleurs fait récemment l'objet d'une Une controversée d'un grand hebdomadaire français.
Je suis très heureux de me retrouver devant vous aujourd'hui. Il s'agit de ma deuxième audition devant votre Commission en moins de 18 mois, témoignant de l'intérêt que porte le Sénat à ce pays et la reconnaissance de son rôle dans la région. La Turquie est plus que jamais sous les projecteurs de l'actualité avec les élections du 24 juin prochain. Avant de revenir sur les principaux enjeux actuels de la relation bilatérale, je souhaite dresser tout d'abord un tableau de la situation en Turquie.
I) Un pays soumis à de fortes tensions
1) Lors de mon audition en 2017, j'avais indiqué que les turbulences traversées par la Turquie suscitaient de l'inquiétude. Ce diagnostic reste malheureusement pleinement valable.
Tout d'abord, la menace terroriste reste prégnante. Il s'agit du pays européen le plus touché par le terrorisme ces dernières années, même s'il n'y a plus eu d'attaques majeures depuis le 1er janvier 2017. Les groupes terroristes sont nombreux : Daech, le PKK, le DHKP-C mais également la mouvance güléniste jugée responsable par Ankara du coup d'Etat avorté de juillet 2016. Deux menaces sont perçues par Ankara comme « existentielles » : le PKK car c'est une remise en cause de l'intégrité du territoire, le mouvement güleniste car il porte atteinte à la stabilité de l'État et de ses institutions.
Ce pays s'éloigne de plus en plus de l'Europe et de nos valeurs que sont l'Etat de droit, les libertés fondamentales et les droits de l'Homme. La Commission européenne estime ainsi que, depuis l'instauration de l'état d'urgence, 150 000 personnes ont été placées en détention, 78.000 ont été arrêtées, 110 000 fonctionnaires ont été limogés. Il s'agit du pays ayant le plus grand nombre de journalistes en prison ; plusieurs parlementaires sont incarcérés.
Cette tendance ne date pas de la tentative de putsch, qui a eu néanmoins un effet accélérateur. Beaucoup estiment que 2013 a constitué une année de rupture avec la répression du mouvement protestataire du parc de Gezi et la lutte fratricide engagée par RT Erdogan contre le mouvement Gülen, son ancien allié.
La société est très polarisée, comme l'ont révélé le référendum sur la Constitution organisé en avril 2017 et son résultat très serré. Il existe aujourd'hui parmi un certain nombre de gens un sentiment de peur et un réflexe d'autocensure. Des centaines de personnes ont par exemple été arrêtées pour avoir critiqué les opérations militaires à Afrin : elles ont été accusées d'être complices des « terroristes ».
En toile de fond, on sait que le Président Erdogan entend promouvoir une « nouvelle Turquie », reposant sur un modèle conservateur, nationaliste et imprégné de religion, avec pour objectif de faire de la Turquie une des 10 plus grandes puissances de la planète à l'échéance 2023, année du centenaire de la République.
Par ailleurs, l'environnement régional est particulièrement déstabilisant pour ce pays. Il est ainsi frappé de plein fouet par le chaos syrien, à travers les 3,5 millions de réfugiés syriens présents sur son sol et la menace du PYD que la Turquie considère comme la branche syrienne du PKK. Aussi la priorité numéro un d'Ankara est de lutter contre la menace du séparatisme kurde. C'est notamment pour cette raison qu'elle est intervenue dans le Nord de la Syrie, lors des opérations « Bouclier de l'Euphrate » puis « Rameau d'olivier » à Afrin. Les Turcs sont engagés également en Irak afin de lutter contre le PKK, notamment dans le mont Qandil qui abrite le quartier général de ce groupe terroriste.
Cette lutte contre le PKK est source de tensions avec les Etats-Unis, accusés de soutenir les Forces Démocratiques Syriennes dont l'ossature serait composée de combattants du « PKK/PYD ». De même, la Turquie estime que les pays européens n'en font pas assez dans la lutte contre le PKK.
La situation économique suscite enfin beaucoup d'inquiétude. Certes, en 2017, la croissance était de 7,4%, la plus forte parmi les pays émergents. Mais en réalité, l'économie turque est en surchauffe. L'inflation est désormais à deux chiffres - à 11% -, les déficits se creusent, la livre turque a perdu 20% de sa valeur par rapport au dollar depuis le début de l'année. Une crise de financement externe est un risque qu'on ne peut exclure, d'autant plus que ce pays n'a pas une perception très positive auprès des investisseurs étrangers. Ces derniers ont été par exemple inquiets de certaines déclarations mettant en doute l'indépendance de la Banque centrale ou la nécessité d'augmenter les taux d'intérêt pour endiguer l'inflation.
2) C'est dans ce climat de tension que vont se tenir les élections du 24 juin, initialement prévues en novembre 2019. C'est la première fois que se dérouleront simultanément les élections présidentielles et législatives. Elles conduiront à mettre en oeuvre la nouvelle Constitution qui supprimera le poste de Premier ministre et donnera plus de pouvoirs au Président de la République. Je rappelle que la Commission de Venise, au sein du Conseil de l'Europe, a jugé que cette Constitution constituait un recul pour la démocratie et l'équilibre des pouvoirs en Turquie.
Six personnalités sont candidates pour le scrutin présidentiel, dont une est en prison. On distingue deux alliances pour les législatives : d'une part, le parti AKP allié au parti ultranationaliste MHP; d'autre part, le parti kémaliste CHP, le « bon parti » (Iyi) créé par Mme Ak°ener, le parti Saadet (islamo-conservateur) et le parti démocrate. Cette deuxième alliance prône une sortie de l'état d'urgence et le retour au régime parlementaire tandis que l'alliance soutenant RT. Erdogan promet la stabilité du pays grâce à l'instauration d'un régime fort.
Beaucoup d'observateurs estiment que la campagne, menée dans le cadre de l'état d'urgence et avec le contrôle de nombreux medias par des proches du pouvoir, est très difficile pour l'opposition. Beaucoup aussi considèrent que ces élections seront moins une compétition entre des programmes politiques qu'un nouveau plébiscite pour ou contre Erdogan, un an après le référendum sur l'adoption d'une nouvelle Constitution.
Plusieurs scénarii sont possibles, y compris celui d'une « cohabitation à la turque », dans lequel le Président Erdogan serait réélu mais sans majorité au Parlement. Les principales clés de ce scrutin me semblent être les suivantes :
Y aura-t-il un second tour à la présidentielle (prévu dans le cas le 8 juillet) ? RT Erdogan cherchera à gagner dès le premier tour, comme c'était le cas en 2014. Il sait que si un deuxième tour est nécessaire, il devra faire face à un front uni contre lui.
Quel sera le score du HDP, le parti pro-kurde, aux législatives ? Sera-t-il supérieur ou inférieur à 10%, seuil nécessaire pour entrer au Parlement ? S'il dépasse les 10%, il y a de fortes chances que le Président n'ait pas alors la majorité au Parlement.
Comment le scrutin se déroulera-t-il ? Certains mentionnent le risque de fraudes. D'autres s'inquiètent de la mise en oeuvre de la nouvelle loi électorale qui permet par exemple de faire fermer des bureaux de vote pour des raisons de sécurité.
Enfin, quel sera le facteur essentiel du vote ? Le souci de la stabilité, l'adhésion au projet d'une nouvelle Turquie ? Ou au contraire le souci de tourner la page et de restaurer l'Etat de droit ? Quel sera aussi le rôle joué par la détérioration de la situation économique alors que jusqu'à présent, à toutes les élections, les succès de l'AKP étaient largement liés aux bonnes performances économiques du pays.
Il s'agit à mes yeux de l'élection la plus importante depuis que l'AKP a pris le pouvoir en 2002 et elle marquera une césure fondamentale dans l'histoire politique de ce pays, quel qu'en soit le résultat.
II) Quels sont les principaux enjeux actuels de la relation franco-turque ?
1) Depuis un an, le Président de la République a souhaité établir avec la Turquie un dialogue « exigeant et lucide », constatant que ce pays s'éloignait de nos valeurs mais que nous partagions avec lui certains intérêts. D'où la volonté du Président Macron de nouer une relation personnelle avec son homologue turc. Ils ont ainsi eu une vingtaine d'échanges téléphoniques et se sont rencontrés trois fois, dont une visite officielle à Paris le 5 janvier dernier. Même si le dialogue avec la Turquie est parfois difficile, ce pays reste pour nous un partenaire stratégique et incontournable pour plusieurs raisons.
Tout d'abord, la Turquie contribue à notre sécurité nationale. Depuis septembre 2014, 220 Français partis rejoindre Daech (des combattants et leurs familles) ont été arrêtés en Turquie et renvoyés en France pour y être judiciarisés. Par ailleurs, la Turquie continue à empêcher l'arrivée de migrants sur les îles grecques. L'accord de mars 2016 entre l'Union européenne et la Turquie fonctionne globalement bien, même s'il a été critiqué. La Turquie est aussi un partenaire incontournable à l'évidence dans toute solution au conflit syrien en raison de sa présence militaire sur le terrain et de sa participation au processus d'Astana. Enfin, elle représente un marché important pour nos entreprises. C'est le quatrième client de la France, hors Union européenne et Suisse. Nous avons un volume d'échanges (14 MdsE) plus élevé avec la Turquie qu'avec l'Inde. 450 entreprises françaises sont présentes en Turquie, représentant 100 000 emplois.
Je n'oublie pas non plus les liens humains très forts entre nos deux pays avec, par exemple, les 600 à 700 000 citoyens turcs vivant en France (dont la moitié ont la double nationalité) ou les lycées francophones formant en Turquie environ 10 000 élèves chaque année et qui restent pour nous un outil d'influence très important dans ce pays.
La stratégie de la France est de rester engagée aux côtés de la Turquie, dans un dialogue régulier et exigeant. Il ne faut pas oublier en effet que notre stabilité passe aussi par celle de ce pays et que nous avons tout intérêt à maintenir son ancrage à l'Europe.
2) Quatre grands enjeux structurent aujourd'hui les relations entre la France et la Turquie.
Il s'agit, tout d'abord, de la question de l'Etat de droit. La France est solidaire du combat mené par la Turquie contre toutes les formes de terrorisme. Nous avons par exemple renforcé ces derniers temps notre lutte contre l'organisation terroriste du PKK et ses réseaux de financement. Toutefois, nous considérons que cette lutte contre le terrorisme doit toujours s'inscrire dans le respect de l'Etat de droit. Nous sommes donc préoccupés face aux atteintes répétées à la liberté d'expression en Turquie, à des arrestations perçues parfois comme arbitraires ou aux difficultés de fonctionnement de la justice. La question est aujourd'hui de savoir si les élections du 24 juin conduiront à la poursuite de la situation actuelle ou si elles permettront un retour progressif à une situation plus normale et apaisée.
La deuxième thématique est la question syrienne. Depuis 2011, la France et la Turquie partagent de très fortes convergences de vues sur la crise syrienne. Elles sont toutes deux attachées à la défense de l'unité et de l'intégrité territoriale de ce pays et souhaitent une solution politique durable pour la Syrie définie dans le cadre onusien et non pas dans le format d'Astana. Elles ont toutefois une divergence fondamentale sur le rôle attribué aux Forces démocratiques syriennes (FDS), composées de combattants kurdes et arabes. Nous considérons que les FDS sont le meilleur partenaire pour éradiquer Daech en Syrie alors que les Turcs estiment que les FDS sont le faux-nez du PKK. La relation bilatérale a ainsi été mise sous tension avec l'intervention militaire à Afrin et la réception à l'Élysée, le 29 mars dernier, d'une délégation des FDS. Nous avons indiqué aux Turcs combien nous étions très attachés à leur sécurité, sur leur territoire tout comme à leurs frontières, mais que nous avions, nous aussi, à protéger nos propres intérêts de sécurité. Nous savons en effet que plusieurs attentats à Paris ont été planifiés depuis Raqqa et la prise rapide de cette ville avec l'aide des FDS était pour nous une priorité. La partie turque nous répond qu'il ne faut pas combattre Daech avec une autre organisation terroriste et que la France et les Etats-Unis ont fait le choix du mauvais partenaire en ayant recours aux FDS plutôt qu'à l'Armée syrienne libre (ASL) encadrée par les forces turques. Cette divergence n'empêche pas pour autant la poursuite de notre dialogue sur l'ensemble du dossier syrien.
Les enjeux des prochaines semaines portent sur le sort de la ville de Manbij (Ankara demande à Washington que les YPG puissent se retirer à l'Est de l'Euphrate) et l'avenir de la région d'Idlib (la Turquie, présente sur place, redoute une éventuelle offensive du régime qui entraînerait une crise humanitaire et une nouvelle vague de réfugiés sur son sol). Au plan politique, la Turquie se veut un « pont » entre le format d'Astana et les pays de la coalition, rejoignant notre souhait d'avoir une meilleure coordination entre le small group et le processus d'Astana. Ce sont, là encore, des sujets où nos deux pays vont continuer leur concertation.
3ème enjeu : la question européenne. Pour la Turquie, l'adhésion à l'Union européenne reste un objectif stratégique. Toutefois, lors de la visite du Président Erdogan à Paris, le Président de la République a rappelé l'impossibilité d'aller de l'avant dans les conditions actuelles, proposant de réfléchir à la définition d'un cadre de partenariat qui soit plus réaliste. Les réactions ont été assez vives en Turquie, même si j'ai rappelé que la France ne demandait ni l'arrêt du processus d'adhésion ni la suspension formelle des négociations. Nous souhaitons mettre en place une approche pragmatique, en travaillant ensemble dès aujourd'hui sur toute une série de sujets sur lesquels nous avons un intérêt évident à coopérer : la politique étrangère, le contre-terrorisme, les migrations, l'énergie, les échanges d'étudiants, etc. Nous ne pourrons pas faire davantage dans la relation UE/Turquie tant qu'il n'y aura pas des progrès significatifs en matière d'Etat de droit et tant que les différends bilatéraux avec certains Etats membres (notamment Allemagne et Pays-Bas) n'auront pas été résolus.
Un des enjeux majeurs de l'après-24 juin sera donc de tenter de définir une relation euro-turque plus pragmatique et apaisée, en évitant bien sûr toute idée de rupture. Cette relation est en réalité comme celle d'un vieux couple qui vit depuis longtemps ensemble, qui se dispute souvent mais qui sait qu'il ne peut pas divorcer car le prix en serait trop élevé pour les deux parties.
Il est vrai dans ce contexte que la Turquie, déçue par sa relation avec l'UE et les Etats-Unis, s'est tournée depuis deux ans vers l'Eurasie et notamment vers la Russie. Le rapprochement entre Ankara et Moscou s'illustre à travers le dossier syrien (Astana), l'acquisition en cours de missiles S 400 ou la construction de la première centrale nucléaire en Turquie, avec une technologie russe. Toutefois il ne faut pas y voir à mon avis la recherche d'une alliance de substitution à l'OTAN. De même, la Turquie sait combien elle a besoin de l'Europe (tout comme nous avons besoin d'elle) car l'Europe est son premier investisseur étranger, son premier partenaire commercial, son premier fournisseur de technologies et son premier pourvoyeur de touristes.
La question arménienne reste un sujet épidermique qui a souvent pris en otage dans le passé l'ensemble de la relation bilatérale. Deux points sont particulièrement sensibles pour Ankara. Tout d'abord une éventuelle pénalisation de la négation des crimes de génocide. La Turquie rappelle que le Conseil constitutionnel a annulé à deux reprises une loi sur ce sujet et elle verrait donc de façon hostile toute nouvelle initiative parlementaire. Par ailleurs, la possible instauration d'une journée de commémoration du génocide arménien - engagement du Président de la République pendant sa campagne et dont il a confirmé qu'il serait tenu- pourrait constituer une source de tension importante entre les deux pays.
En conclusion, la Turquie est clairement à la croisée des chemins et à un tournant de son histoire politique avec les élections du 24 juin. Ce pays reste un partenaire incontournable pour la France, même s'il peut paraître parfois difficile et si son image à l'étranger est dégradée. Nos deux pays ont besoin mutuellement de se parler et de travailler ensemble. Aussi, il me semblerait très utile qu'une mission du Sénat (Commission des Affaires étrangères, groupe d'amitié) se rende cet automne dans ce pays pour mieux en comprendre les évolutions et pour y faire passer nos messages.
Quelle est la place des élus kurdes sur le plan national ? Quels sont les risques si le HDP obtient moins de 10% des voix ? En outre, nous venons de voter la loi de programmation militaire. Quelle est l'évolution du budget militaire de la Turquie ?
Je me réjouis de la position du Président de la République concernant la Turquie. Pouvez-vous nous en dire plus sur les missiles S 400, dont la commande a fait l'objet d'annonces multiples de la part de la Turquie et de la Russie. Mais depuis, on a l'impression que les choses ne bougent pas.
La Turquie est-elle le maillon faible de l'OTAN ? Ne faut-il pas veiller à l'y maintenir, non seulement en raison de sa situation géopolitique, mais également de ses liens avec le monde musulman ?
Votre présentation confirme la volonté d'Erdogan de remettre en cause la République voulue par Atatürk. Il semble probable qu'il réussisse son coup de poker : les médias sont muselés, tout comme l'opposition, les réseaux sociaux sont sous contrôle. Si tel est le cas, un retour à des règles plus démocratiques est-il envisageable ? La situation économique peut-elle peser sur ce point ? En outre, pouvez-vous nous dire quelques mots de la situation à Chypre dans la partie turque ?
La résolution du conflit syrien ne peut se faire sans la Turquie, d'une part en tant que grand pays frontalier, et d'autre part à cause du PKK. L'intervention à Afrin marque l'entrée des Turcs en Syrie. Jusqu'où cela peut-il aller ? Cela peut-il constituer un obstacle à la paix ?
Le développement économique de la Turquie s'est en grande partie fait depuis les villes côtières. Or, on constate ces dernières années un essor important de l'Est du pays, notamment grâce aux fleuves et pôles pétroliers, comme à Diyarbakir. La France est-elle présente dans cette partie de la Turquie ? Développons-nous suffisamment nos intérêts ? Si tel n'est pas le cas, envisageons-nous de le faire ?
Si tous les partenaires semblent s'accorder sur la nécessité de préserver l'intégrité du territoire syrien, la politique turque soulève de nombreuses questions. Il y a d'abord eu la « no-fly zone », puis cette intervention à Afrin. Dans le nord de la Syrie se trouvent le PKK et 15 à 20 000 rebelles. La Turquie veut-elle faire de cette zone un glacis ?
Le nombre de réfugiés arrivant en Europe semble repartir à la hausse selon le Haut comité aux réfugiés. Les Grecs soupçonnent la Turquie de fermer les yeux sur ces flux pour exercer une pression sur l'Union européenne. L'accord n'est-il pas un échec humanitaire ?
Il faut être lucide et exigeant. Lucide tout d'abord, car nous avons un certain nombre d'intérêts communs : les migrations, Daech, l'économie. Quelle est la position de la Turquie sur l'Ukraine ? Exigeant aussi, et je pense à l'article du Point. Il y a quelque temps, Erdogan était intervenu en demandant aux ressortissants turcs résidant en Europe de défendre sa politique. L'Allemagne avait réagi avec virulence.
Le Conseil de l'Europe a décidé d'envoyer une mission d'observation des élections, dont je fais partie. A votre avis, de quels moyens disposerons- nous sur place ? Pourrons-nous procéder à cette mission dans de bonnes conditions ?
A Afrin, notre diplomatie n'a pas pu éviter le massacre de nombreux Kurdes. Quelle est la situation actuelle dans ce territoire ? Nous manquons d'informations.
La France va-t-elle empêcher qu'Erdogan ne vienne faire campagne chez nous ? Suite à la parution du Point, des affiches ont été arrachées, des pressions ont été exercées sur les kiosquiers. C'est scandaleux vis-à-vis du principe de liberté d'expression.
On ne peut pas encore parler de dictature, car l'élection peut recréer un équilibre. Au-delà de potentiels troubles post-électoraux, y a-t-il un risque de dégradation de la situation en Turquie ?
La place de la Turquie dans l'OTAN est singulière. D'une part, il s'agit d'un allié militaire proche. Mais en même temps, elle entretient une relation avec la Russie.
La position française sur l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne est le constat d'un blocage. Nous proposons ainsi d'avancer sur des thèmes spécifiques. Qu'en pensent les Turcs ? Qu'en pensent nos partenaires européens ?
Je vous renouvelle mes remerciements pour votre accueil l'année dernière. Nous avions constaté une vague d'islamisation dans le domaine de l'éducation. Un an après, où en est-on ? Elle avait à l'époque un effet dévastateur.
Par ailleurs, le lycée français de Galatasaray fêtera ses 150 ans cette année. Le Général de Gaulle, notamment, s'y était exprimé en 1968. Cet anniversaire peut être l'occasion de recréer un échange.
Ce pays est paradoxal. D'un côté, le régime se ferme depuis quelques années : on peut penser à la tentative de coup d'État en 2016, à la réforme constitutionnelle de 2017. Mais dans son discours politique, Erdogan fait constamment appel au peuple et à la démocratie. Quelle est la profondeur du soutien populaire ? Est-il lié à sa personnalité, à la volonté de conserver un certain continuum ?
Si le HDP obtient moins de 10% des voix, cela aura des conséquences immédiates sur la composition du Parlement. En effet, avec le report des sièges, l'AKP devrait alors avoir la majorité absolue, avec son allié MHP. Si ce seuil n'est pas franchi, cela pourrait créer des tensions dans le sud-est du pays, où le HDP avait obtenu plus de 10% des voix aux élections de juin et novembre 2015. Toutefois, la question du vote kurde est complexe. Les Kurdes représentent 15 à 20% de la population en Turquie. Beaucoup de Kurdes votent pour l'AKP, il y a des ministres kurdes au gouvernement. D'ailleurs, si l'AKP a gagné les dernières élections, c'est grâce à un report de voix des Kurdes conservateurs qui ont voté pour ce parti.
Il ne faut pas oublier qu'après la tentative de coup d'État, l'armée a été très déstabilisée : 45% des officiers généraux auraient été limogés. Toutefois, l'armée turque reste engagée dans de nombreuses opérations : en Syrie, en Irak, contre le PKK. Les Turcs représentent la deuxième armée de l'OTAN en termes d'effectifs et sont présents par exemple au Kosovo et en Afghanistan.
Les premiers missiles S 400 devraient être livrés à l'été 2019. Ankara justifie cet achat par le manque de considération et de solidarité de la part de ses alliés de l'Otan suite à ses demandes de se renforcer en matière de défense anti-missiles. La Turquie rappelle qu'elle n'est pas le premier pays de l'Otan à acquérir des missiles russes puisque la Grèce s'est procuré autrefois des S 300 sans provoquer de réactions particulières de ses alliés. Pour Jens Stoltenberg, Secrétaire général de l'OTAN, il s'agit d'une décision souveraine de la Turquie. Cependant, le Congrès américain a réagi négativement après ce contrat avec la Russie et pourrait demander l'application de sanctions. La livraison des F35 pourrait être ainsi remise en cause. Une autre raison du mécontentement du Congrès est la détention d'un pasteur américain dans les prisons turques depuis deux ans. Donald Trump s'est aussi fortement mobilisé à ce sujet.
La Turquie est un partenaire important et exigeant au sein de l'Otan. Elle est engagée au Kosovo et en Afghanistan, elle représente le flanc sud de l'alliance, elle accueille une base importante à Incirlik. Toutefois, l'OTAN n'est pas qu'une alliance militaire ; elle est aussi pour beaucoup une communauté de valeurs.
Il est difficile de savoir si la situation pourrait se rééquilibrer en cas de victoire d'Erdogan. Mettra-t-il fin à l'état d'urgence ? Il ne l'a pas annoncé à ce stade. Il a indiqué qu'il voulait de bonnes relations avec l'Europe et les Etats-Unis. Il est probable qu'il voudra envoyer certains signes positifs à l'égard de ses partenaires occidentaux en cas de réélection.
Sur Chypre, la négociation est dans l'impasse après l'échec des négociations de Crans-Montana. Les deux parties de l'île se renvoient la responsabilité de cet échec. L'idée d'un État bizonal avec deux communautés, dans le respect des paramètres de l'ONU, semble s'éloigner. La Turquie attribue l'échec aux Chypriotes grecs qui ne traiteraient pas les Chypriotes turcs sur un pied d'égalité. On évoque maintenant à Ankara une possible solution avec deux Etats.
La prochaine étape en Syrie est de savoir ce qui va se passer à Manbij au Nord de la Syrie, à l'ouest de l'Euphrate. Les Turcs demandent que les milices des YPG, considérées par Ankara comme une organisation terroriste, se retirent à l'est de l'Euphrate. Le ministre des affaires étrangères turc se rend à Washington le 4 juin pour finaliser un accord en ce sens.
La Turquie considère que sa sécurité est en jeu en raison de la présence du « PKK/PYD » et de Daech au Nord de la Syrie. C'est la raison pour laquelle elle est intervenue pour créer de facto une sorte de zone tampon le long d'une partie de sa frontière. Sa principale inquiétude aujourd'hui est qu'Idlib (une des quatre zones de désescalade prévues dans le cadre du processus d'Astana) ne devienne la nouvelle cible du régime et de ses alliés.
On constate en effet depuis quelques mois une augmentation du nombre de traversées de réfugiés qui rejoignent la Grèce. Mais l'accord de 2016 n'est pas pour autant remis en cause. Cet accord n'est pas selon moi un échec humanitaire. Auparavant, des milliers de personnes traversaient la Méditerranée au péril de leur vie. La Commission a rappelé que les flux avaient été réduits de 97%. L'accord est loin d'être parfait mais notre intérêt est qu'il puisse continuer de bien fonctionner.
La position turque est très proche de la nôtre concernant l'Ukraine ; elle ne reconnaît pas l'annexion de la Crimée.
Les tensions à la suite de la Une du Point ne sont pas surprenantes. Hier, le ministre des affaires étrangères turc a réagi au tweet du Président Macron. Cette affaire illustre le fossé sur la façon dont nos deux pays conçoivent la liberté d'expression.
Des missions d'observation des élections du Conseil de l'Europe et de l'OSCE se rendront en Turquie. Beaucoup d'analystes estiment qu'il ne devrait pas y avoir de problèmes majeurs dans les grandes villes mais que des difficultés pourraient peut-être davantage survenir dans le Sud-Est du pays, avec par exemple la fermeture de certains bureaux de vote pour des raisons de sécurité.
A Afrin, un conseil local a été mis en place avec des Kurdes mais aussi des réfugiés qui étaient en Turquie et sont revenus en Syrie. Tous les Kurdes syriens n'adhèrent pas au programme du PYD. Les Turcs affirment qu'il y a 300.000 Kurdes syriens réfugiés en Turquie qui ont fui le PYD, accusé de nettoyage ethnique. Cette région doit être reconstruite, même si elle a connu moins de destructions que Raqqa. Il est intéressant de noter que les Turcs, qui avaient annoncé vouloir prendre toute la région d'Afrin, n'ont pas pris finalement la ville de Tall Rifaat, à l'est d'Afrin, largement composée d'arabes et de réfugiés. Je le répète, la priorité turque aujourd'hui est de régler la question de Manbij.
Le président Erdogan n'a pas prévu de venir faire campagne en France. Son seul grand meeting européen a eu lieu le 20 mai à Sarajevo. De nombreux Etats membres ont fait savoir qu'ils ne voulaient pas accueillir de réunions électorales afin de ne pas importer sur leur sol les tensions politiques internes à la Turquie.
Sur la relation avec l'UE, beaucoup en Turquie savent que l'adhésion semble très difficile mais ils sont attachés à ce que cette perspective demeure ouverte afin de ne pas décourager le processus des réformes ni donner l'impression que la Turquie est rejetée vers le Moyen-Orient. Dans ce contexte, notre proposition d'un partenariat pragmatique pourrait être considérée par Ankara à condition que cela ne remette pas en cause son statut de pays candidat et que ce nouveau cadre ne se substitue pas au processus d'adhésion. Ces deux points sont essentiels pour Ankara. Les sondages montrent qu'une majorité de Turcs espèrent toujours pouvoir adhérer à l'Union européenne mais ils sont moins nombreux à penser que cela se fera effectivement un jour.
On constate une certaine islamisation de la société turque, à travers l'extension du port du voile, la montée en puissance des collèges religieux ou la modification de certains programmes scolaires. Ainsi, le darwinisme n'est plus enseigné au collège.
Le Lycée français de Galatasaray a été créé en 1868 à l'époque de Napoléon III. Nous commérerons cette année non seulement les 150 ans de ce lycée mais aussi les 25 ans de l'université (créée à l'époque de François Mitterrand) et les 50 ans de la visite du Général de Gaulle au lycée, en 1968. Galatasaray reste le fleuron de la coopération franco-turque et nous y consacrons beaucoup de moyens.
Le soutien d'Erdogan dans la population reste important. Une de ses forces est qu'il correspond à la majorité sociologique du pays, avec un électorat majoritairement classé à droite et attiré par ce modèle d'autorité, de conservatisme, d'attachement aux valeurs religieuses et sachant jouer sur la fibre nationaliste. Le soutien est peut-être moins fort qu'auparavant, mais le Président semble disposer d'un socle indéfectible de 30 à 40% des voix. L'enjeu pour lui sera donc d'engranger les 10 à 20 points supplémentaires pour être réélu à la tête de l'Etat.
M. Erdogan dit souvent que l'Union européenne ne tient pas ses engagements dans le cadre de l'accord conclu avec l'UE sur les migrants. Pourtant, sur la question des visas, la Turquie sait qu'elle doit respecter 72 critères pour permettre leur libéralisation, ce qu'elle n'a pas encore atteint. Le chantier de la modernisation de l'Union douanière n'a pas été lancé en raison de ses défaillances en matière d'Etat de droit. En ce qui concerne les trois milliards d'euros versés pour soulager la Turquie de son accueil des réfugiés syriens, cet argent a été intégralement contracté, même s'il y a une différence bien connue entre l'engagement des crédits et leur déboursement effectif. Bruxelles considère que jamais autant d'argent n'a été dépensé aussi rapidement pour un seul pays. Une deuxième tranche financière de 3 MdsE va bientôt être confirmée par l'UE. Il y a donc parfois des propos tenus qui laissent penser que l'accord pourrait ne plus être mis en oeuvre mais je pense que c'est l'intérêt bien compris de l'UE et de la Turquie que ce cadre reste bien respecté.
Monsieur le président, mes chers collègues, en octobre 2017, notre commission a confié à Gisèle Jourda et moi-même la responsabilité de mener une réflexion sur les nouvelles routes de la soie, au sein d'un groupe de travail composé également de MM. Edouard Courtial et Jean Noël Guérini. La richesse et la complexité du sujet que nous soupçonnions nous sont apparues croissantes au cours d'un déplacement qui a nous conduits à Pékin, Changchun, Hong-Kong, puis Islamabad et Karachi en décembre 2017, et au long de plusieurs dizaines d'auditions menées de décembre 2017 à mai 2018.
En 2000, une boucle logistique entre la France et la Chine prenait trois mois. En 2012, il fallait encore, au minimum, un mois pour acheminer des marchandises depuis Shanghai jusqu'à Rotterdam par la mer, via le canal de Suez, moins de trois semaines en train, et environ quinze jours en camion. Le 21 avril 2016, un premier convoi ferré a rallié Wuhan à Lyon en quinze jours, après un périple de 11 000 kilomètres. Le 23 février 2017, le Premier ministre français, de passage en Chine, a assisté à l'arrivée en sens inverse d'un train chargé de bouteilles de Bordeaux et de pièces détachées en provenance des usines PSA. Pour autant, 80 % des trains arrivés chargés en France en repartent vides. Cette asymétrie illustre bien une des problématiques lourdes du sujet.
En 2013, le Président Xi Jinping a lancé son projet des nouvelles routes de la soie développant des infrastructures pour relier la Chine à l'Europe et à l'Afrique orientale. Deux axes composent ces nouvelles routes de la soie : un axe terrestre traversant l'Europe centrale, l'Asie centrale, la Russie, le Caucase, mais aussi la Turquie, l'Iran, l'Afghanistan et le Pakistan et un axe maritime reliant la Chine à l'Afrique orientale et à la Corne de l'Afrique. Entre ces deux axes, toutes les combinaisons sont possibles. Les cartes vont être projetées pendant notre présentation pour que vous puissiez visualiser l'ampleur de la politique chinoise. Notre première préoccupation a été de tenter de répondre à cette question, que sont les nouvelles routes de la soie ?
Elles concernent directement 70 % de la population mondiale, 75 % des ressources énergétiques mondiales et 55 % du PIB mondial. Les montants consacrés par la Chine à cette politique seraient compris entre 5 000 et 8 000 milliards de dollars dans les cinq prochaines années. Les besoins de financement pour tous les projets rattachés aux nouvelles routes de la soie pourraient dépasser le trillion (c'est-à-dire le milliard de milliard) annuel.
Ces nouvelles routes de la soie sont déployées par la Chine qui est devenue la deuxième puissance militaire et le premier contributeur en personnel de maintien de la paix dans le monde. Elle est aussi la deuxième puissance économique mondiale, avec un PIB estimé à 12 362 milliards de dollars en 2017. Elle est le premier exportateur mondial et le premier détenteur de réserves de change. Aux Cassandre qui prédisaient le ralentissement de sa croissance, elle oppose des taux de progression du PIB juste inférieurs à 7 %. Le bémol de ce tableau, ce sont les surcapacités de l'économie chinoise. À titre d'exemple, de 2015 à 2016, les cimentiers chinois auraient produit davantage de ciment que les cimentiers américains pendant tout le XXe siècle. Ces surcapacités fragilisent l'économie chinoise et suscitent des réactions, telles que la menace de taxation de l'acier par les États-Unis et les mesures antidumping prises par l'Union européenne. La recherche de solutions à ces surcapacités n'est pas étrangère à la politique des nouvelles routes de la soie.
Celles-ci, selon la doxa officielle, sont composées de 5 piliers :
- l'approfondissement de la coordination des politiques publiques de développement est présenté comme la priorité première des nouvelles routes de la soie qui se veulent une plateforme de coopération ou de connectivité visant à améliorer l'intégration économique afin de favoriser la croissance de l'économie mondiale,
- le second pilier concerne le développement des d'infrastructures et leur interconnexion. Nous parlons là de routes, de chemin de fer, de ports, d'aéroports, de réseaux de fibre optique, de câbles sous-marins, de réseaux électriques, de réseaux de transports d'énergie, etc.
- troisième pilier : le développement du commerce international. De 2013 à 2016, le volume du commerce de marchandises échangées entre la Chine et les pays le long des nouvelles routes de la soie s'est élevé à 3 100 milliards de dollars, représentant 26 % du chiffre d'affaires total du commerce extérieur enregistré par la Chine,
- le quatrième pilier de l'initiative chinoise est la libre circulation des capitaux, ou plus précisément les modalités de financement des nouvelles routes de la soie. La Chine a déjà engagé entre 800 et 900 milliards de dollars dans les premiers projets de la route de la soie depuis 2013. Alors qu'on parle usuellement d'investissements chinois, il s'agit bien de prêts dans la majorité des cas, proposés à un taux d'intérêt supérieur de plusieurs points au taux libor. La question de leur soutenabilité, du risque d'exportation de la dette et de la fragilisation des pays endettés auprès des banques chinoises a été soulevée en avril 2018 par le FMI.
- enfin, le développement de la « compréhension mutuelle entre les peuples » est le cinquième pilier des nouvelles routes de la soie.
Telle est la présentation officielle, mais quelle perception en avons-nous ? Le groupe de travail au cours de son déplacement en Chine et de ses auditions a entendu presque tout et son contraire, parfois à quelques minutes d'écart : les nouvelles routes de la soie ne seraient qu'un simple « label économique », sorte de marque apposée sur des projets économiques, et deviendraient quelques instants plus tard la proposition chinoise d'un nouvel ordre mondial.
Le développement des infrastructures est plus sûrement un instrument au service des objectifs réels de la Chine que le but en soi de la stratégie chinoise. La politique des nouvelles routes de la soie nous semble avoir trois objectifs :
- assurer la stabilité de la République populaire de Chine. Cela passe par le développement interne, l'aménagement et le rééquilibrage du territoire chinois, la maîtrise des tentations séparatistes du Xinjiang et la création de nouveaux débouchés économiques pour cette économie chinoise en surcapacités. La croissance est la clé de la stabilité de la société et de la légitimité de son parti dirigeant.
- deuxième objectif : sécuriser les frontières, l'environnement régional et les approvisionnements, en particulier en offrant une alternative au détroit de Malacca entre la péninsule malaise et l'île indonésienne de Sumatra, par lequel passe l'essentiel de l'approvisionnement chinois en pétrole.
- enfin, le dernier objectif est de proposer une alternative à l'ordre mondial, hérité de Bretton Woods. La création de la banque asiatique d'investissement dans les infrastructures est apparue comme un instrument financier visant à permettre l'émancipation du système international américano-centré. Une nouvelle étape a été franchie début 2018 avec la décision de créer très rapidement un marché domestique pour la négociation des contrats à terme sur le pétrole brut libellé en yuan chinois et convertible en or, aux bourses de Shanghai et d'Hong-Kong. La Russie, l'Iran, le Qatar et le Venezuela acceptent désormais de vendre leur pétrole avec des contrats en yuans convertibles en or.
À cela s'ajoute une politique de diplomatie publique bien huilée. La Chine déploie tous ses efforts pour permettre la reconnaissance internationale des nouvelles routes de la soie, ce qui est chose faite à l'ONU. Les nouvelles routes de la soie sont citées dans des résolutions du Conseil de sécurité, le PNUD a même signé un mémorandum de participation aux nouvelles routes de la soie. La Chine mobilise ses think tanks, ses instituts Confucius, organise forums et rencontres internationales dont le premier forum international des nouvelles routes de la soie qui s'est tenu en mai 2017 à Pékin, etc. Cette stratégie fonctionne d'autant mieux qu'elle rencontre les attentes de nombreux pays qui acceptent de signer les mémorandums de participation aux nouvelles routes de la soie tant leurs besoins en développement et en particulier en financement d'infrastructures sont énormes. Nous avons déjà parlé la semaine dernière de Djibouti.
Dans le cadre des nouvelles routes de la soie, en 10 ans, la Chine a injecté près de 14 milliards de dollars, dont une partie sous forme de prêts, dans ce pays dont le PIB est de 1,2 milliard par an. En 2012, les investissements directs étrangers chinois ont été à peu près équivalents au total du PIB de Djibouti. Cette médaille a son revers. L'endettement externe de Djibouti est ainsi passé de 50 % du PIB en 2014 à 80 % en 2017. À partir de 2019, Djibouti devra rembourser 50 millions de dollars par an. Il pourrait alors être nécessaire, face aux défis de la soutenabilité de la dette, de revendre une partie des capitaux djiboutiens des infrastructures construites. Notre rapport propose une recommandation sur l'action que la France doit mener à Djibouti. Si nous ne pouvons pas égaler la force de frappe économique et la vitesse de la Chine, nous pouvons promouvoir la francophonie, l'éducation et la formation notamment dans les métiers de la logistique, des transports ou des finances.
Enfin, je voudrais vous dire quelques mots du Pakistan. Le corridor économique Chine-Pakistan (CPEC) est un projet de long terme basé sur la construction d'infrastructures, le développement industriel et l'amélioration des conditions de vie des populations situées le long du corridor. Lancé en 2013 pour un achèvement prévu en 2055 : notez bien la durée de ce plan. Le temps n'est pas une contrainte mais un atout. Il a été intégré aux nouvelles routes de la soie. S'il est difficile de faire la part entre les investissements, les dons et les prêts consentis par la Chine dans le cadre du CPEC, un montant de 54 milliards de dollars est avancé.
Ce projet est souvent présenté comme une première réalisation des nouvelles routes de la soie, et comme un modèle qui pourrait être reproduit sur d'autres portions de la BRI. Il est donc intéressant de constater qu'il présente des opportunités pour les entreprises françaises dont l'excellence est reconnue dans les domaines agricole et agro-alimentaire par exemple. Le CPEC soulève toutefois de réelles questions : sur le niveau de risque que représentent les investissements dans une zone supposée être désormais moins exposée aux attentats terroristes et sur le niveau d'adhésion des différentes forces politiques en présence au Pakistan et des populations. Un projet d'infrastructure a été « délabellisé », le Pakistan préférant que la Chine ne participe plus à son financement, de même le développement des zones économiques spéciales le long du CPEC ne semble pas faire l'objet d'un parfait consensus.
Le contexte appelle donc une certaine prudence, mais, et c'est une des recommandations de notre rapport, la France doit mettre en avant ses atouts reconnus pour réaliser des investissements rentables et sûrs au Pakistan, sans sous-évaluer le risque sécuritaire. Le Pakistan a été l'un des premiers pays à connaître des réalisations tangibles et considérables des nouvelles routes de la soie, ce qui explique qu'il ait été une étape de notre déplacement. Un travail d'analyse et d'évaluation serait à mener, comme nous l'avons fait, systématiquement sur les pays des routes de la soie.
Je donne la parole à ma collègue qui va maintenant vous présenter les perspectives de développement des nouvelles routes de la soie.
Monsieur le président, mes chers collègues, je vais pour ma part vous présenter les perspectives des nouvelles routes de la soie. Ce projet est particulièrement changeant, et dans ses dénominations, et dans ses contours. Les traductions de l'intitulé de cette politique chinoise « Yi dai yi lu » varient au fil du temps. C'est ainsi devenu « one Belt, one Road » -OBOR- « une ceinture, une route » où la ceinture est terrestre et la route maritime- puis, en 2017 « Belt and Road initiative » - BRI- traduite par l'Initiative des Nouvelles Routes de la Soie. Enfin, la logique d'installation de comptoirs commerciaux et de rachats ou de constructions de ports tout au long de ces nouvelles routes conduit également à les appeler le « collier de perles ». Ces changements de noms sont-ils la preuve que cette politique évolue pour prendre en compte les aspirations des pays qui la rejoignent ou pour coller à l'expansion des intérêts chinois ?
Loin de la route de la soie historique, les nouvelles routes de la soie déploient leurs itinéraires. Nous avons déjà parlé de l'Afrique dont Djibouti constitue l'une des portes d'entrée de l'Afrique de l'Est, avec deux chemins de fer vers l'Éthiopie. Nous avons également eu connaissance de nombreux projets de développement des nouvelles routes de la soie en Afrique de l'Ouest et du Nord, avec des infrastructures au Maroc et en Algérie (zones économiques et ports).
L'Amérique latine est également l'objet d'un nouveau développement de l'initiative chinoise. En janvier 2018 s'est tenue, à Santiago du Chili, la deuxième édition du forum Chine-CELAC (Communauté des États Latino-Américains et de la Caraïbe). Le ministre chinois des affaires étrangères est venu encourager la participation aux nouvelles routes de la soie. Plusieurs États, dont le Chili et la Bolivie, auraient annoncé leur intention d'adhérer à l'initiative des nouvelles routes de la soie. En 2017, les banques et institutions chinoises ont injecté 23 milliards de dollars en Amérique latine. Le Brésil, sur les 10 dernières années, aurait bénéficié de 46,1 milliards de dollars d'investissements chinois et 10 milliards supplémentaires d'acquisitions.
L'Arctique, si riche de ressources énergétiques, intéresse également la Chine, qui a obtenu en 2013, sans être un État du cercle polaire, le statut d'État observateur au Conseil de l'Arctique. Le 26 janvier 2018, la Chine a présenté son document de politique étrangère sur l'Arctique. Fidèle à sa stratégie d'influence douce ou soft power, la Chine est devenue pourvoyeur de capitaux dans la mise en valeur des ressources de la région ainsi que pour l'exploitation, très coûteuse pour les riverains, des futures routes maritimes. Le gouvernement pousse ainsi ses entreprises nationales à établir des consortiums avec les entreprises des États circumpolaires, en particulier dans le secteur minier au Canada et au Groenland. L'intensification de la présence militaire chinoise en Arctique accompagne également sa stratégie d'intégration. Dans ce domaine, notre rapport prévoit une recommandation : la France doit veiller à maintenir une présence de haut niveau dans les différents forums Arctiques multinationaux pour porter sa position. Elle doit également favoriser les coopérations avec le Danemark, seul pays de l'Union européenne qui soit État riverain de la méditerranée Arctique (que vous voyez sur les cartes projetées) et membre du Conseil de l'Arctique.
L'extension des nouvelles routes de la soie concerne également directement nos territoires outre-mer, dans l'océan Pacifique. L'influence économique chinoise y est importante, comme l'avait déjà noté le rapport de notre commission sur la place de la France dans le Nouveau Monde en 2016. C'est un sujet qui doit faire l'objet d'un suivi attentif.
Ces nouvelles routes de la soie qui s'étendent à travers tout le globe diversifient également leurs thèmes d'investissement. Au-delà de la construction de routes, il est question de développer les voies aériennes de la soie mais aussi les voies spatiales. L'extension de l'initiative chinoise au domaine spatial est justifiée par les pouvoirs chinois par la nécessité d'apporter un appui spatial au développement économique réalisé dans le cadre des nouvelles routes de la soie : le déploiement accéléré d'une couverture satellitaire globale chinoise, semblable au GPS américain, à l'horizon 2020, étendrait les services, chinois, de navigation, de communication et d'e-commerce le long des nouvelles routes de la soie. La Chine incite ainsi les pays adhérant aux nouvelles routes de la soie à recourir à ses services pour lancer leurs satellites, soutenant financièrement ces projets et proposant des services « tout-en-un » comprenant la fourniture du satellite et le lancement par la fusée chinoise Longue Marche-5. En 2017, un satellite algérien a été mis en orbite par une fusée chinoise. De nouveaux contrats ont été récemment conclus avec le Cambodge et l'Indonésie. Un satellite commun serait en cours d'élaboration avec le Brésil : son lancement, prévu pour 2019, serait également effectué par une fusée chinoise. Dans ce domaine notre rapport comprend une recommandation : sur le rôle moteur que la France, leader de l'industrie aéronautique, doit jouer dans la définition d'une politique nationale et d'une politique communautaire spatiale ambitieuse.
Enfin, les perspectives des nouvelles routes de la soie doivent faire face à deux défis : les fragilités intrinsèques et les réactions qu'elles peuvent susciter.
Les nouvelles routes de la soie se heurteront à des obstacles géographiques, économiques, et géopolitiques, qu'il serait vain d'ignorer. Je ne m'attarde pas sur les reliefs et les déserts que les nouvelles routes de la soie doivent traverser, sur la difficulté de diversifier des économies basées sur la rente d'exploitation d'une ressource naturelle ou encore sur les enjeux géopolitiques que vous connaissez bien, qu'il s'agisse pour le CEPEC de sa partie située sur le territoire du Cachemire revendiqué par l'Inde, et pour la liaison Eurasie du positionnement central de l'Iran et de la Turquie, ou encore, plus globalement, du rôle de la Russie dans cet édifice régional.
Quant aux difficultés intrinsèques au système chinois, elles méritent d'être brièvement énumérées, le sigle OBOR aurait donné lieu au sarcasme, se voyant affublé de la peu flatteuse association « Our Bulldozers-Our Rules », soit « nos bulldozers, nos règles » au lieu de « One Belt-One Road ». Il a notamment été fait reproche aux entreprises chinoises d'importer dans les pays des nouvelles routes de la soie :
- leurs employés, au détriment des salariés locaux, leur management, leurs entreprises, notamment dans les fameuses zones économiques spéciales qui sont construites le long des routes de la soie. Les sociétés chinoises gagneraient près de 89 % des contrats liés aux nouvelles routes de la soie,
- un ordre juridique, aux caractéristiques chinoises, avec des marchés opaques, des changements de règles inattendus, des contrats peu respectés (les engagements pris sont considérés comme peu contraignants). À titre d'exemple, l'aéroport de Vatry, situé au coeur de la Champagne, devait assurer des liaisons régulières de fret aérien de marchandises avec Chengdu, dans la province du Sichuan. Après trois mois, l'exploitation de la ligne s'est interrompue faute de rentabilité selon le partenaire chinois. La région, elle, avait réalisé des investissements qui n'ont pu être récupérés.
- et enfin, la pollution chinoise est aussi exportée hors du territoire, avec la construction de centrales à charbon par exemple, ce qui est un comble pour le leader du photovoltaïque.
Ceci se traduit par une recommandation dans notre rapport afin, par le travail mené en coopération avec la France, en particulier dans les pays tiers, d'inciter la Chine à mieux prendre en compte les demandes des populations locales, à s'insérer dans l'ordre juridique local et à prendre en compte l'impact environnemental des nouvelles routes de la soie.
Elles suscitent de nombreuses interrogations dans l'environnement régional dans lequel elles se déploient. La question centrale est bien celle de la position des États-Unis. Il est vrai que les positions américaines adoptées depuis l'élection du président Trump, telles que l'annulation du partenariat transpacifique et les tentations isolationnistes et protectionnistes, laissent le champ libre à l'influence chinoise. On entend que les États-Unis construisent un mur pendant que la Chine bâtit des routes.
Les autorités indiennes quant à elles voient dans l'initiative chinoise une limite de la capacité indienne à bénéficier du commerce international et une contestation de leur souveraineté. Le Japon semble percevoir la volonté d'expansion chinoise comme une concurrence forte. Il s'est allié à l'Inde pour proposer le corridor de la croissance Asie Afrique visant à relier le Japon, l'Océanie, l'Asie du Sud-Est, l'Inde et l'Afrique. Surnommé la « route de la liberté », ce corridor, doté de 200 milliards de dollars, propose de créer une région indopacifique libre et ouverte en redynamisant l'ancienne route maritime, à faible empreinte carbone.
Enfin, dans le Pacifique, l'Australie, dont la Chine est le premier partenaire économique, a plusieurs fois interdit au nom de l'intérêt national ou de la sécurité du pays, l'achat de terres arables et de compagnies de distribution d'électricité par des consortiums chinois.
L'expansion chinoise interroge ces pays. En marge du sommet de l'Asean en novembre 2017 à Manille, le Japon, l'Inde, l'Australie et les États-Unis se sont rassemblés pour rechercher des alternatives au financement chinois d'infrastructures panasiatiques. Dans ce format, dit Quad, ces pays cherchent à développer des alternatives éventuellement complémentaires au projet chinois.
La France, puissance riveraine de la zone indopacifique, a dans le cadre de sa politique étrangère d'initiative et d'équilibre, des relations étroites avec chacun des membres du groupe Quad. Elle a noué une relation stratégique avec l'Inde dès 1998, avec l'Australie en 2017. Elle mène un dialogue stratégique de haut niveau avec le Japon. La France qui participe largement aux instances de coopération indopacifiques, tels le dialogue Shangri-La, les sommets de l'Asean, etc., pourrait également s'associer aux discussions du groupe Quad.
J'en viens maintenant, mes chers collègues, à nos principales recommandations. Je vous présenterai celles relatives au domaine économique.
Comme vous l'avez compris, les nouvelles routes de la soie sont changeantes, multiformes, évolutives. Elles obéissent à des objectifs qui ne sont pas tous uniquement économiques. Dans ce contexte, la première recommandation qu'il nous faut formuler vise à soutenir l'évaluation indépendante des effets des nouvelles routes de la soie, dans le domaine économique, dans le domaine environnemental et dans le domaine géopolitique.
Aux collectivités territoriales comme aux entreprises, nous recommandons de veiller à dresser une analyse des risques économiques rigoureuse des participations envisagées aux nouvelles routes de la soie.
Injecter des milliards de dollars dans des pays en développement, ou en difficulté, renforce, on l'a vu, le soft power de la Chine. Mais il reste à voir si la Chine est en mesure de percevoir les remboursements des prêts massifs qu'elle offre aux États relativement moins prospères et potentiellement instables et si les conditions qu'elle offre sont jugées si avantageuses par les pays bénéficiaires.
En novembre 2017, le Pakistan s'est ainsi retiré d'un programme d'investissement de 14 milliards de dollars que les représentants du gouvernement ont qualifié comme allant «?contre leurs intérêts?». Quelques jours plus tôt, le Népal a annulé le projet d'une usine hydroélectrique de 2,5 milliards de dollars, en cours de construction par une société d'État chinoise dans le cadre des nouvelles routes de la soie. La Birmanie a mis fin à un projet similaire, déclarant qu'elle n'était plus intéressée.
En décembre 2017, le gouvernement sri-lankais a dû accepter d'accorder à la Chine une concession de 99 ans sur les activités commerciales du port stratégique de Hambantota dans l'océan Indien. Cette décision tenait compte de l'incapacité à rembourser 8 milliards de dollars de dettes que le Sri Lanka devait aux entreprises publiques chinoises. Enfin, en avril 2018, le FMI a alerté sur le risque que faisait courir la Chine aux pays riverains de la route de la soie en exportant sa dette.
Dans ce contexte, il nous paraît nécessaire de développer, par la coopération entre la banque chinoise de développement et l'AFD, annoncée à l'issue de la visite d'État du Président français en Chine en janvier 2018, la mise en place de méthodologies communes. Nous recommandons de favoriser le partage d'expérience et de méthode, pour tendre au rapprochement par les politiques d'aides publiques chinoises des bonnes pratiques internationales.
S'agissant du territoire national, nous recommandons de favoriser l'intermodalité et les connexions entre le réseau ferroviaire français et le réseau ferroviaire européen, en particulier par la réalisation de la liaison à très grande vitesse entre Lyon et Turin, afin que la desserte de la France s'améliore. La SNCF aurait certainement un vrai rôle à jouer dans ces problématiques, et n'a sans doute pas encore déployé toutes ses capacités dans ce domaine.
S'agissant de nos collectivités territoriales, il nous semble nécessaire de tirer le bilan des années d'expérience de la coopération décentralisée française en Chine. Mais aussi de mener des actions permettant de mieux connaître les procédures et fonctionnement des administrations et des entreprises chinoises. Pour cela il est recommandé de disposer d'un correspondant sur place, les intermédiaires ayant souvent montré leurs limites. Dans cette perspective, la possibilité d'employer un personnel de type « volontaire international en entreprise », adapté aux besoins des collectivités territoriales, devrait être étudiée.
Quant à nos entreprises, nous devons favoriser leur déploiement sur le territoire chinois, tout en les sensibilisant aux problématiques de protection des investissements stratégiques ou sensibles et en leur garantissant des conditions de stabilité juridique et de protection de la propriété intellectuelle satisfaisantes.
Je redonne la parole à ma collègue Gisèle Jourda qui va vous présenter les principales recommandations de portée géopolitique de notre rapport.
Les nouvelles routes de la soie sont-elles la proposition d'un nouvel ordre mondial alternatif ?
La Chine s'implique fortement dans les organisations internationales telles que l'ONU ou encore le Forum économique de Davos, où elle s'était faite le champion du libre-échange et de la mondialisation. Elle accroît son implication dans différentes structures de coopération internationale ou régionale telles que l'Organisation de coopération de Shanghai, ou le partenariat économique régional global (Regional Comprehensive Economic Partnership-RCEP) qui devrait être bientôt l'un des plus grands accords commerciaux de libre-échange au monde, concernant 45 % de la population mondiale. Il formalisera le premier accord de libre-échange entre la Chine et l'Inde. De même, la Chine favorise la mise en relation des nouvelles routes de la soie et des organisations régionales qu'elle rencontre sur son chemin, telles que l'Union économique eurasiatique-UEE.
Dans le même temps, elle développe ses propres organisations et forums internationaux, tels que le premier forum international des nouvelles routes de la soie dont elle maîtrisa les invitations, l'ordre des intervenants, le moment qu'elle avait choisi pour que la proposition de déclaration commune fut remise aux participants, etc. Selon les observateurs, ce sommet, rassemblant autour de Xi Jinping Vladimir Poutine, Recep Erdogan, Alexis Tsipras ou encore la présidente du FMI et le secrétaire général de l'ONU, avait des allures de « G20 réapproprié ».
Enfin, l'Expo Internationale d'Import de Chine réunira à Shanghai du 5 au 10 novembre 2018 des entreprises chinoises et de très nombreuses entreprises étrangères, mais aussi des États et des collectivités territoriales. Au-delà d'un événement purement économique, cette foire prend l'allure d'un Davos aux caractéristiques chinoises, la participation du Président chinois étant annoncée comme un point d'orgue de ce que la Chine considère comme un grand rendez-vous.
La perspective de voir émerger une proposition chinoise d'un nouvel ordre mondial, remettant en cause les organisations internationales dans lesquelles elle ne trouve pas sa place, semble plausible. Si tel devait être le cas toutefois, il n'est pas certain qu'il s'agirait d'un nouveau multilatéralisme.
En effet, la Chine semble privilégier les relations bilatérales, qui l'avantagent, par rapport aux relations multilatérales qui nécessitent des procédures permettant d'aboutir à un consensus pour lequel la plupart des parties doivent consentir certains sacrifices au regard de leurs intérêts propres. La Chine est ainsi souvent vue comme cherchant à diviser les organisations de coopération régionale existantes, par des échanges bilatéraux concurrents entre les membres d'une même organisation, à son profit. La politique chinoise semble plus volontiers fondée sur le « bilatéralisme de masse » que sur le multilatéralisme tel que nous le connaissons aujourd'hui.
Ceci m'amène à nos recommandations dans ce domaine. La première est que la France doit jouer un rôle moteur dans les nouvelles routes de la soie. La France doit être force d'impulsion dans sa relation bilatérale avec la Chine afin de s'intégrer officiellement dans le processus, selon les modalités conformes à nos objectifs de réciprocité et dans le respect de nos engagements internationaux. À ce titre, la France a également un rôle moteur à jouer dans le développement de la relation entre la Chine et l'Union européenne. Il nous faut également considérer, sans naïveté ni agressivité, que la Chine, par ses caractéristiques économiques et militaires actuelles, est appelée à mener une politique de puissance, et que la politique des nouvelles routes de la soie y participe.
Lors de sa visite d'État en janvier 2018, le Président de la République a annoncé que la France allait participer aux nouvelles routes de la soie dans le cadre d'une feuille de route, annoncée pour la fin du premier semestre. Nous recommandons d'associer les entreprises et les régions à la conception puis à l'application de la feuille de route. Et nous pensons qu'il faut favoriser la mobilité en Chine, en particulier des étudiants français, afin d'améliorer la connaissance de la culture et du marché chinois.
Les coopérations en pays tiers seront sans doute les vecteurs des actions bilatérales de la France et de la Chine dans le cadre des nouvelles routes de la soie. Nous recommandons d'étudier les possibilités de mener ces coopérations en Europe centrale et orientale mais aussi en Afrique de l'Ouest.
Enfin, face aux dérives du sens des mots employés dans nos coopérations, il nous paraît important d'encourager la veille des institutions et associations juridiques françaises sur l'utilisation des concepts juridiques tels que « État de droit » dans le cadre des nouvelles routes de la soie.
J'en viens maintenant à la relation entre la Chine et l'Union européenne.
La Chine a créé un mécanisme appelé « Format 16+1 » en 2012 qui promeut les nouvelles routes de la soie dans les pays d'Europe centrale et orientale. Ce Format donne à la Chine des interlocuteurs privilégiés dans ces pays, et offre à ceux-ci un accès direct à Pékin. En sont membres, outre la Chine, 16 États d'Europe centrale et orientale, dont 11 sont membres de l'Union : la Bulgarie, la Croatie, l'Estonie, la Hongrie, la Lituanie, la Pologne, la République tchèque, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie, et cinq États candidats à l'entrée dans l'UE : l'Albanie, la Bosnie-Herzégovine, l'ARYM, le Monténégro et la Serbie. Le sommet de Riga tenu en 2016 Ce sommet de Riga s'est caractérisé par l'institutionnalisation du Format et la diversification de ses objectifs.
Cette stratégie chinoise pourrait affaiblir l'Union européenne. Acte doit être donné aux pays membres de l'Union européenne qui participent au « Format 16+1 » qu'ils respectent les normes communautaires, particulièrement dans les domaines de compétences partagées qui sont abordés dans le cadre de leur coopération avec la Chine, malgré les demandes de dérogation portées par Pékin. La Commission européenne et le SEAE sont invités en tant qu'observateurs aux sommets du Format. Les pays membres de l'Union européenne pourraient s'appuyer sur eux pour définir, en tant que de besoin, des positions communautaires au sein du Format afin de défendre au mieux leurs intérêts et leur éviter ainsi de se trouver mis en concurrence sur certains sujets. Il serait souhaitable que les prochains sommets UE-Chine et 16+1 en 2018 fassent l'objet d'une concertation entre les pays membres de l'Union européenne, afin que la cohérence communautaire ne soit pas prise en défaut et que les membres de l'Union veillent tous ensemble à défendre leurs intérêts communs à l'occasion de chaque rencontre avec la Chine, quel qu'en soit le format.
La France doit avoir un rôle moteur pour porter les messages communs communautaires. Car une action concertée de l'Union a plus de chance d'aboutir. Il serait pertinent d'inscrire le sujet au Conseil des affaires étrangères et au Conseil « Affaires économiques et financières » (Ecofin), afin de sortir de la logique de silo qui prévaut actuellement. Il faut que l'Union européenne s'exprime sur ce sujet. Ce devrait être le cas avec l'adoption de la stratégie communautaire sur la connectivité entre l'Europe et l'Asie. Nous recommandons de prendre en compte, dans cette optique, le TRACECA (Transport Corridor Europe-Caucase- Asie).
Enfin, nous devons soutenir l'action de l'Union européenne en vue d'obtenir un accord global sur les investissements, la réciprocité de l'ouverture du marché chinois, et un accord sur les indications géographiques, si important pour l'économie de nos territoires.
Nous arrivons au terme de ce travail, plus conscients que jamais qu'il ne peut avoir de fin. Chaque semaine de nouvelles publications de qualité paraissent sur les nouvelles routes de la soie, chaque rencontre est l'occasion d'explorer de nouvelles dimensions de cette stratégie chinoise.
Comment répondre à la question posée initialement : que sont les nouvelles routes de la soie ? C'est un instrument de développement intérieur et extérieur de la Chine. C'est aussi un réseau d'infrastructures vecteur de croissance mondiale. C'est aussi une déclinaison d'une vision géopolitique chinoise, c'est-à-dire d'une politique de puissance dans un cadre géographique déterminé, d'un « desserrement » occidental de la Chine.
La France, mais aussi l'Europe, stimulée dans ce domaine par une France que nous voulons aussi lucide que dynamique, doivent prendre part à cette initiative. Une autre lecture du projet chinois l'assimile au plan Marshall du XXIe siècle. Imagine-t-on un pays européen refuser le plan Marshall après-guerre ? Cette question est volontairement polémique : peut-on après des années de ralentissement économique refuser de participer au projet de développement mondial porté par la Chine ? Doit-on pour autant y participer à n'importe quelle condition ?
Ce projet ne pourra être un succès, pour toutes les parties, que s'il fonctionne dans les deux sens en créant un équilibre satisfaisant entre les échanges Est-Ouest et les échanges Ouest-Est. La dimension économique et la dimension géopolitique doivent ainsi être prises en compte pour établir un double partenariat : un partenariat commercial basé sur la réciprocité de l'ouverture des marchés, le respect de la concurrence et de la transparence des marchés, et un partenariat stratégique basé sur une coopération multilatérale et cartellisée.
Ce rapport donne parfois le vertige en raison des sommes mentionnées. J'étais il y a quelques semaines au Laos, au Nord de Luang Prabang, sur un axe non central des nouvelles routes de la soie, et j'ai eu l'occasion de voir, au détour de la route, un chantier géant, en pleine forêt. La construction d'un TGV est annoncée sur des panneaux, les travaux sont commencés. Le Laos risque d'être submergé de dettes lorsqu'il devra faire face aux engagements financiers contractés.
Ce projet chinois ne fonctionnera que sur la base de la réciprocité. Aujourd'hui les trains arrivent chargés de produits entiers et repartent quasiment vides. Ils rapportent quelques pièces détachées et caisses de bordeaux, et des wagons entiers de sciure de bois qui seront transformés en parquet en Chine avant de prendre le chemin du retour, fragilisant la filière bois européenne.
Enfin, les entreprises françaises rencontrées en Chine soulignent leur difficulté à travailler sur le marché chinois, en raison en particulier de la trop faible protection de la propriété intellectuelle.
Monsieur le Président, mes chers collègues, il me semblait important de préciser certains aspects plus financiers de ces nouvelles routes de la soie.
La directrice générale du FMI, à l'occasion d'un forum sur les nouvelles routes de la soie à Pékin au premier trimestre 2018, a mis en garde contre les risques de dérapage financier et le piège de l'endettement pour les pays concernés. Ces partenariats, je cite, « peuvent également conduire à un accroissement problématique de l'endettement (des pays concernés), limitant leurs autres dépenses à mesure que les frais liés à la dette augmentent (...) il existe la tentation de tirer profit des appels d'offres (...) Il existe toujours le risque de projets qui échouent ou de détournement des fonds. Parfois, cela s'appelle même de la corruption ».
De fait, les banques publiques de développement chinoises et autres institutions telles que les fonds, accordent aux pays dans lesquels se déploient les nouvelles routes de la soie des prêts conséquents pour les chantiers labellisés BRI, quitte à mettre ceux-ci dans une situation financière intenable. Faire estampiller son projet BRI est d'ailleurs une façon d'obtenir un financement chinois, ce qui n'est pas toujours sans conséquence. Les prêts sont consentis au-dessus du taux libor garantissant ainsi à la Chine une vraie rétribution de l'argent mis à disposition. Les prêts chinois sont offerts en moyenne à un taux d'intérêt de compris entre 2,5 et 3,6%. Ils sont au moins partiellement formulés en yuans, dans le but affirmé de renforcer la monnaie chinoise. Ces prêts sont accordés à des compagnies d'État, elles-mêmes liées à des entreprises chinoises. Le financement des projets d'infrastructure est réalisé principalement par la China Exim Bank qui propose en général également une aide à la commercialisation des produits chinois. Les banques chinoises appliquent une méthode connue sous le nom de « ressources pour l'infrastructure » qui prévoit que le paiement du prêt pour le développement de l'infrastructure est effectué, en tout ou partie, avec des ressources naturelles, par exemple du pétrole ou du gaz naturel. Lorsqu'elles n'utilisent pas cette méthode, les banques chinoises conditionnent généralement les prêts qu'elles accordent à la possibilité de se rembourser en obtenant la propriété pendant un bail extrêmement long de l'infrastructure construite.
Ainsi, le Sri Lanka, s'est vu contraint, sous le poids d'une « spirale d'endettement », à céder l'exploitation et le contrôle du port d'Hambantota. Le Sri Lanka devrait près de 8 milliards de dollars à la Chine.
Le cas du Laos pose également question. Le coût du projet de liaison ferroviaire Boten-Luang Prabang-Vientiane s'élève à 6 milliards de dollars. Le Laos doit prendre en charge 30 % des frais, soit 1,8 milliard de dollars. Le Laos a apporté, au début des travaux, 715 millions de dollars (la Chine apportant 1,67 milliard de dollars par la banque chinoise de développement), dont 250 millions de dollars qui proviennent de son budget et 465 millions de dollars qui proviennent d'un prêt de la banque d'import-export de Chine à un taux de 2,3 % sur trente-cinq ans sans remboursement durant les cinq premières années. Reste donc 1,085 milliard de dollars à apporter sur lequel aucune information officielle n'est disponible. Il semble possible que le financement complémentaire soit apporté par des banques chinoises en échange d'une participation importante dans la Laos-China Railway Company limited, entreprise sino-laotienne chargée de créer et de gérer une zone tampon large de vingt à cinquante mètres de part et d'autre de la voie de chemin de fer sur l'ensemble du tracé entre Boten et Vientiane.
Notre rapport inclus donc une recommandation visant à favoriser la candidature de la Chine à l'adhésion au Club de Paris, afin que les conditions d'endettement des pays participants aux nouvelles routes de la soie soient conformes aux pratiques admises dans le cadre de l'OCDE et que le risque de surendettement, voire de faillite, soit évité.
Monsieur le Président, mes chers collègues, il me revient de vous parler plus spécifiquement de la partie maritime des nouvelles routes de la soie. Afin de comprendre les enjeux du volet maritime, il est essentiel de rappeler qu'actuellement près de 80 % du commerce mondial est assuré par les transports maritimes internationaux qui sont encore en forte progression. La Chine est un très grand consommateur du trafic maritime, à titre d'exemple, sur un commerce de 1,4 milliard de tonnes de minerai de fer, 1 milliard correspond aux besoins de la Chine. La proportion est du même ordre pour le commerce du charbon et celui du pétrole. Ceci donne idée de l'ampleur de l'influence de la Chine dans l'évolution des grands enjeux du transport maritime.
La France porte dans ce domaine de hautes ambitions, visant une diminution significative des taux de soufre dans les carburants marins et plaidant pour l'instauration d'une zone de réduction de l'utilisation de ces carburants soufrés en Méditerranée. Cette transition vers des navires moins polluants est déjà très engagée en France, ce qui pourrait permettre de trouver dans ce domaine des possibilités de coopération avec la Chine qui est au huitième rang mondial en tonnage de navires possédés et au troisième rang en tonnage de navires utilisés, sous différents pavillons.
Nous avons donc inclus, au rapport qui vous est aujourd'hui présenté, une recommandation sur le secteur maritime afin de porter attention à la composition et à l'évolution du capital des opérateurs, dont CMA CGM et d'évaluer l'intérêt des prises de participation chinoise dans les infrastructures portuaires.
Nous devons également mener une politique de modernisation des installations portuaires favorisant l'intermodalité et l'adaptation à l'utilisation du gaz naturel liquéfié (GNL). Nous recommandons également, de développer l'intelligence économique afin de connaître toutes les opportunités d'implantations d'entreprises chinoises dans le cadre des nouvelles routes de la soie dans les réserves foncières dont disposent les ports français. L'exemple du Grand Port Maritime de Marseille est intéressant, il est en passe de devenir une étape des nouvelles routes de la soie, avec l'installation d'un centre de grossistes en textiles, le MIF 68, et l'implantation de l'industriel chinois Quechen Silicon Chemical pour produire 90 000 tonnes par an de silice à haute dispersion (HDS) pour « pneus verts ».
Dans ce secteur, les nouvelles routes de la soie peuvent être une opportunité pour la France, si elles sont abordées avec lucidité et avec le bon niveau d'intelligence économique. Il faut étudier et connaître les méthodes et les projets chinois dans ce domaine économique dans lequel la France peut faire valoir ses atouts.
Vos recommandations semblent à la fois sages et pertinentes. Dès l'introduction on est étonné par les chiffres que vous citez, qui ne sont pas assez connus et, qui, s'ils l'étaient, pourraient paraître un peu inquiétants. On réalise à les entendre que la Chine est « éveillée » aujourd'hui, avec une puissance financière incontournable. Lorsque vous mentionniez la différence de présentation du projet selon vos interlocuteurs cela a peut-être trait à leur niveau d'implication dans ce projet de maillage mondial.
Vous parlez de réciprocité, et c'est essentiel, mais quel est aujourd'hui l'intérêt de la France à soutenir l'avancée de la Chine dans les pays africains ? On comprend bien que la Chine arrive avec des moyens financiers importants, ce qui nous fait peut-être défaut, et à quoi nous devrions travailler. Faut-il pour autant mettre à sa disposition nos relais, notre expertise ? Ne risque-t-on pas après avoir ouvert la porte de la voir nous être claquée au nez ?
Ma deuxième interrogation porte sur la position de l'Union européenne sur ce dossier, sur ce maillage, qui ne concerne pas seulement l'Asie mais également le continent européen ?
Enfin, je souhaiterais pouvoir poser la question de notre collègue Gilbert-Luc Devinaz qui avait une autre obligation. Cette question semble avoir été inspirée par son déplacement à Djibouti. Dans le domaine de la défense, existe-t-il des risques pour la liberté de naviguer, du fait notamment des investissements chinois dans les ports situés le long des nouvelles routes de la soie ? Par ailleurs, s'agissant des enjeux numériques, la totalité des informations transmises par Internet passe par des câbles sous-marins, technologie dans laquelle les investissements chinois sont particulièrement dynamiques. Cela présente-t-il un risque particulier ?
Enfin pour être allée au Laos et au Cambodge, il y a là de vrais enjeux. Votre recommandation sur la protection des pays qui s'endettent dans le cadre du développement des nouvelles routes de la soie sur les 30 ou 50 ans à venir est particulièrement judicieuse. Il faut savoir de plus que le long des infrastructures des nouvelles routes de la soie, de chaque côté, sur une large bande de terrain, des concessions sont cédées aux investissements chinois. Cela permettra de construire des gares et des villages et d'avoir une installation chinoise sur un territoire qui leur appartiendra. Il me semble que les Laotiens et les Cambodgiens sont en train de réaliser, peut-être un peu tard, l'ampleur du phénomène.
Non seulement des villages, mais aussi des zones franches seront construites au bénéfice des entreprises chinoises.
Vous parliez de surprise, mais lorsque j'écoutais attentivement nos deux rapporteurs, et que je regardais les infographies présentées en même temps, j'étais pris d'un certain tournis. Je me remémorais les propos de notre précédent Président, Jean-Pierre Raffarin, lorsque nous avons abordé pour la première fois ces problématiques des nouvelles routes de la soie. Je me souviens avoir alors posé la question de savoir s'il convenait de s'inquiéter d'un tel projet chinois. Il avait eu cette phrase que les stratèges militaires chinois utilisaient : « la plus grande des batailles gagnées c'est celle qu'on ne livre pas ». On a l'impression que l'on s'éloigne des batailles militaires qui pendant des siècles ont bouleversé notre histoire. On dominait ses voisins par les armes, par l'économie aussi, certes, car il fallait une économie forte pour soutenir une armée forte.
Aujourd'hui la stratégie est différente. Elle est économique. Elle n'en est pas moins redoutable. Elle m'inquiète un peu, car on a l'impression que c'est un nouvel ordre mondial qui est en train de se mettre en place. Sans doute les Chinois se défendent-ils de vouloir imposer un nouvel ordre mondial, mais, lorsqu'on regarde l'évolution des investissements chinois à l'étranger au cours des dix dernières années, et le montant qu'ils atteignent, on pourrait avoir l'impression d'être submergé.
Vous parliez de sémantique tout à l'heure, de l'appellation donnée à cette politique chinoise : des nouvelles routes de la soie, de la ceinture, du collier de perles. Je ne sais pas qui est à l'origine de ces appellations, peut-être les Chinois eux-mêmes. Lorsque l'on parle de route, il y a un aspect rassurant, la route est un élément qui réunit, mais lorsqu'elle s'étend jusqu'à l'Amérique latine, l'aspect rassurant est atténué. De même, l'extension des nouvelles routes de la soie dans le domaine spatial pourrait donner l'impression que la Chine s'approprie l'univers tout entier de façon assez méthodique. On pourrait trouver cela inquiétant s'il n'y a pas d'équilibre dans nos échanges avec la Chine. Or, aujourd'hui les Chinois sont dans l'action et réalisent concrètement leur projet. De notre côté, nous en sommes toujours aux voeux pieux et aux incantations. La partie semble complètement déséquilibrée au profit du joueur adverse qui a plusieurs temps d'avance sur nous.
Jean-Pierre Raffarin nous rappelait que l'on pouvait ou non s'inquiéter, mais que, faute de stratégie, les nouvelles routes de la soie se feraient sans nous.
En tant que président de la commission des affaires économiques, j'ai eu l'occasion de me rendre en Chine à plusieurs reprises. J'ai pu constater l'évolution de la Chine qui avait un produit intérieur brut inférieur à celui de la France. Quinze ans plus tard, le PIB de la Chine atteint 12 000 milliards de dollars, plus de trois fois supérieur au nôtre.
Les nouvelles routes de la soie font rêver le monde. Quant à la question de savoir s'il s'agit d'un simple label économique ou d'un nouvel ordre mondial, il faut avoir une vision pragmatique. Les nouvelles routes de la soie s'inscrivent dans le vingt et unième siècle sont incontournables. La France doit être présente, c'est indispensable et vous l'avez recommandé. Lors des voyages que j'évoquais, les Chinois nous disaient ne pas connaître l'Europe. Il faut faire évoluer l'Europe sur ces questions. Les forces financières chinoises ne laissent pas de doute sur la réalisation de leurs projets.
La Chine a 140 millions d'hectares pour nourrir une population d'1,4 milliard d'individus. L'Union européenne a 140 millions d'hectares pour nourrir une population de 500 millions d'habitants. Dans le domaine agricole, nous pouvons bénéficier des investissements chinois, et la France est le premier pays producteur agricole de l'Union européenne avec 30 millions d'hectares, soit 20 % du total européen.
Pour revenir sur l'Union européenne, les Chinois y investissent 35 milliards, quand l'Union n'investit que 8 milliards en Chine. Notre collègue se demandait si nous n'avions pas un temps de retard. Il est vrai que la protection de la propriété intellectuelle et des brevets pourrait être améliorée en Chine, mais en tout état de cause, la France doit être présente dans les nouvelles routes de la soie.
Les nouvelles routes de la soie vont faire de la Chine la première puissance mondiale du XXIe siècle. Je ne suis pas sûr que la Chine se soucie d'ailleurs réellement d'obtenir le remboursement de ses prêts. On pourrait presque assimiler ces prêts à de nouvelles formes de « subprime » international : pour rembourser les pays devront céder leurs infrastructures ou une partie de leur territoire. La Chine est un pays indépendant qui assure son indépendance en cherchant à rendre les autres pays dépendants d'elle-même.
Certains investissements sont d'ailleurs remboursés. C'est le cas dans l'Union européenne. L'Europe finance de grands travaux opérés par des entreprises chinoises avec des personnels chinois, je le vois notamment au Monténégro ou en Serbie.
En Nouvelle-Zélande, l'année dernière, 350 diplomates chinois étaient déployés à Wellington. C'est par l'apprentissage du chinois que la Chine étend là son influence. Des enseignants de langue chinois sont mis à disposition des écoles gratuitement.
Les routes « cyber » de la soie et le développement de champions nationaux tels qu'Alibaba posent également des questions. La Chine paraît construire un monde orwellien au service d'une unité chinoise dans un espace clos par une « muraille de Chine cyber ».
Je suis, à titre personnel, très réservé sur la recommandation tendant à ce que la France entre dans ces nouvelles routes de la soie. Le fondement de l'Union européenne est son union commerciale qui en a fait la première puissance commerciale du monde. Et la Chine, vous l'avez évoqué, cherche à diviser l'Union européenne et d'une manière générale les organisations multilatérales, en mettant en place des accords bilatéraux. Je trouve donc compliqué de recommander d'engager un approfondissement de notre relation bilatérale avec la Chine dans le cadre des nouvelles routes de la soie. Nous sommes trop petits pour faire face à cette organisation.
Vous avez évoqué le groupe Quad, sans mentionner le concept de « route de la liberté ». Il me semble que ce qui est en jeu c'est un monde orwellien face à un monde démocratique. Le Japon, l'Inde, l'Australie et les États-Unis sont des pays démocratiques qui appliquent les règles de protection commerciale auxquelles nous sommes habitués. Le géant Alibaba attire toute l'industrie cosmétique et on peut se demander quel sera l'avenir des brevets des molécules cosmétiques. Il nous faut avoir une stratégie pour défendre l'Union européenne qui est un espace de droit.
Je partage largement l'intervention de notre collègue. Je pense que plus qu'une conquête économique c'est à une conquête territoriale que nous assisterons à terme. Il me semble que la France n'a pas la taille critique pour répondre à cette initiative, c'est l'Union européenne qui l'a. La France doit donc agir dans le cadre de l'Union européenne.
Les chiffres sont effectivement impressionnants, ce qui nous a poussés à les vérifier à plusieurs reprises. Nous ne sommes pas sur des échelles de valeurs qui sont les nôtres au quotidien.
Nous partageons le diagnostic de nos collègues qui sont intervenus. Pour reprendre l'expression utilisée, ce n'est pas nous qui ouvrons les portes, aujourd'hui, les portes sont ouvertes aux investissements chinois par les pays récipiendaires. La Chine a une stratégie et un énorme avantage, qui est détaillé dans le rapport : sa puissance économique qui se traduit par des excédents et des réserves de change conséquents. Les Chinois disposent d'une réserve stratégique au sens financier et monétaire qui leur permet de financer les nouvelles routes de la soie, avec ou sans remboursement. Au niveau économique, on est dans une quasi-intégration en fait. Il n'y a pas de lien juridique hormis le contrat, mais le non-respect du contrat se traduit par un nantissement et induit un effet de dépendance économique et politique de facto. Des conflits du type de celui qui existait lors de la construction du canal de Suez pourront se reproduire. Il est à craindre que des pays ou des pays riverains des pays endettés n'accepteront pas que la Chine mette en oeuvre les clauses de nantissement.
Dans les pays situés en Afrique, il faut admettre que nous n'avons plus le monopole de la relation. Nous avons très peu de moyens pour intervenir, l'asymétrie avec la Chine est extrêmement forte. Nous en avons clairement parlé la semaine dernière dans le cadre de la relation entre la Chine et Djibouti. D'autres pays que la France d'ailleurs qui étaient sur leur zone d'influence historique vont vivre la même remise en cause. Il est assez étonnant de constater que la stratégie chinoise n'est en rien belliqueuse. C'est un peu anesthésiant si l'on n'y prête pas attention. C'est une sorte de cheval de Troie économique avec une politique de puissance en arrière-fond.
Lorsque l'on parle des problèmes de défense ou de main-d'oeuvre, les travaux réalisés dans le cadre des nouvelles routes de la soie mobilisent essentiellement des travailleurs chinois et pour assurer leur protection, certains pays mettent en oeuvre des polices spécifiques, mais il existe aussi des sociétés chinoises de sécurité qui assurent officiellement la sécurité des ouvriers. Leur présence dans ces pays soulèvera sans doute des questions.
Nous avons peut être présenté un peu rapidement la problématique du numérique qui fait l'objet de plus longs développements dans le rapport. Il y a effectivement de vrais enjeux de sécurité des câbles sous-marins, et la position de Djibouti est essentielle dans cette problématique. Le port de Gwadar au Pakistan est en face de Djibouti. Paisible port de pêche, Gwadar est en train de devenir un port de commerce important adossé à une zone économique chinoise et à 20 km de là un port militaire est en train d'émerger.
Dans le domaine de la défense, la problématique concerne également la présence maritime chinoise. La marine chinoise met à l'eau tous les quatre ans l'équivalent de la marine française. À court terme les Chinois ne sont peut-être pas encore dotés de la compétence humaine permettant d'exploiter pleinement ce potentiel, mais cela viendra, probablement d'ici une dizaine d'années. Dans ce domaine, une fois de plus, la notion de temps est très différente. Une montée en puissance sur dix ans ne pose aucune difficulté à la Chine. Mon expérience professionnelle antérieure m'a permis de me rendre contre à quel point le temps est perçu différemment par les Chinois. Montrer un signe d'impatience c'est déjà perdre une négociation.
Effectivement, je rejoins le constat de nos collègues, la France n'a pas la taille critique seule face à ce projet gigantesque. Cela étant, qu'on s'y intéresse ou non, qu'on y participe ou non, ce projet se concrétisera. Par conviction, j'ai tendance à dire il vaut mieux être dedans et essayer de l'orienter plutôt que de le subir. Notre principale recommandation, c'est d'être moteur au sein de l'Union européenne pour cartelliser la démarche. Il faut que l'Union européenne devienne l'interlocuteur de la Chine et non les pays européens pris dans une relation séparée et bilatérale.
À l'assemblée parlementaire de l'OSCE, une démarche intéressante se met en oeuvre : la totalité des pays membres de l'OSCE qui ont conventionné avec la Chine sont en train de cartelliser leur démarche. On a parlé des réticences du Népal du Pakistan etc. au sein de l'OSCE également certains pays semblent estimer que les choses sont peut-être allées trop vite et trop loin. C'est une démarche que je vais suivre.
Enfin, des questions commencent à se poser également sur la qualité des travaux réalisés dans le cadre des nouvelles routes de la soie, sur les modalités de sécurisation des chantiers et sur le prix des matières premières. Selon un rapport européen, le ciment chinois est facturé très au-dessus du cours des matières premières.
Les nouvelles routes de la soie sont, en tout état de cause, un sujet qui devra rester au coeur de l'attention de notre commission.
Il est vrai que l'utilisation faite par la Chine des accords commerciaux et du soft power montre que tous les instruments sont utilisés pour étendre son influence à toutes les zones et à tous les domaines. Dans les Caraïbes, la Chine agit par les biais les plus subtiles. Elle finance par exemple le jeu de maillots de l'équipe de foot dans nos propres territoires d'outre-mer. Dans cette politique d'influence, les instituts Confucius jouent leur part.
Il me semble que le train des routes de la soie est largement lancé et permet la montée en puissance géopolitique de la Chine. La France et l'Europe doivent se demander comment elles montent dans le train, pour combien de temps et dans quel wagon. Nous ne pouvons pas rester en dehors pour nos entreprises alors que certains pays européens multiplient les accords bilatéraux avec la Chine. Il nous faut donc définir un équilibre permettant le respect du droit commercial et le développement de nos entreprises. Il faut cultiver une dimension nationale et européenne. Nos recommandations sur le format 16+1 sont particulièrement importantes, de même celles sur la feuille de route. Enfin, il ne faut pas non plus négliger le rôle de nos régions qui ont instauré depuis de nombreuses années des coopérations décentralisées et qui doivent être associées à cette feuille de route.
Je rejoins mon collègue, ce rapport est un rapport d'étape, qui sera dépassé rapidement par les multiples développements que connaîtront les nouvelles routes de la soie. Nous n'avons pas parlé notamment de l'aspect culturel des routes de la soie, de la nécessité qu'il y a à encourager la mobilité des étudiants français pour s'approprier les manières de fonctionner des entreprises et des administrations chinoises.
À l'issue de ce débat, la commission adopte le rapport des rapporteurs et en autorise la publication sous la forme d'un rapport d'information.
Mes chers collègues, je suis consulté par la commission des lois sur les propositions de loi identiques de MM. Larcher et de Rugy visant à garantir la présence des parlementaires dans certains organismes extérieurs au Parlement.
L'Assemblée nationale a adopté ce texte le 24 mai dernier et le Sénat l'examine selon la procédure de législation en commission le 7 juin prochain.
Je rappelle qu'une loi organique rend désormais impossible la désignation de sénateurs dans des organismes à fondement règlementaire. Je vous rassure, les organismes à fondement législatif sont bien évidemment maintenus, qu'il s'agisse du Conseil d'administration de Campus France, du Conseil d'administration de l'Agence française de développement, du Conseil d'administration d'Expertise France, du Conseil d'administration de l'Agence pour l'enseignement français à l'étranger, du Conseil d'administration de l'Institut français ou bien encore de la Commission consultative du secret de la défense nationale, de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement et de la Commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires. Tout cela demeure !
La question portait sur les organismes à fondement règlementaire.
J'ai été consulté en amont par le Président Larcher, en mars dernier, pour les désignations relevant de la commission, et j'avais signalé que nous souhaitions « repêcher » deux organismes à fondement règlementaire : le Conseil national du développement et de la solidarité internationale et le Conseil d'administration de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN). Ils sont bien repêchés par la proposition de loi, nous avons eu gain de cause.
En outre, la proposition de loi consacre au niveau législatif la nomination de parlementaires par le Président du Sénat, à la Commission nationale pour l'élimination des mines antipersonnel et au Conseil supérieur de la réserve militaire.
C'est la raison pour laquelle notre commission a supprimé le Conseil consultatif de la réserve militaire dans la LPM, par coordination, puisqu'il figure déjà dans la PPL Larcher-de Rugy.
Sur tous ces points, la commission a été entendue : pas de problème.
Je voulais attirer votre attention sur trois cas résiduels.
Deux organismes sont en désuétude et ne se réunissent plus : le Conseil du service militaire adapté et le Conseil d'orientation stratégique du fonds de solidarité prioritaire. Ils ne seraient pas « repêchés » par la PPL, mais je pense que nous n'allons pas nous battre pour nommer des sénateurs dans des organismes en état végétatif !?
S'agissant du Conseil consultatif de la garde nationale, en revanche, nous avons supprimé la présence de parlementaires par coordination avec la PPL. Mais la PPL ne le repêche pas. Compte tenu de son intérêt, je pense que nous pourrions envisager son rétablissement en CMP sur la LPM : êtes-vous d'accord ?
Enfin, je veux évoquer les désignations à l'Office national des anciens combattants et victimes de guerre, qui reviennent à la commission des affaires sociales. Elles sont prévues à la fois dans la PPL et dans la LPM (à l'article 30). Je proposerai donc, pour la CMP, une coordination entre la PPL et la LPM : le but étant naturellement que la commission des affaires sociales puisse continuer à y désigner des parlementaires. Il n'y a pas d'opposition ? Il en est ainsi décidé.
La réunion est close à 12 h 40.